La Presse Anarchiste

Les hommes et leurs œuvre : Henrik Ibsen

Dans un monde où la bêtise et l’in­dif­fé­rence font rage, il est peut-être dépla­cé d’es­sayer de venir cam­per un géant de l’intellectualisme.

Qu’im­porte !

Sur la boue qui, de plus en plus s’é­tale, je pose une fleur : puisse celle-ci ne point se flé­trir avant d’a­voir bien odo­ré les « âmes » qui recherchent les sen­sa­tions profondes.

Notre théâtre, comme d’ailleurs la lit­té­ra­ture, les arts, les phi­lo­sophes et les métiers : toute la Pen­sée trans­cen­dante étant dans le déclin, c’est, je pense, cher­cher à revivre les ins­tants de suprême beau­té que d’u­ser d’heu­reuses réminiscences.

Hen­rik Ibsen ?…

Créa­teur de génie dont l’œuvre s’im­prègne de cette aus­té­ri­té qui, quoique n’ex­cluant point la valeu­reuse joie de vivre, donne à l’homme qui veut mon­ter jusque sur les cimes, une allure tragique.

Le sévère Com­pa­gnon de la Pen­sée est né le 20 mars 1828, à Skien, petite ville de la côte nor­vé­gienne. Pris entre la pro­di­ga­li­té d’un père actif et très éner­gique qui ne se refuse jamais à la bom­bance qui entraîne ses élus vers la perte d’eux-mêmes, et l’au­to­ri­té qua­si­ment tyran­nique d’une mère dont la rigi­di­té et l’a­va­rice sont les actes essen­tiels, le bam­bin est plei­ne­ment livré à lui-même. En ce lieu, jamais la ten­dresse ne vint le visiter.

« Le ciel est sans lumière. Les êtres sont sans ten­dresse. Les choses mêmes vont deve­nir hos­tiles. Ibsen n’a pas dix ans lorsque, brus­que­ment, les affaires de son père péri­clitent. En 1836, le riche négo­ciant arrête ses paie­ments et c’est la ruine. Il faut quit­ter la mai­son et tous les objets fami­liers. Il faut quit­ter la ville et rompre avec la socié­té à laquelle on avait tant fait fête, le doyen, le capi­taine et tout le bata­clan… La tris­tesse s’ins­talle désor­mais à demeure dans le logis nou­veau. L’en­fant subit direc­te­ment le contre-coup du désastre. Sa ten­dresse igno­rée est meur­trie davan­tage. Et l’in­vi­sible étau serre encore plus son cœur. Huit années vont pas­ser durant les­quelles aucune lueur ne vien­dra éclai­rer la voûte sous laquelle il gran­dit… À seize ans, il est orphe­lin. » [[Fran­çois Cru­cy : Por­traits d’hier.]]

Pour satis­faire la néces­si­té impé­rieuse, Ibsen entre chez un phar­ma­cien de Grim­stad. Là, il se sent tout autre que dans le milieu fami­lial. Son tem­pé­ra­ment de sau­vage, le taci­turne et le pes­si­misme qu’il porte en lui, le tenaillent très sou­vent… Mais, il se sent plus libre, parce que déli­vré de ces liens de paren­té qui l’empêchaient de se bien trou­ver. Sur le seuil de la « déli­vrance », Ibsen regarde… Ibsen écoute : sa pro­fonde tris­tesse et son immense inquié­tude l’in­citent à sur­pas­ser la trop quo­ti­dienne et com­mune des vies, afin de pou­voir bien sai­sir le sens de l’exis­tence héroïque.

L’aide-phar­ma­cien de Grim­stad est à la porte de la « Révé­la­tion »… Aujourd’­hui, c’est le gamin qui bûche fer­me­ment pour se rendre apte à pos­sé­der la Vie… Demain, ce sera le fervent batailleur qui ren­tre­ra dans la lutte pour ne céder qu’à la mort.

Pre­mière pro­duc­tion. Gourme de jeu­nesse : Cata­li­na.

