La création par la C.G.T. du Conseil économique du Travail est en ce moment l’objet d’un abondant échange d’opinions.
Nulle critique sérieuse ne s’élève contre l’idée qu’il tend à réaliser ; mais sa composition et le Programme de ses travaux font naître chez certains militants syndicalistes des réserves vivement exprimées ou des inquiétudes que le retour de Millerand au pouvoir n’est pas de nature à dissiper.
Examinons tout d’abord dans quelle idée il puise son origine.
Bien que la C.G.T. ait indiqué par le premier article de sa constitution que le but qu’elle s’assigne est la transformation sociale par la suppression du salariat et de l’exploitation humaine, toute l’activité des Syndicats a été jusqu’à ce jour absorbée par la lutte professionnelle offensive, pour conquérir de meilleures conditions d’existence, ou défensive pour résister et maintenir les résultats acquis.
Néanmoins depuis longtemps des militants étaient préoccupés des problèmes qui se poseraient devant les travailleurs au cas où une action révolutionnaire heureuse mettrait en leurs mains le pouvoir arraché à la bourgeoisie vaincue.
Il ne fallait pas être grand clerc pour apercevoir combien la classe ouvrière paraissait peu apte à trouver et appliquer rapidement les solutions qui s’imposeraient de suite pour régler les questions de production, d’échange et de répartition.
Les révolutionnaires clairvoyants avaient souvent précisé que la Révolution ne pouvait être vraiment sociale et échapper aux risques de réaction qu’à la condition absolue d’assurer immédiatement aux masses du peuple des conditions de bien-être matériel et de liberté, telles que ces masses aient aussitôt l’impression qu’elles tiraient elles-mêmes tout le profit de leur effort révolutionnaire.
L’époque n’est plus où le peuple consente à mettre trois mois ou trois ans de misères au service d’un nouvel état de choses.
À toute époque donc, dans l’organisation, syndicale, on s’est posé la question : « Que ferons-nous au lendemain de la Révolution ? »
En 1902, le Comité de la Grève générale, adressait aux syndicats confédérés le questionnaire suivant :
1° Comment agirait votre Syndicat pour se transformer de groupement de lutte en groupement de production ?
2° Comment opéreriez-vous pour prendre possession de l’outillage vous afférent ?
3° Comment concevez-vous le fonctionnement des usines et ateliers réorganisés ?
4° Si votre syndicat est un groupement de voirie, de transport de produits, de transport de voyageurs, de répartition des produits, etc., comment concevez-vous son fonctionnement ?
5° Sur quelles bases s’opérerait la distribution des produits et comment les groupes productifs se procureraient-ils les matières premières ?
Enfin une dernière question sur le rôle des Bourses du Travail dans la société nouvelle.
Les réponses peu nombreuses, en égard à l’importance du sujet, révélèrent un grand enthousiasme idéologique, mais une réelle pauvreté de données réalistes.
Un des militants les plus intelligents de l’époque, Bourchet, secrétaire de la Fédération du Cuivre, donna plus de place dans sa réponse à la littérature révolutionnaire qu’à la recherche des solutions concrètes que le sujet exigeait.
La question resta pendante, quoique surgissant de temps à autre dans les journaux corporatifs.
L’heure paraît arrivée qu’elle soit résolue.
Si les militants qui ont favorisé la création du Conseil Économique du Travail (C.E.T.) étaient uniquement préoccupés de « doter les travailleurs des capacités de gestion, d’organisation et d’administration qui leur sont nécessaires pour prendre la place que leur assigne leur rôle historique » ainsi que dit l’ordre du jour qui clôtura le débat sur le C.E.T., au Conseil National Confédéral de janvier dernier, ils rencontreraient l’approbation générale, tant il apparaît à tous urgent que ce résultat soit atteint.
Mais il n’a pas échappé que certains attendaient du C.E.T. tout autre chose.
Il apparaît à ceux-là que les travailleurs, après avoir constaté l’impuissance de la bourgeoisie à sortir de la situation où l’a plongée sa guerre, à trouver des remèdes aux crises du crédit, des transports, de la production, doivent rechercher les solutions nécessaires et les imposer au gouvernement légal par la pression de l’opinion publique.
Pour en assurer l’exécution et aussi pour que tout le profit ne soit pas accaparé par le capital, ils réclament, en retour une part de contrôle par l’introduction de délégués des producteurs et des consommateurs dans les Conseils d’administration, un droit de regard dans les livres, droit d’intervention dans l’élaboration des règlements, dans la direction, etc. Bref, un ensemble de droits illusoires, mais qui suffiraient à justifier l’imposition de pesants devoirs à tous les travailleurs tenus à donner toute leur intelligence et leur capacité productive pour que la vieille machine capitaliste puisse se remettre en route et durer encore quelques décades.
