La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

« L’o­pium du peuple, dans le monde actuel, n’est peut être pas tant la reli­gion que l’en­nui accep­té. Un tel monde est à la mer­ci, il faut le savoir, de ceux qui four­nissent un sem­blant d’is­sue à l’en­nui. La vie humaine aspire aux pas­sions et retrouve ses exigences. »

Georges Bataille

« C’est parce que d’autres ont été fous, que nous, nous pou­vons ne pas l’être. »

William Blake

Un petit livre [[« Fou­rier » par Pas­cal Bru­ck­ner, Édi­tions du Seuil, col­lec­tion écri­vains de tou­jours.]], dans la ligne de l’An­ti-Œdipe, de l’É­co­no­mie libi­di­nale (Deleuze, Lyo­tard…) nous pré­sente un « Fou­rier inéchan­geable, incon­ve­nant » [[Toutes les cita­tions sont extraites du livre de Pas­cal Bru­ck­ner.]] ren­du à sa sin­gu­la­ri­té dans son époque comme dans la nôtre. C’est-à-dire que Pas­cal Buck­ner, dans un style polé­mique et rieur, qui joue sur les contra­dic­tions (utopie/​réel, unité/​différence…) sort le por­trait de Fou­rier de la gale­rie obs­cure des socia­listes uto­pistes et le décharge de cette tâche ingrate de pré­cur­seur, en mon­trant en quoi son œuvre s’op­pose radi­ca­le­ment au socia­lisme en géné­ral et à Marx en particulier.

L’in­té­rêt du livre de Bru­ck­ner est de nous ame­ner à lire Fou­rier pour ce qu’il a d’ex­cen­trique, d’hé­té­ro­gène et non pour ce qui le relie, par les arti­fices de l’i­déo­lo­gie, au socia­lisme. Il nous offre un Fou­rier anti-poli­tique et irres­pon­sable, « une pen­sée dévas­ta­trice mais fon­ciè­re­ment apo­li­tique, basée sur l’ou­bli incon­di­tion­nel des ins­tances de l’É­tat », qui nous attend au coin de nos rêves, de nos espoirs de tou­jours loin­taine révo­lu­tion, retour du mythe de l’a­po­ca­lypse, qui nous piège par son délire dans nos contra­dic­tions amoureuses.

« L’u­to­pie, c’est bien le plus grand écart, mais à par­tir de la plus grande proxi­mi­té… Elle n’est pas une pen­sée de la rup­ture mais de la rela­ti­vi­sa­tion de l’ordre éta­bli, de sa mise en impouvoir… »

Bru­ck­ner oppose avec rai­son Fou­rier à Marx, aux socia­lismes scien­ti­fiques et éta­tiques, dans la mesure où ces idéo­lo­gies ont vou­lu s’an­nexer son œuvre tout en la fal­si­fiant, la cen­su­rant (ain­si d’ailleurs que ses dis­ciples directs) ; mais, si la pen­sée de Fou­rier est construite en oppo­si­tion, en riva­li­té, c’est à celle de Rous­seau, au pes­si­misme, à l’im­passe où menait le rous­seauïsme. Fou­rier n’at­taque pas direc­te­ment Rous­seau (il peut même lui rendre hom­mage… pour sa pein­ture de l’a­mour), mais toute la pen­sée éga­li­ta­riste, mora­liste – répu­bli­caine et social – éta­tique de l’é­poque prend sa source dans les thèses du contrat social (Bakou­nine, encore plus net­te­ment, dénon­ce­ra le Rous­seauïsme). La lutte pour l’é­ga­li­sa­tion auto­ri­taire, la jus­tice répu­bli­caine et éta­tique, s’ap­puie sur une repré­sen­ta­tion idéa­liste et abs­traite du monde, de la struc­ture sociale ; contre les mora­listes et les poli­ti­ciens, Fou­rier engage la lutte pour le Bon­heur, le plai­sir, étayée par une intui­tion des moti­va­tions et dési­rs, du poten­tiel déme­su­ré, répri­mé et inex­plo­ré de l’At­trac­tion passionnée.