Pre­mier ins­tant des embal­le­ments géné­reux… Bonds for­mi­dables que fait le cœur sans son­ger à la direc­tive de l’Esprit :

Je suis I“homme dont le cœur bat pour la liberté,
L’en­ne­mi décla­ré de toute injustice,
L’a­mi des oppri­més et des faibles,
L’homme enfin qui brûle du désir insatiable
De ren­ver­ser les puis­sants du jour
(Cata­li­na).

En 1850, le voi­là à l’U­ni­ver­si­té de Chris­tia­na. Là, il ren­con­tre­ra ses cama­rades du début, ceux qui sont un peu de son monde : Björn­son, Vinje, Bot­ten, Han­sen et quelques autres encore… Avec ces cama­rades, il fonde une revue ; laquelle se montre har­die et mordante.

« Ayant quit­té l’é­cole, il se trouve sans res­sources. Un maître de vio­lon, Ole Bull, s’in­té­resse à son effort. Le théâtre de Ber­gen va ouvrir ses portes. Par Ole Bull, Ibsen obtient la direction.

« Il va occu­per ce poste jus­qu’en 1857. Il le quit­te­ra pour aller diri­ger le théâtre de Chris­tia­na, où il res­te­ra jus­qu’en 1862. Entre temps, Ibsen se marie­ra. Il épou­se­ra Suzanne Dace Tho­re­sen, com­pagne qui sem­blait élue, femme supé­rieure, épouse à laquelle, le créa­teur de génie sou­met­tra désor­mais toutes ses pen­sées et qui, tout en res­tant dans l’ombre, ne ces­se­ra plus de l’ai­der dans son œuvre. » [[Fran­çois Cru­cy, Por­traits d’hier.]]

Si, quand vinrent les années der­nières, Ibsen ne sut point résis­ter aux cajo­le­ries de quelques hon­neurs — chose que je déplore énor­mé­ment — il ne faut pas oublier que, dès l’âge de 36 ans, écoeu­ré des pro­cé­dés des maîtres du jour, talon­né par la misère, indi­gné et incom­pris, chas­sé, parce que trop auda­cieux pour les non­cha­lants qui sem­blaient l’ac­cla­mer, il s’exile… Il arrive à Rome en juin 1864. À l’âge de 65 ans, il ren­tre­ra en Nor­vège. Il meurt à Chi­ris­tia­na, âgé de près de 80 ans.

Théâ­treux et gens des planches ne peuvent que dédai­gner celui qui construi­sit tant de belles et nobles choses dans la solitude.

Dédai­gner !… C’est peut-être trop dire… Le connaissent-ils seule­ment ceux qui, pour se faire jouer, ne savent que bâtir avec le plus stu­pide et le plus com­mun des cou­chages ; ne savent que faire luire aux yeux d’un public qui consent à les fré­quen­ter pour digé­rer, can­ca­ner ou dor­mir, l’é­toile de la sous-psy­cha­na­lyse, les temples où Plu­tus et Mam­mon se regorgent d’or, comme de crimes et d’in­so­lentes bêtises ! !

Si les peuples ont les diri­geants qu’ils méritent, pour­quoi ne point ajou­ter : les spec­ta­teurs ont les pièces qui sont à la por­tée de leur lourde igno­rance et de leur pré­ten­tieuse crânerie.

Les Affaires sont les Affaires !

Enfin !… Lais­sons les ani­ma­teurs tirer les ficelles, les pan­tins s’a­gi­ter et les pauvres d’es­prit cher­cher leur royaume : jetons un regard vers l’aigle qui plane.

Trans­po­si­tion : le pre­mier tableau qui se pré­sente à nos yeux, c’est la Comé­die de l’A­mour.

Pein­ture phi­lo­so­phique de l’a­mour en tant que mani­fes­ta­tion légale.

