[[Voir les nos1,2,3,4 de la Revue Anarchiste.]]
[/Où que tu sois, creuse profondément.
À tes pieds se trouve la source…
(
Nous avons, pour nous continuer, nous reproduire, nous multiplier, les idées que nous engendrons, les esprits que nous fécondons. Nous avons plus rarement les enfants que nous procréons, car nous attachons moins d’importance à notre sperme qu’à nos paroles.
Ceux qui pensent aimer leurs rejetons le font, le plus souvent, d’une façon animale et passive, et ne semblent guère se soucier du devoir qu’ils ont de créer l’individu non seulement en eux, mais en ceux qui émanent d’eux.
Ils masquent de prétextes doctrinaires ce vieux fond d’égoïsme, d’insouciance et de paresse qui tend sans cesse à disparaître sous nos pensées et nos actes.
C’est pourquoi, si l’individu est parfaitement libre de faire ou de ne pas faire des enfants, il n’est pas libre de laisser la société s’emparer de ceux-ci, pour façonner leur conscience selon les besoins et les exigences de l’idole sociale.
Justement parce que tu cherches et respectes l’individu en toi et hors de toi, tu dois t’attacher à ce grand problème de l’éducation des enfants ou paternité vraie. Puisque nous ne voulons, ici, que souligner de traits hâtifs une ou deux remarques abrégées, notons au moins l’erreur funeste de notre temps, qui a cru faire des hommes en rendant l’instruction obligatoire, alors que c’est l’éducation qu’il faudrait rendre universelle.
À quoi sert de savoir conduire ses yeux au long des lettres d’un livre, si l’on ne sait comment conduire son corps et sa pensée au long des jours de la vie ?… Comme tout se tient, l’éducation est faite non seulement des menus soins qui rendent la vie plus aimable (politesse, bonnes façons pour parler, manger, entrer, sortir), mais encore des menues attentions qui rendent nos sentiments plus fins. En affinant la forme que prennent nos gestes, elle finit par rendre plus gracieuse et plus douce la forme que prennent nos sentiments, nos pensées.
À ce point de vue, la vie intime de nos ménages populaires est encore dans un état de barbarie affligeant. De même que notre civilisation lugubre ne met guère que des taudis à la disposition des pauvres, leur vie est un taudis obscur, leur cerveau est un taudis sans lumière, sans rien qui récrée. Le père, sur qui pèse un dur labeur, la mère esclave des mille travaux auxquels sa pauvreté la contraint, laissent la vie sortir d’eux comme elle y pénètre : brutalement. Et les petits suivent l’exemple, et nul ne semble voir autour d’eux qu’un gros mot sorti d’une bouche innocente, un juron déformant une bouche de jolie fille, évoquent une civilisation familiale en retard de bien des siècles sur la civilisation apparente que nous vivons.
Je sais combien l’homme du peuple a d’excuses et jusqu’où il faudrait remonter pour trouver les responsables de la condition qui lui est faite.
Mais s’il faut des révolutions, des siècles et du sang pour instituer une harmonie sociale un peu plus conforme à la raison, le plus pauvre peut devancer les temps futurs et prendre, dès aujourd’hui, son acompte de joie, de beauté, de paix.
Point n’est besoin d’être bien savant ni bien riches pour faire rayonner autour de toi l’idéal de fine humanité dont j’ai voulu te donner la nostalgie.
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Le premier secret de l’éducation est de savoir se faire une âme enfantine. C’est pourquoi les vieilles gens s’entendent si bien avec les petits enfants.
Puisque la race se perd de ces grands-pères et grand-mères de coin du feu, à la mémoire pleine d’histoires, apprends à envelopper tes petits de ce nuage enchanté, fait de songes et de fables, à travers lequel ils verront la vie telle qu’elle doit être, et s’achemineront, par étapes, vers la dignité d’homme.
Tu leur donnes déjà des jouets en carton, en bois, en étoffe. Évoque et laisse se pencher, sur leurs berceaux, ces charmantes marraines : les fictions. Ne redoute point de faire de tes enfants des songe-creux en leur ouvrant, toutes grandes, les portes du pays bleu. Ils auront trop tôt, hélas, l’occasion d’en revenir.
Ce soin que tu mets à choisir les images dont tu décores une imagination enfantine, apporte-le dans tes paroles, dans tes actes, dans tous les gestes de ta vie intime. Dis-toi qu’il dépend de toi, de ton tact, de mettre au point et à la taille de tes petits les choses qui t’ont semblé bonnes pour ton propre enrichissement. Dis-toi qu’à trier et tenir propres tes mots, tes gestes, tes habitudes, tu réalises une modeste harmonie physique de la vie qui finit par entraîner une véritable harmonie et correspondance intérieure des idées et habitudes que suscitent ces gestes.
