La Presse Anarchiste

L’ouvrier du port et le ticket

Cama­rades de l’Idée Ouvrière ne comp­tant pas sur la presse bour­geoise de la loca­li­té pour faire ces­ser l’in­fâme exploi­ta­tion de nos employeurs, sachant que nous n’a­vons rien à attendre de ces plu­mi­tifs, nous nous adres­sons à vous, sachant que vous êtes comme nous des serfs du sala­riat pour qui vous met­tez quelques colonnes de votre jour­nal à la dis­po­si­tion des ouvriers du port du Havre. 

Nos exploi­teurs ont ima­gi­né un truc pour rendre encore (si c’est pos­sible) notre situa­tion plus misé­rable. Nous avons nom­mé le ticket, par ce sys­tème (très ingé­nieux sans doute) ils ont réus­si à vivre et à s’en­ri­chir à nos dépens, sans cou­rir les risques qu’ils invoquent du capi­tal. Par ce moyen, ils n’ont pas besoin de quit­ter leurs salons somp­tueux pour rem­plir leur coffre-fort avec l’argent qu’ils pré­lèvent sur notre travail. 

Tous les ouvriers du port sont payés avec ces tickets. Ces cartes sont échan­gées par des cafe­tiers qui sans aucun doute, sont arran­gés avec nos exploi­teurs. De sorte que le soir, si nous vou­lons tou­cher notre jour­née, nous sommes obli­gés d’al­ler dans un débit, pour pou­voir les chan­ger il faut prendre au moins une consom­ma­tion. C’est là que le cynisme de nos employeurs devient de l’as­sas­si­nat. Ah ! qu’ils savaient bien ce qu’ils fai­saient en créant ces tickets. Eux qui pour un salaire ridi­cule nous font suer sang et eau, savaient bien disons-nous, ce qui allait arri­ver. Là, ont-ils dit, l’ou­vrier s’a­bru­ti­ra dans l’al­cool, et pen­dant ce temps-là il ne ver­ra pas l’af­freuse situa­tion où le tient esclave le capi­tal ; c’est ce qui arrive, on ne pou­vait rai­son­ner plus juste. 

L’ou­vrier du port ne gagnant pas assez pour se nour­rir, et d’un autre côté étant obli­gé de tra­vailler comme une bête de somme, a tou­jours le corps débile. En sor­tant de tra­vailler, exté­nué de fatigue, tous ses vête­ments trem­pés par sa sueur, entre donc dans un café pour faire chan­ger son ticket. Là il prend une consom­ma­tion, nous pour­rions dire une mix­ture, qui au lieu de lui don­ner des forces, l’é­tour­dit et lui brûle les entrailles. Alors ne se connais­sant plus, il boit encore, et cela jus­qu’à ce qu’il ait dépen­sé tout ce qu’il a. 

Com­bien de fois après un chô­mage, des ouvriers sachant qu’à la mai­son la huche et le buf­fet étaient vides, que la femme et les enfants pleu­raient de faim, l’at­ten­daient pour man­ger, com­bien de fois disons-nous, content d’a­voir fait une jour­née pour apai­ser leur souf­france, il est entré dans le café et en est res­sor­ti sans un sou. 

Nous renon­çons à dépeindre ces souf­frances, notre plume y étant impuis­sante, et sachant que ça n’é­mou­vrait pas nos exploiteurs. 

Voi­là notre situa­tion cent fois plus affreuse que celle des ani­maux, aus­si si vrai­ment l’on ne veut pas chan­ger cet état de choses, nous aver­tis­sons tous ces infâmes exploi­teurs de chair humaine, que eux et leurs tickets ne nous effraie­ront plus. L’homme est l’é­gal de l’homme, donc ne mépri­sez point notre pau­vre­té désar­mée, ne comp­tez ni sur votre or, ni sur le nombre de vos bataillons, car comme le tor­rent qui gronde, comme la foudre qui dévore, comme la grêle qui tue, ain­si passe la colère du peuple. 

Ne pro­vo­quez pas sur­tout les éclats de notre déses­poir, parce que quand vos sol­dats et vos gen­darmes réus­si­raient à nous oppri­mer, vous ne tien­driez pas devant notre der­nière res­source. Ce n’est ni le régi­cide, ni l’as­sas­si­nat, ni l’empoisonnement, ni l’in­cen­die, ni le sui­cide. C’est quelque chose de plus ter­rible et de plus effi­cace, quelque chose qui ne s’est vu, mais qui ne peut se dire. 

[/​Un char­bon­nier du Port./] 

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