Au Congrès de Lyon, l’an passé, fut déposé par le Bureau confédéral un projet de constitution d’un Conseil National Économique qui apparut aussitôt comme un organisme de Paix sociale et de collaboration. — Son programme ! « Reconstruction, relèvement, restauration, intensification du labeur productif. »
« Cet organisme nouveau qu’il faut créer — disait Jouhaux — doit avoir tour but de réunir les forces organisées capables d’exercer un droit de contrôle sur tout ce qui relève du domaine économique.
« Il doit être à même de pouvoir suivre dans toutes ces manifestations ou modifications, l’activité industrielle ou commerciale du pays, d’examiner avec tous les éléments utiles les problèmes que soulèvent constamment la production et l’échange, de manière à déterminer quelles solutions deviennent nécessaires pour corriger les défauts d’organisation, les faiblesses de gestion, coordonner l’activité des entreprises et leur faire rendre le maximum. »
Sa composition :
1° Des ouvriers ;
2° Des, représentants patronaux de l’industrie, du commerce et de l’agriculture ;
3° Des conseillers techniques (ingénieurs, chimistes, etc.), choisis par les organisations de techniciens ;
4° Des personnalités compétentes en matière de droit et d’économie politique, des représentants de coopératives de consommation ;
5° Des délégués du gouvernement.
Les initiateurs de ce projet se défendaient de vouloir constituer un Parlement au petit pied mais ils réclamaient des pouvoirs, législatifs et d’exécution.
Le Gouvernement devait être légalement tenu de présenter aux Chambres les projets de loi établis par le Conseil National Économique. Les ministres et chefs de services ministériels devaient être à la disposition du Conseil lorsque celui-ci jugeait avoir à les consulter.
Au Congrès de Lyon une opposition telle se dessina contre ce projet que pour éviter un désastre le Bureau Confédéral le retira en cours de discussion et lui substitua le projet du Conseil Économique du Travail qui fut accepté.
Ce dernier n’est composé uniquement que de travailleurs.
Délégués des Fédérations ouvrières pour la C.G.T.
Représentants du Syndicat des Techniciens dé l’Industrie, du Commerce et de l’Agriculture.
Représentants des Coopératives de consommation et de la Fédération des Fonctionnaires.
Cette composition a encore soulevé des critiques au Conseil National tenu en janvier, de la part de ceux qui auraient voulu que la C.G.T. recherche tous les éléments constitutifs dans ses seules organisations adhérentes, mais le principe de la constitution du C.E.T. ne fut contesté par personne.
Il n’en subsiste pas moins chez beaucoup de camarades des inquiétudes sur l’orientation qui sera donnée aux travaux de ce Conseil.
Va-t-il rester solidement cantonné dans les limites de son action de classe ? sera-t-il vraiment l’institution qui manque au mouvement ouvrier pour qu’il soit complet ? Bornera-t-il son activité à ce champ assez vaste déjà, et consistant dans la recherche et l’étude des méthodes, procédés et des règles que doivent connaître les travailleurs pour qu’ils comprennent le fonctionnement moderne des usines, de l’organisation de l’échange, des grands services de répartitions et de relations ? Tout cela dans le but de limiter au possible les difficultés d’application de réorganisation et d’adaptation si bien mises en lumière par Lénine dans on étude des « Problèmes de la constitution des Soviets ».
Les anarchistes qui depuis leur entrée dans les organisations ouvrières se montrèrent toujours jaloux de l’indépendance du mouvement ne s’écarteront pas de cette féconde besogne constructive.
Ces jours derniers, à Londres, notre vieux compagnon Malatesta disait :
« Se révolter contre le système actuel et même le renverser est une chose beaucoup plus facile que de préparer l’alimentation et la production pour le lendemain. »
Mais si le C.E.T. dirigeait son effort vers la réalisation du programme du Conseil Économique première manière, s’il se donnait pour tâche d’apporter à la bourgeoisie des solutions et son appui pour sortir du chaos économique actuel dans lequel elle se débat, — alors cette institution constituerait pour la classe ouvrière une nouvelle et lamentable duperie.
Laissons la classe capitaliste recueillir les fruits de sa folie guerrière, laissons-là se débattre impuissante à remettre de l’ordre et de l’équilibre dans ses institutions disloquées.
Le peuple souffrira des mesures incohérentes que dans son désir de survivre la bourgeoisie appliquera.
Sans doute ! Qui espère écarter la souffrance des convulsions sociales qui s’approchent ?
L’accord parmi tous les éléments syndicalistes, majoritaires et minoritaires et ceux qui ne sont pas classés, se fera sans effort si la preuve est fournie que le C.E.T. se donne uniquement pour tâche de donner aux travailleurs les moyens de tirer pour eux, seuls tous les bénéfices de leur prochain effort révolutionnaire.
[/Ch.