Et dis-toi que si l’alphabet tient en vingt-cinq lettres, l’éducation tient en un mot : amour. L’amour qui veut beau et paré l’objet auquel il s’applique, et est indigne de lui-même s’il ne trouve les fins pour y parvenir. Mais un amour vigilant et sagace, un amour que la raison éclaire, et non cet instinct animal et passif qu’alimentent l’égoïsme et l’habitude et qui, pour le commun des hommes, porte le nom et prend la place de l’amour.
L’amour t’apprendra que tout a une valeur éducative, pour l’enfant comme pour l’homme. Mais, puisque nous avons évoqué l’innocente magie des jouets, laisse-moi te demander si tu sais seulement ce qu’est un jouet, un jouet d’enfant… Puisque nous battons ce joli sentier, un peu détourné de notre route, suivons-le ensemble un instant, pour notre instruction et notre plaisir. (Cela ne nous arrive pas si souvent, de sourire…).
Philosophie du jouet
Il était une fois un vieux philosophe qui disait : « L’art est un jeu », et les fées souriaient d’entendre cette vérité plus vieille que les philosophes.
Mais, si nous retournons un peu la pensée d’Herbert Spencer, nous y trouvons une vérité bien plus curieuse : « Le jouet est une œuvre d’art. », une œuvre d’art aussi complète — dans la société enfantine — que ces chefs-d’œuvre dont se pare et s’enorgueillit la société des hommes.
Si l’art est bien, en effet, une interprétation choisie du réel, de la vie, le jouet — si tu considères le public d’amateurs auquel il se destine — est du Michel-Ange et du Rodin à sa façon, découpé dans du bois, monté dans du carton, peinturluré de couleurs joyeuses.
La simplification évocatrice, ou synthèse, qui fait la richesse de l’art, fait aussi la richesse du jouet.
Les jouets sont d’autant plus évocateurs (et, partant, plus éducateurs) qu’ils sont plus simplifiés. Celui qui les regarde peut continuer et enrichir de son fonds propre le dessein du premier créateur. Tandis qu’une copie trop minutieuse et trop complète des réalités arrête notre imagination tout net et appauvrit d’autant notre plaisir.
Comprends-tu maintenant pourquoi j’insère ces remarques plutôt en ce chapitre de pédagogie familiale que dans nos recherches sur le beau et ses plaisirs ?…
Le jouet, donc, le vrai jouet, celui de quelques sous, celui que l’on donne aux pauvres, possède tous les caractères amusants de la synthèse créatrice : les détails ont été bravement négligés ; seul le caractère distinctif a été choisi pour que nul ne confonde le lapin et sa carotte avec l’âne de bois et son paysan à bonnet pointu.
Le croquis rapide, géométrique, le symbole linéaire d’un individu, d’un objet, c’est assez pour l’enfant. Il ajoute ce qui manque. Et cette collaboration inconsciente aiguise et fait progresser sa petite sensibilité, sa petite intelligence.
Aussi, l’erreur est justement de prétendre faire du jouet une sotte et trop exacte reproduction des choses qui passent dans la vie. Le jouet n’est pas un fac-similé réduit à l’échelle de l’enfance. C’est une création amusée, évocatrice du modèle, certes, mais qui doit surtout le suggérer, un schéma où la matière importe peu, où la plus simple est la meilleure, si elle exprime de la joie, avec des formes gaies, des couleurs vives et qui font rire.
Ce qui manquera au jouet, l’enfant saura le lui donner.
Les petits garçons sont puissants comme les enchanteurs et font tout ce qu’ils veulent avec le petit coin derrière la porte…
Ainsi, le jouet vit et parle, joue, travaille, se fâche, s’égaie et s’anime de toutes les passions de l’enfant. C’est un esclave patient, comme il n’en retrouvera point dans sa vie, une propriété absolue qu’il peut haïr, aimer, briser, choyer, torturer, à son plaisir.
Plus maître de son jouet que le citoyen antique ne l’était de son esclave, l’enfant s’organise avec lui un petit monde qui lui obéit mieux que ne ferait l’autre, un univers cocasse dont il est roi, avec ses bonshommes, ses chevaux, ses voitures, ses maisons, ses arbres, ses poupées et ses bergères. Ces petites choses sont aussi vivantes pour nos fils que les grandes le sont pour nous ; elles leur obéissent toutes, sans que personne ait rien à dire… Personne ? Hé ! voilà justement où gît le lièvre. De même que sur les sociétés humaines pèsent les destinées invisibles et les caprices du sort, ainsi, sur la société enfantine, planent ces divinités fantasques et omnipotentes que sont « les grandes personnes ». Je n’en veux pour garant que ces trois petites histoires.