L’é­tude de Pas­cal Bru­ck­ner et les œuvres de Fou­rier lui-même [[Œuvres Com­plètes chez Anthro­pos, dont le Nou­veau Monde Amou­reux, inédit jus­qu’a­lors. L’é­di­tion du Nou­veau Monde Indus­triel et Socié­taire est plus com­plète chez Flam­ma­rion.]], nous entraînent à des réflexions, remises en ques­tion (il y a notam­ment dans le Nou­veau Monde Amou­reux une sérieuse cri­tique par avance des diverses idées gau­chistes de libé­ra­tion spé­ci­fique : des femmes, sexuelle, des jeunes, etc. Fou­rier n’est pas du tout pré­cur­seur du Sex­pol). Le texte de Bru­ck­ner use de Fou­rier pour déran­ger, pro­vo­quer, dans une joyeuse inco­hé­rence cal­cu­lée. On se rend compte en le lisant com­bien la pen­sée « révo­lu­tion­naire » est encore impré­gnée de morale, du sen­ti­ment abs­trait de la jus­tice. Sur beau­coup de points Fou­rier désigne et ques­tionne notre confor­misme dans la vie quo­ti­dienne, notre idéa­lisme mani­chéen en poli­tique : « Ne sacri­fiez point le bien pré­sent au bien à venir ; jouis­sez du moment ; évi­tez toute asso­cia­tion… qui ne conten­te­rait pas vos pas­sions dès l’ins­tant même. » [[Fou­rier « Avis aux civi­li­sés rela­ti­ve­ment à la pro­chaine méta­mor­phose sociale ».]] Ne peut-on rap­pro­cher cette pro­po­si­tion de ce qu’é­cri­vait Car­los Sem­prun Mau­ra : « Ce que je sais c’est que la foi révo­lu­tion­naire consti­tue un suc­cé­da­né de la foi reli­gieuse et je suis athée. Je sais aus­si que la lutte pour le pou­voir ren­force le Pou­voir. Et que vivre dif­fé­rem­ment de ce qu’on a envie de vivre – dans le sens plein du mot – selon que l’on croit ou non à la Révo­lu­tion, relève d’une men­ta­li­té et d’une pra­tique de curés » [[« Les révo­lu­tions mortes et les autres », Inter­ro­ga­tions, no 2.]]. C’est sur cette envie de vivre que se fonde le nou­veau monde de Fou­rier. Si la socié­té capi­ta­liste, qu’il appelle la Civi­li­sa­tion, est mau­vaise, ce n’est pas parce qu’elle est immo­rale, injuste, mais parce qu’elle est entrave, engor­ge­ment, pri­va­tion, mono­to­nie… On com­prend ce que la cri­tique de la vie quo­ti­dienne doit à Fourier.

L’hos­ti­li­té de l’u­to­piste à la poli­tique révo­lu­tion­naire, sa cri­tique, reprise par Bru­ck­ner, de la rup­ture totale et vio­lente avec le pas­sé est contra­dic­toire et ambi­guë ; sauf s’il s’a­git de reje­ter ceux qui, jaco­bins ou léni­nistes, appellent révo­lu­tion la prise du pou­voir d’É­tat et non sa des­truc­tion. Fou­rier pra­tique déjà le détour­ne­ment : il fonde son nou­veau monde en ne reje­tant rien de ce qui existe en civi­li­sa­tion, mais en le détour­nant. Il ne pense pas la « méta­mor­phose sociale » en terme de par­ti, mou­ve­ment, orga­ni­sa­tion poli­tique, ni en terme de lutte des classes, il n’y a pas pour lui de média­tion entre la Civi­li­sa­tion et le Nou­veau Monde autre que l’acte de l’U­to­pie même. C’est Déjacque et Cœur­de­roy [[Des choix de textes de ces deux anar­chistes ont été édi­tés par Champ Libre : Joseph Déjacque « À bas les chefs ! », Ernest Cœur­de­roy « Pour la révo­lu­tion ».]] qui redé­fi­ni­ront le pro­jet fou­rié­riste par rap­port à la révo­lu­tion sociale et au prolétariat.

La grande absente de la pen­sée de Fou­rier, c’est la ques­tion de la vio­lence, de la vio­lence révo­lu­tion­naire comme du ter­ro­risme éta­tique. Il oublie l’É­tat mais aus­si la classe ouvrière. Bru­ck­ner lui-même détourne l’u­to­pie pha­lan­sté­rienne et conclut son livre en lui don­nant la réa­li­té de la vio­lence révo­lu­tion­naire : « car l’U­to­pie… c’est l’au­to­no­mie ouvrière elle même, qui, à tra­vers les grèves sau­vages…, récuse de façon incon­tes­table ces machines à repré­sen­ter l’ab­sence que sont les par­tis poli­tiques et les syn­di­cats. » Plus d’un siècle avant, Cœur­de­roy écri­vait déjà : « C’est au milieu du bruit des impri­me­ries et des fabriques, c’est dans le silence des man­sardes que se pré­parent les pré­cur­seurs. L’ins­tinct de la conser­va­tion a semé la science et la révolte par­mi les classes ouvrières. »