Voi­ci deux « âmes » échap­pées des ambiances où prônent en maîtres et le vul­gaire et la très com­mune habi­tude… Ces « lueurs » s’é­lancent vers le point où l’hy­po­cri­sie ne peut point vivre :

« Falk à Svan­hild : 0 Svan­hild, soyons fidè­le­ment per­sé­vé­rants. O ma fraîche fleur des champs, com­ment pour­rais-tu vivre en ce sépulcre ? C’est cela pour­tant qu’ils appellent le prin­temps de la vie ! Une sen­teur de cadavre émane de l’é­poux et de l’é­pouse ; oui, de ces deux êtres qui s’en vont par couple au long des rues en sou­riant des lèvres, tan­dis que le men­songe, cimen­té dans leur conscience, étouffe jus­qu’à leurs aspi­ra­tions ! Et ils appellent cela vivre ! Grand Dieu ! Un pareil lot vaut-il si grands gestes ? Éle­ver des trou­peaux d’en­fants dans ce but, les nour­rir de droi­ture et les engrais­ser de devoir, les fumer de croyance pen­dant un court prin­temps, puis tuer leur âme quand l’heure sonne. » (Ibsen, La Comé­die de l’A­mour).

« Svan­hild à Falk : J’é­tais comme étran­gère dans la mai­son mater­nelle, mon âme même était iso­lée devant ma conscience ; triste par­mi ceux qui riaient, je me sen­tais sans force, au-des­sous de tout. C’est alors que tu es venu, et pour la pre­mière fois j’en­ten­dis les pen­sées qui m’ob­sé­daient tra­duites par un autre être. Ce que j’a­vais vague­ment rêvé, toi tu l’ex­pri­mais net­te­ment, avec la fier­té de ta jeu­nesse, tu le pro­cla­mais naï­ve­ment devant ces éner­vés de la vie. D’a­bord, ton esprit acerbe m’ef­fraya, ensuite il me char­ma, de même la mer est atti­rée par­fois vers des rives fleu­ries, repous­sée par­fois aus­si par des rochers ! Main­te­nant je connais le fond de ton âme, tu me pos­sèdes tout entière, tu es le rivage fleu­ri qui sol­li­cite le flot de la mer et, pour toi, ami, mon cœur sera tou­jours le flux, jamais le reflux. » (Ibsen : La Comé­die de l’A­mour).

Hélas ! cet essai de conquête ne fut qu’une faillite : devant la féro­ci­té de l’exis­tence et aus­si devant la détresse des pos­si­bi­li­tés fémi­nines, Svan­hild — la très éveillée — s’est endor­mie dans le médiocre lit de l’exis­tence monotone.

Arrière, les fai­blards ! ! … Voi­ci Brand qui clame son poème si plein d’ul­time gran­deur… C’est l’Ab­so­lu (cet accou­cheur d’I­déal) qui veut dévo­rer ce rela­tif qui accom­pagne tant de viri­li­tés vers la tombe bien avant leur heure dernière…

« Tout ou Rien » ?… Éter­nel pro­blème de notre des­ti­née… C’est aus­si le rêve qui s’in­cline devant l’a­tro­ci­té de la réalité.

Rêveurs pro­fonds, n’al­lez pas oublier que vos pieds doivent s’ap­puyer sur un monde que votre cer­velle réprouve.

« Il n’y a pas un mot qu’on traîne dans la boue comme le mot cha­ri­té. Avec une ruse dia­bo­lique, on en fait un voile pour mas­quer l’ab­sence de volon­té et la vie devient un jeu de coquet­te­rie. A‑t-on assez d’un sen­tier abrupt et glis­sant, on l’a­ban­donne pour suivre l’a­mour. Pré­fère-t-on le grand che­min, on s’y engage par amour. Voit-on le but, mais craint-on de com­battre, on compte vaincre quand même par l’a­mour. S’é­gare-t-on en connais­sant le vrai, on a un point de repère, l’a­mour ! » (Ibsen : Brand.)

