La liberté individuelle est de plus en plus menacée, et la propagande serait elle seulement envisagée à ce point de vue qu’elle trouverait sa justification, car ne rien dire et ne rien faire est déjà reculer.
La « bonne presse » encourage — et c’est logique — le gouvernement à être de plus en plus dur et répressif. Dans l’Ami du Peuple du soir, du 23 mars, l’échotier, après avoir donné des citations d’un article concernant Primo de Rivera, paru dans le Libertaire, « la feuille anarchiste de sinistre mémoire », après les avoir commentées, termine carrément ainsi :
Ce texte abominable appelle une question, une seule : Que fait le Parquet de la Seine ?
« Le Français » ― c’est le nom du signataire — doit être très heureux, car, à peu près à la même époque, Cottin, Ghislain et plusieurs autres étaient arrêtés, les condamnations pleuvaient…
Mais à côté de ces moyens directs d’attenter à la liberté individuelle, il en est d’autres, indirects, mais plus crapuleux. Et nous entendons parler, dans le Semeur, des « internements arbitraires » avec Édouard Rothen, lequel, après avoir rappelé de nombreux cas d’internements « arbitraires » (après tout, un internement peut-il être autre chose qu’arbitraire ?) s’élève contre cette fameuse loi de 1838 :
Voilà quels monstrueux abus une loi comme celle du 30 juin 1838 rend possibles. La Révolution « abolit les lettres de cachet et les arrestations arbitraires », ces tares ineffaçables qui ont marqué d’infamie les temps royaux. La République fraternitaire, humanitaire, généreuse, ne pouvait user de pareils moyens de justice expéditive et de vengeance froidement et longuement exercée. Non. C’eût été indigne d’elle. Mais elle a le droit et même le devoir d’arrêter et d’interner des fous ; ceux dont on voudra se débarrasser seront des
En fait, ce n’est pas la République qui a fait la loi de 1838, mais la République laisse subsister cette loi et s’en sert toujours, malgré tous les crimes qu’elle a rendu possibles, malgré toutes les infamies qu’elle permet encore. On proteste, mais la loi demeure. On s’indigne, mais tous les jours des misérables continuent à incarcérer et à torturer des malheureux contre qui aucun jugement n’a été prononcé, aucune justice n’est intervenue.
Mais le mal n’est-il pas plus profond qu’il ne paraît, quand on rencontre d’éminents médecins aliénistes — selon ce qu’on nous rapporte — hommes « d’avant-garde » et « militants d’humanité », qui considèrent que les asiles sont de petits paradis où certains pensionnaires ne demandent qu’à retourner ; et si les mêmes estiment que tout au plus il est parfois difficile de sortir des asiles, mais que les internements arbitraires n’existent pas, si ces docteurs pensent ainsi — et paraissent très sincères — que sera-ce lorsqu’il s’agira de docteurs réactionnaires et de gouvernants ? Il n’y a plus qu’à tirer l’échelle… après avoir interné tous les camarades anarchistes, puisqu’ils ne pensent pas comme la multitude, puisqu’ils ne sont pas dans la norme !…
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Les instituteurs du département de la Seine ont reçu un opuscule intitulé Le Panthéon de la Guerre, qu’ils sont invités à faire connaître à leurs élèves. Christian Libertarios, dans le Semeur du 6 mars, s’élève contre de tels procédés de propagande chauvine émanant de l’administration et les expose minutieusement.
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En plus de l’habituelle page de « l’Objecteur de conscience » et des longues études de Larivière, de nombreux articles seraient à signaler. Notons seulement la petite protestation de Marie et François Mayoux, les éditeurs persévérants de Notre Point de vue. Exclus du Syndicat National des Instituteurs, exclus plus tard de la Fédération Unitaire de l’Enseignement, ils ont créé dans les Bouches-du-Rhône un troisième Syndicat de l’Enseignement. Tout en rendant hommage à l’activité de M. et F. Mayoux, je suis suffisamment sceptique pour ne pas être loin de penser comme le Semeur :
…Les majorités chercheront toujours à exclure de leur sein les individus qui n’acceptent ni la loi du nombre, ni celle des mauvais bergers ; leur place est à côté du troupeau, puisque le troupeau, tôt ou tard, les vomit ; mes amis Mayoux en ont fait de suffisantes expériences pour que j’aie le droit de conclure : « Pourquoi pas une quatrième, une cinquième, etc. ? »
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Le Flambeau, dans son numéro de mars, continue son active et courageuse propagande. En dehors des nombreux articles anticléricaux qui constituent l’essentiel de cet organe spécialisé, nous trouvons un papier sur « Le Surmenage scolaire », où Guy expose son point de vue sur une question plus importante qu’on ne l’imagine en général :
Deux facteurs essentiels du surmenage scolaire restent dans l’ombre, et pour cause. Ce sont : la misère matérielle des écoles primaires et la misère physiologique des élèves eux-mêmes.
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Qu’on fasse manger les enfants pauvres, qu’on soigne les débiles, et les élèves résisteront.