Mais, dans un coin, effondré, il y a un pauvre petit tablier noir qui pleure et une face lamentable, ensevelie sous deux poings rouges, luisants de larmes…
Le père arrive ; il s’étonne, s’informe. C’est un homme de paix. Il aime laisser à la porte sa fatigue et ses soucis avec sa sacoche de cuir…
Et la mère, voix étranglée d’une stupeur sans nom, cette voix que doivent avoir les prêtres dénonçant un sacrilège, profère, montrant l’épave et scandant une à une les syllabes pour les graver au livre de Dieu :
« Il-a-cas-sé-son-beau-polichinelle !… »
Comme si ce n’était pas son droit, à cet enfant, comme si casser n’était pas un jeu, le plus humain, le plus joyeux des jeux ! Casser des jouets ! Les casser tous !… Messieurs les philosophes vous diraient tout ce qu’il y a de métaphysique dans ce geste-là.
Mais voici une autre histoire :
Lui, bien entendu, ne voit rien, que des jambes, des dos attentifs, et sa petite tête ne vient pas au niveau de la table. Il patiente, il hésite… Enfin, n’y tenant plus, discrètement, il tire un pan de veste.
« Laisse-moi le toucher aussi un peu, dis ?… » Et le père, courroucé, se retournant à peine :
« Celui-là, s’il ne nous laisse pas tranquilles, il va aller au lit, et rondement ! »
Mais voici ma troisième histoire :
Il promenait, radieux de l’effort, entre ses bras tendus, son bel éléphant, plus grand que lui, avec sa trompe courbe, sa selle pourpre et dorée… Mais à peine la visiteuse, la donatrice, la fée est-elle partie, laissant le marmot savourer l’étrenne, que la mère inexorable cueille le trésor, grimpe sur une chaise, ouvre l’armoire, installe tant de joie sur le rayon du haut et profère la phrase fatale que tous les petits enfants du monde ont entendue et qui, le jour où ils seront syndiqués, sera cause de vilain, croyez-moi : « On te le donnera quand tu seras grand. »
Je n’ajoute rien. À toi, papa l’Homme, de tirer la morale, comme dans les fables. Pourtant, nous ne quitterons pas la douce compagnie des petits sans prêter encore un instant l’oreille aux voix qui font tressaillir on ne sait quoi dans notre vieux cœur :
Les vieilles chansons
…Une grande rue bruissante et multicolore de faubourg, avec de hautes maisons, des étalages débordants, des pancartes, des voitures, des marchands, des gens qui se hâtent dans tous les sens, sur les itinéraires invisibles de leurs destins…
Une grande rue où la vie est inquiète et pleine de peine, avec — accompagnement sourd qui ne se tait jamais — la trépidation des usines qui sont le pain et le destin de tout ce peuple…
Or, sur un triangle de bitume coincé entre deux pans de maisons, des fillettes, avec des mines et des révérences, chantent une vieille ronde de la vieille France :
Donnez-moi votre rose !
Et ran-tan-plan…
Et voici que, par la magie de la chanson, un peu de joie imprévue et de rêve passent, comme un vent de printemps, sur l’âpre carrefour.
En bel habit, fleur au bonnet, voici venir nos vieux amis, les Compagnons de la Marjolaine, les Trois Filles et le Berger, le Petit Mousse, les Capitaines, Cadet-Rousselle et la Boulangère…
Et les vieilles qui poussent les voitures à légumes, les travailleurs au pas lourd, les boutiquiers au coeur sombre, les ménagères penchées, jusqu’au fond du ciel, à des fenêtres encombrées de vieilles literies, ont senti la chanson glisser comme une eau fraîche sur leurs pensées, fredonnent, sans y prendre garde, du bout des lèvres, un brin de chanson en fleurs.
[|― O ―|]
Vieilles chansons, jouets bariolés et musiquants, vous ferez, autour des petits de mon frère l’Homme, comme un menu et riant univers qui les habituera, doucement, à l’autre, leur donnera la nostalgie et le besoin de cette vie plus fine qu’il faut bien rechercher dans les contes, les jouets et les rondes, puisqu’on ne la trouve jamais autour de nous.
[|― O ―|]
Nous voilà loin, semble-t-il, de notre thème éducatif. Mais tout chemin de la pensée mène à l’homme.
Et puis, en te reportant aux précédents essais dont je t’ai proposé la méditation, ne peux-tu pas, à cette heure, embrasser d’un regard plus net le grand et beau paysage intérieur que nous avons lentement gravi ?
D’une marche entrecoupée, buissonnière, proportionnée à tes forces et à ton loisir, te voici parvenu sur la hauteur.
Comme un homme qui gonflé ses poumons de bon air clair et se sent plus large et plus fort, tu peux savourer ce sentiment de la grandeur humaine prolongée à travers tes actes, en même temps que cette paix de l’âme, cette joie permanente de vivre dont ton esprit et ton corps sont baignés désormais comme d’une atmosphère naturelle hors de laquelle ils ne pourraient plus vivre.
(À suivre.)
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