Cette croi­sade ins­pi­rée par le dégoût des sous-hommes fait dire à Ibsen :

« Cha­cun d’eux est ins­truit à être un peu de tout. Il pos­sède un peu de sérieux pour s’en parer le dimanche, un peu de bonne foi pour être comme nos pères, un peu de paillar­dise à l’is­sue des ban­quets… un peu de feu au cœur quand on a fes­toyé… un peu de légè­re­té à pro­mettre… un peu de finas­se­rie quand il s’a­git de tenir. Mais je le répète, il ne pos­sède tout cela qu’en très petites doses. Ses ver­tus et ses vices ne vont pas bien loin. Dans les grandes choses, comme dans les petites, il est tou­jours fait de tron­çons, tron­çons de bien, tron­çons de mal ; mais ce qu’il y a de pire, c’est que cha­cun de ses tron­çons est en état de détruire les autres. » (Ibsen).

Angois­sant dilemme : Liber­té ?… Déter­mi­nisme ?… Duel poi­gnant qui règne au sein de l’In­di­vi­du même. En ligne ! ! Le cœur plein de ten­dresse se doit mesu­rer avec le cer­veau qui ruis­selle de connaissances.

« Tout ou Rien » ?

Volon­té de « Un » qui s’op­pose à la réa­li­té des mul­ti­tudes… Conflit régnant depuis tou­jours entre la trans­cen­dance et le gré­gaire. Drame splen­dide que ne connaissent que les grandes âmes ».

Fresque nou­velle : Empe­reur et Gali­léen.

Bataille entre ces deux vou­loirs : le monde antique et le monde chrétien.

Repos ! ! C’est Peer Gynt qui se pavane.

Ibsen ayant don­né à fond dans Brand, veut se diver­tir un peu.

Voi­là la comé­die-bouffe et le vaste poème du lais­ser-aller de la Vie.

Inter­ro­gez Peer Gynt, il vous dira :

« …la vie est un drôle d’instrument,
Muet, ou répon­dant par une note fausse,
On vou­drait en jouer, et l’on ne sait comment,
Du sot qui l’é­tu­die on dirait qu’il se gausse. »

Ils étaient aveugles, ceux qui nom­mèrent Peer Gynt « miroir des idées ibséniennes ».

Un délas­se­ment qui se veut encore enchan­teur, parce que plein de lumière et de lyrisme : une folâtre folie qui est embau­mée de sagesse ! !

Les enfants naissent tou­jours !… Quelle heu­reuse fécon­di­té !… Regar­dez Hed­da Gabler ; Sol­ness le Construc­teur ; Le petit Eyolf ; Jean-Gabriel Bork­mann ; Quand nous nous réveille­rons d’entre les Morts ; Les Sou­tiens de la Socié­té ; L’U­nion des Jeunes qui s’a­gitent jus­qu’à éba­hir « tout le monde ! »

Un grand coup se prépare ! !

Chut !… Voi­là Mai­son de Pou­pée.

« Si Mai­son de Pou­pée a conquis le public, c’est que la figure de Nora fut vrai­ment prise sur le vif. La gaie­té de Nora, puis les craintes, l’an­goisse, la dou­leur de Nora, impres­sionnent si fort qu’on ferme les yeux sur la fin du drame et qu’on passe sur le départ de Nora.

Vous connais­sez l’his­toire du double dénoue­ment de Mai­son de Pou­pée. À la demande d’une comé­dienne fameuse qui devait pro­me­ner la pièce dans toute l’Al­le­magne, Ibsen avait consen­ti à cor­ri­ger la der­nière scène. Cédant à l’a­mour mater­nel, Nora reve­nait sur sa déci­sion à la der­nière seconde… et res­tait au logis.

C’est qu’en véri­té, il faut faire effort pour accep­ter le départ de Nora, j’en­tends pour ne pas pro­tes­ter contre l’in­vrai­sem­blance. Le rôle de la femme dans notre socié­té — luxe ou uti­li­té — est depuis long­temps fixé : la pou­pée d’Hel­mer, ou la dis­trac­tion du pro­fes­seur Rubeck, jamais la com­pagne véri­table. Lorsque Nora reproche : « Jamais nous n’a­vons cher­ché en com­mun à voir au fond des choses ». les meilleurs par­mi nous mur­murent : « Il ne man­que­rait plus que cela ! » Les autres qui pro­testent, bour­geois ran­gés, hommes ver­tueux, ne veulent pas avouer qu’il n’y a « recherche en com­mun » qu’en ce qui concerne l’in­té­rêt qui les lie à un coffre com­mun… L’homme et la femme font ain­si le voyage de la vie sur deux plans dif­fé­rents ; d’où désac­cord fata­le­ment. Qu’il y ait des êtres qui en souffrent, rien d’ex­tra­or­di­naire. Mais que Nora ne le sup­porte pas, il y a de quoi nous sur­prendre, étant ce que nous sommes.