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Comme elles sont encore rares, les classes de nos écoles primaires où pénètre ce rayon de vie, où les enfants peuvent dépenser, chaque jour, pendant un certain temps, à un travail joyeux, librement choisi, fait en classe ou en dehors !
Naturellement, et nous voudrions voir ce sujet repris et traité encore de façon plus profonde.
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Le même organe s’occupe également de Jean Ingelaère et résume la malheureuse aventure de ce camarade. Pour les lecteurs qui ignorent encore tout de cet internement arbitraire, ce sera là un excellent moyen d’être mis au courant :
C’est à l’instigation du gouvernement américain et, bien entendu, avec la complicité du gouvernement français, que ce camarade fut arrêté, emprisonné, puis interné dans un asile d’aliénés. C’est après la guerre que Jean Ingelaère part pour l’Amérique, où il ne tarde pas à être repéré, puis inquiété et emprisonné, parce que militant anarchiste. Rapatrié en 1924, il est de nouveau inquiété, et, grâce à la complicité d’un maire et d’un commissaire de police, dirigé sur l’asile d’Esquermes, à Lille.
C’est pour avoir osé réclamer au gouvernement américain une indemnité pour le préjudice qui lui fut causé, qu’en France, dans le… pays des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’ambassadeur yankee peut si facilement traquer, persécuter et faire interner notre camarade.
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À la Voix Libertaire, Lapeyre, dans ses « Notes d’un Acrate », continue à plaider en faveur de la constitution d’une maison d’éditions anarchistes. Personnellement, ainsi que je le déclarais dans le précédent numéro, l’idée ne me paraît pas mauvaise, mais tellement difficile à réaliser ! Arrivera-t-on à faire l’entente ? Ça me paraît douteux. Et puis, quoique cette initiative ait toute ma sympathie, je serais désireux de savoir comment sera composé le jury qui examinera si telle œuvre doit être éditée avant telle autre, et si elle n’est pas trop subversive — même pour des Anarchistes. En somme, je crois que Lapeyre ne peut recevoir que des encouragements — mais non des adhésions — tant qu’il n’aura pas exposé son idée de façon plus détaillée.
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Dans le Nord, Germinal lutte et dans les principales localités il pénètre et diffuse des idées généreuses. Sous le titre « Charité chrétienne », Bastien prédit ce qui se passera certainement à propos du sinistrés du Midi :
Le sinistré catholique touchera les mêmes secours officiels et laïques que le protestant, le juif ou le libre-penseur. Et, en plus, il touchera d’autres secours recueillis dans le monde catholique et destinés aux catholiques seuls.
Vous voyez d’ici les réflexions de la pauvre femme sinistrée dont le mari n’est pas un croyant, et qui verra la voisine toucher des deux côtés. C’est avec ces moyens honteux de pression que l’on recrute le troupeau qui fréquente les églises.
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Dans l’En dehors : un grand article sur « L’Autorité » signé G.S. ; des « Réflexions d’actualité sur le sexualisme, le couple, la famille, le nudisme, etc. », par E. Armand, qui expose des théories déjà connues de nous ; « La Roue et l’Espace », d’Édouard Weckerlé ; un petit conte gentillet, « La Passante », de G. Joran, et de multiples articulets, sans oublier une intéressante étude de E. Bertran sur « La Philosophie du Banditisme », qu’il faut lire. L’auteur y déclare notamment :
Une opinion remarquable des pénalistes intelligents est qu’il n’existe pas de criminels. Les humains qui peuplent les prisons sont normaux : ils ne présentent aucune différence, intellectuelle et morale ; ils sont les mêmes que le reste des mortels. La différence réside dans les circonstances qui les déterminèrent à adopter des modes de vivre plus périlleux que ceux des voleurs légaux, lesquels, avec plus de succès, nous exploitent à chaque coin de rue.
En conséquence, l’on peut dire que tout homme qui vit en société est un délinquant ou un criminel, parce qu’il n’y a personne qui, à un moment donné, ne viole quelque loi, n’enfreigne quelque règlement, à un degré quelconque.
Un grand événement se prépare : la marche sur la capitale aura bientôt lieu (vers le 20 avril, je crois), et les « discutailleurs » individualistes n’ont pas l’air de s’en inquiéter, tout occupés qu’ils sont à traiter de profondes questions philosophiques au cours de leurs petites parlottes.
Moi-même, non adhérent à l’U.A. et enragé franc-tireur, Je n’encombrerais point à ce propos les colonnes de cette Revue, si ledit événement n’intéressait tous les anarchistes. En effet, du Congrès — où nous espérons bien que des fauteuils d’orchestre seront réservés à la Revue Anarchiste — va sortir un anarchisme rénové ; ensuite, les impurs seront rejetés, les individus seront meilleurs, et la verdure, le ciel bleu, le soleil, l’armée noire et les petits oiseaux aidant, tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Pourtant, ça n’a pas l’air d’aller très bien entre partisans des deux tendances qui vont s’affronter ; deux points principaux les séparent : la liberté de l’individu et la question de l’armée noire. Lecoin s’appuie sur l’autorité de Kropotkine pour déclarer :
Kropotkiniens, nous le sommes, et plus que quiconque, bien sûr. Mais nous n’avons point souvenance que Kropotkine ait pensé à la soldatesque pour la défense de la révolution ; et nous nous rappelons fort bien que l’anarchisme de Kropotkine s’appuie sur un fédéralisme poussé à l’extrême et sur l’initiative d’en bas plutôt que d’en haut.