Ce que Fou­rier dit du pha­lan­stère ne peut trou­ver son sens que dans des formes de luttes directes, reje­tant la délé­ga­tion de pou­voir, la média­tion poli­tique ou syn­di­cale, comme les grèves sau­vages ; l’é­cart abso­lu ne peut évi­ter d’être com­pris par le pou­voir comme une insur­rec­tion révo­lu­tion­naire. Le Nou­veau Monde Amou­reux ignore et donc nie la Loi. Il faut pla­cer l’U­to­pie dans la rue, « là où l’é­mo­tion peut s’emparer des hommes et les sou­le­ver jus­qu’au bout sans ren­con­trer les éter­nels obs­tacles qui résultent des vieilles posi­tions poli­tiques à défendre » [[Georges Bataille « Front popu­laire dans la rue ».]]. Les « Petites Hordes » ne peuvent man­quer d’être des hordes sauvages.

S’il y a chez Fou­rier des absences, des trous, refus de consi­dé­rer le mou­ve­ment ouvrier s’or­ga­ni­sant, refus d’i­ma­gi­ner l’i­né­vi­table phase de des­truc­tion, de révolte, qui accom­pagne toute trans­for­ma­tion sociale réelle, cela s’ex­plique par l’im­puis­sance et le cercle vicieux qu’il a vu dans la Ter­reur, l’é­chec final de la révo­lu­tion fran­çaise (même s’il a per­son­nel­le­ment bien pris les choses : « J’ai été en pri­son pen­dant la Ter­reur et on y était fort gai »), la dic­ta­ture et les guerres napoléoniennes.

Toute orga­ni­sa­tion de la révo­lu­tion a fina­le­ment pour but de limi­ter, en la pré­pa­rant, cette phase des­truc­tive. L’or­ga­ni­sa­tion poli­tique révo­lu­tion­naire, dans son éla­bo­ra­tion léni­niste, réduit théo­ri­que­ment la révo­lu­tion et le désordre au mini­mum, à une simple prise du pou­voir cen­tral. Si le chan­tage à la sécu­ri­té est le plus sûr argu­ment de conser­va­tion du capi­ta­lisme, c’est aus­si l’ar­gu­ment favo­ri de toutes les formes de jaco­bi­nisme, léni­nisme, de même que son envers, la peur [[Voir com­ment les léni­nistes jus­ti­fient leur orga­ni­sa­tion de Ser­vice d’Ordre dans les mani­fes­ta­tions, garan­tis­sant la bonne dis­per­sion finale, le non affron­te­ment, entre­te­nant la peur des « provocateurs »…]].

Fou­rier et son pha­lan­stère n’est pas si loin des anar­chistes qui disent que moyens et fins sont les mêmes, que l’au­to­ges­tion géné­ra­li­sée, par exemple, est ce que nous vou­lons et le mode sur lequel nous nous orga­ni­sons. Contrai­re­ment aux idéo­lo­gies com­mu­nau­taires (on rap­proche sou­vent Fou­rier des hip­pies) il ne conçoit la réus­site de son sys­tème que par sa géné­ra­li­sa­tion complète.

Fou­rier n’a pas besoin d’a­na­ly­ser « scien­ti­fi­que­ment » l’hor­reur du vieux monde, tout son art est dans la des­crip­tion des délices du nou­veau monde, et cet art lui même se doit d’être déli­cieux, pour l’au­teur, comme pour le lec­teur. Pour le gas­tro­sophe, l’ex­pé­rience la plus révo­lu­tion­naire est dans la recherche, variée, du plai­sir et, comme l’on sait, les plus grands plai­sirs sont les jouis­sances illé­gales, inter­dites. C’est pour­quoi l’u­to­pie pha­lan­sté­rienne n’est en rien le por­trait d’une socié­té figée, par­faite, mais celui d’une asso­cia­tion qui garan­tit, par la pré­ci­sion même de ses rouages, le maxi­mum de mou­ve­ment, de méta­mor­phose, de jouis­sances incon­nues ; tout l’op­po­sé des uto­pies du capi­tal (socia­listes, léni­nistes comprises).

La vio­lence d’une insur­rec­tion révo­lu­tion­naire est d’au­tant plus hor­rible qu’on tente de la cana­li­ser, de la limi­ter ; il faut offrir à la révolte des pro­lé­taires le pro­jet fou­rié­riste d’a­ven­ture sans limite.

Pour sa ten­ta­tive, déga­geant Fou­rier des scènes idéo­lo­giques de notre époque, mar­xisme, freu­disme… l’ou­vrage de Bru­ck­ner est à lire. Et aus­si parce qu’il est dif­fi­cile d’en­trer de plain-pied dans le monde, et la langue, de Fou­rier avec les pré­ju­gés liés à ces idéo­lo­gies, avec la ratio­na­li­té qui est la nôtre et que le capi­tal a formé.

Belial

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