Mais, si Nora per­siste ?… Ah ! si Nora per­siste, alors c’est une révolution !

Hel­mer

« … Ain­si tu tra­hi­rais les devoirs les plus sacrés !

Nora

Que consi­dères-tu comme mes devoirs les plus sacrés ?

Hel­mer

Ai-je besoin de te le dire ? Ne sont-ce pas tes devoirs, envers ton mari et tes enfants ?

Nora

J’en ai d’autres tout aus­si sacrés.

Hel­mer

Tu n’en as pas. Quels seraient ces devoirs ?

Nora

Mes devoirs envers moi-même…

Hel­mer

Avant tout, tu es épouse et mère.

Nora
Je ne crois plus à cela. Je crois qu’a­vant tout je suis un être humain, au même titre que toi… ou qu’au moins, je dois essayer de le deve­nir… » (Hen­rik Ibsen : Mai­son de Pou­pée).

C’est encore aujourd’­hui l’ef­frayante his­toire du drame d’être deux : à la tyran­nie voyante ou mas­quée du mâle, la femme oppose très adroi­te­ment la fine ruse fémi­nine.… À l’er­reur et l’in­jus­tice de l’un, vient s’a­jou­ter le men­songe câlin de l’autre : voyez la par­faite comé­die de l’hy­po­cri­sie réciprocitaire.

[|― O ―|]

Et moi, crient tous en chœur les enfants oubliés ! !

Le Canard Sau­vage, Ros­mer­sholm, La Dame de la Mer, Un enne­mi du Peuple.

Un Enne­mi du Peuple reste le réqui­si­toire le plus fameux contre l’es­prit de tra­di­tion et de conser­va­tion sociale… Nous voyons là, le pen­seur — qui tou­jours épris d’ac­tion — cherche à bri­ser les liens qui veulent le rat­ta­cher aux conven­tions qui sont trop vieilles et trop usées pour lui : c’est la véri­té qui bous­cule le men­songe jus­qu’à le ter­ras­ser, pour pou­voir le bien étrangler.

« Les enne­mis les plus dan­ge­reux de la véri­té et de la liber­té par­mi nous, c’est la majo­ri­té com­pacte… La majo­ri­té n’a jamais rai­son : jamais ! C’est un de ces men­songes sociaux contre les­quels un homme libre de ses actes et de ses pen­sées doit se révol­ter… La majo­ri­té à la force… Mal­heu­reu­se­ment ; mais elle n’a pas rai­son. La mino­ri­té a tou­jours rai­son. Je pense à cette élite qui est par­mi nous et qui a adop­té toutes les véri­tés nais­santes. Ces gens-là se trouvent aux extrêmes avant-gardes, si loin que la majo­ri­té com­pacte ne les a pas encore rejoints, et là, ils luttent pour des véri­tés qui sont encore trop nou­velles dans le monde pour être com­prises et recon­nues par la majo­ri­té. » (Un Enne­mi du Peuple).

N’al­lez point croire que j’ai vou­lu vous racon­ter Ibsen… Ibsen ne se raconte point.

Il faut sen­tir, vibrer et être infi­ni­ment révol­té contre tout ce qui ment, braille, hurle et hèle, pour atti­rer à soi et en soi (sur­tout !) la quin­tes­sence du « tout ou rien ».

Tou­jours dres­sé contre les « chiens d’at­tache », le grand révo­lu­tion­naire de « Esprit humain » n’é­tait point un spé­cia­liste : c’é­tait l’In­di­vi­du qui lut­tait avec fer­veur contre le Par­ti, tous les Par­tis. Il ne se gênait point pour dire : « Je n’at­tends pas de la vic­toire qu’elle nous donne une réforme durable ; jus­qu’i­ci la marche en avant nous a tou­jours fait pas­ser d’une erreur dans une autre. Mais la lutte a du bon elle est saine, elle rafraî­chit. (Hen­rik Ibsen à Bran­dès).