Il serait facile d’ergoter à ce sujet et de rappeler que si Kropotkine ne pensa jamais à la « soldatesque pour la défense de la révolution », il eut le tort de trop y penser pour préconiser une défense de la France envahie.
« L’ardeur, la bravoure
« Ici, avec les amis anglais, nous faisons tout pour qu’on presse l’envoi des renforts. » (Kropotkine à Jean Grave, 2 septembre 1914.)
Il est vrai que personne n’est infaillible, même Kropotkine !
Dans ce même Libertaire, chacun défend âprement sa thèse de l’armée ; Michaud et Estève en écrivant :
Cette armée a son organisation intérieure dans l’usine, extérieure dans la mesure où la menace contre-révolutionnaire exige son entraînement. Elle a des cadres ; des organisateurs, une discipline d’autant plus facilement consentie qu’on la sait provisoire. Elle est encore une survivance autoritaire, mais inévitable
La Maknowschina en fut un aperçu. Prétendre qu’admettre une thèse pareille est anti-anarchiste est un non-sens.
Cependant que Lecoin répond à l’avance :
Quant à supposer que des anarchistes, après avoir tant critiqué l’armée rouge des bolchevistes, puissent, en Congrès, réclamer à leur tour une armée, ce serait cocasse.
Au fait, on se mettra peut-être d’accord en baptisant carpe le lapin : pourquoi n’appellerait-on pas l’armée noire une milice de volontaires subissant une discipline librement consentie ?…
Le titre est un peu long, mais il aurait tout au moins une qualité : il serait plus anarchiste !…
Mais ce n’est pas parce que je suis sceptique quant aux résultats que je dois décourager des camarades qui paraissent sincères et pleins de bonne volonté. Ils perdront bien assez tôt leurs illusions !
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Les anarchistes-communistes, qui veulent s’organiser, et c’est leur droit, ont publié dans le Libertaire du 1er mars un imposant manifeste, auquel je renvoie les lecteurs de la Revue Anarchiste.
Il définit nettement les principes anarchistes (anarchistes-communistes, s’entend), parle de la révolution et de sa défense, de l’action et de l’organisation des anarchistes-communistes, etc. Un point épineux divisera probablement ceux mêmes qui actuellement sont unis : c’est la question syndicale.
Des orages surgiront certainement à ce sujet.
Ce détail mis à part, il faut espérer que tout le monde s’entendra et que, revenant des erreurs qui causèrent la scission fatale, le présent Congrès de Paris regroupera les brebis égarées et les enfants prodigues et se terminera par un embrassement général.
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C’est avec surprise que. j’ai vu dans le Libertaire un grand placard de publicité concernant l’ouvrage de Jean Grave paru récemment.
Je veux espérer que les camarades du Libertaire n’avaient pas lu ce livre lorsqu’ils insérèrent la publicité en question et qu’ils ne décidèrent pas de faire cette propagande parce que leurs adversaires de tendance, les individualistes, étaient mis à mal par tous les moyens par Jean Grave.
Outre que ce serait un moyen de lutte peu digne, il ne faut pas se faire d’illusion sur la portée de ce bouquin : il servira aux autoritaires et nuira même à la tendance anarchiste-communiste.
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Le Réveil Ouvrier possède vraiment un délicieux collaborateur en la personne de M. Sylvain Bonmariage, qui, sous prétexte de louanger le républicain (!) Fernand Kolney, le représente comme un « patriote sincère, fervent ». Auriez-vous adopté le système de l’Église, qui béatifie ceux qu’elle fit périr ? Vous auriez pu éviter de choquer Mme Fernand Kolney, Mme Laurent Tailhade et les amis qui connaissaient bien l’auteur du Salon de Madame Truphot.
Monsieur Sylvain Bonmariage, en certaines occasions, il faut savoir s’abstenir !
[/Joseph
N.B. ― Anastygmat s’insurge dans le Libertaire du 15 mars : j’ai reproduit sa prose sans lui en demander la permission, à propos d’un article traitant de Stirner, créateur de Mussolini ou de Bonnot…
Et puis, il est doublement vexé : d’abord, je m’appelle Durand ; ensuite, je me prénomme Joseph. Évidemment, je reconnais que ce n’est peut-être pas très relevé ; ce n’est probablement pas une signature assez aristocratique pour figurer dans la presse anarchiste : je m’excuse donc d’être affligé de noms si vulgaires.
Pour le reste, Anastygmat a une « bonne bouille », et il me déplairait de me fâcher avec lui, surtout que tout en étant mon cadet il me donne de sages conseils et de précieux encouragements.
J’ai simplement relevé un passage où, à mon avis, il s’était trompé ; se tromper arrive à des gens très « comme il faut » : la preuve, puisque c’est arrivé à Anastygmat.
[/J.D./]