Ici doit se poser la ques­tion essen­tielle du pro­blème : L’in­di­vi­dua­lisme défen­sif peut-il être quelque chose de « puis­sant » ou de « pré-har­mo­nique », sans son com­plé­ment indis­pen­sable, l’in­di­vi­dua­lisme agressif ! !

Seuls, les dilet­tantes peuvent se conten­ter d’un indi­vi­dua­lisme amputé.

Seuls, les « Uniques » savent com­prendre ample­ment qu’il n’y a point de « défense » qui puisse satis­faire leur ferme désir d’être libres jus­qu’aux plus ultimes pos­si­bi­li­tés bio­lo­giques, sans l’i­vresse dio­ny­siaque de « l’at­taque ». C’est l’his­toire de la Pen­sée qui n’o­père jamais sans l’Action.

Le théâtre d’Ib­sen est un conti­nuel mou­ve­ment alter­na­tif : défense-attaque. Chez ce dra­ma­turge, les héros se risquent tou­jours jus­qu’à l’ex­trême limite du vou­loir et du pou­voir humains.

C’est l’O­céan qui déferle, la tem­pête qui mugit, l’o­rage qui gronde.

Au sujet d’un reproche qui lui fut fait, Ibsen répondit :

[|À un ora­teur révo­lu­tion­naire|]

« Vous dites que je me suis fait conser­va­teur. Je suis ce que je fus toute ma vie. Je ne joue pas si l’on se borne à dépla­cer les pions. Ren­ver­sez le jeu, je suis votre homme. Je ne connais qu’une seule révo­lu­tion qui n’ait pas été faite par un gâcheur. Elle dépasse toutes celles que l’on a faites depuis, et c’est du déluge, que je parle. Et pour­tant, même en celle-là, le diable fut dupé ; Noé, comme vous savez, prit la dic­ta­ture. Recom­men­çons la chose et plus radi­ca­le­ment. Il faut pour cela des lut­teurs et des ora­teurs. Vous vous occu­pez, vous autres, de faire cou­ler l’arche ; moi, j’at­ta­che­rai avec allé­gresse la tor­pille à ses flancs. » [[Fran­çois Cru­cy, Por­traits d’hier.]]

Qu’im­porte le gâchis qui se fait devant tes yeux, ô Homme de la tra­gique déses­pé­rance !… Sais-tu, ô mon frère de vaillante souf­france et de lucide com­pré­hen­sion, que les gui­gnols et les poli­chi­nelles se las­se­ront de rica­ner et de gam­ba­der devant les foules décé­ré­brées quand vien­dra le moment où l’aigle nou­veau enton­ne­ra l’ode à la joie et la puissance ! !

Peut-être ne serons-nous (comme hier, hélas !) qu’une petite poi­gnée d’Hommes dont les sens si fine­ment aigui­sés sur la grande meule qu’est la Vie en expé­riences, sau­ront entendre ce vaste cri dans la nuit !

Qu’im­porte !…

Si aujourd’­hui, toi, moi, lui, eux : c’est-à-dire quelques-uns savent fiè­re­ment et dure­ment même mépri­ser une époque où le Veau d’Or engrais­sé par tous les ser­vi­lismes, se gonfle, se gonfle tou­jours (jus­qu’à en cre­ver pour chan­ger de peau, crois-moi)… Je suis cer­tain, ô cou­ra­geux déses­pé­ré que l’en­thou­siasme n’a point aban­don­né, que demain — ce coin d’a­ve­nir si proche dans lequel se cache l’Es­poir, toi, moi, lui, eux : c’est-à-dire les vieux indomp­tés et indomp­tables unis aux jeunes rebelles et réfrac­taires en puis­sance, sau­ront se sou­ve­nir, pour enchan­ter leur vie, des Hommes et de leurs Œuvres.

[/​A. Bailly/​]

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