[[Voir les nos 1, 2, 3, 4 et 5 de la Revue Anarchiste.]]
Quand le menuisier novice veut tailler et assembler des planches pour façonner une boîte, il commence par s’enquérir des outils qu’il lui faut et de la façon dont on les manie.
Et toi, qui vas assembler et façonner les éléments quotidiens de ton bonheur, il te faut d’abord t’enquérir de la façon dont est fait et dont s’emploie l’outil naturel de l’homme, qui est son propre esprit.
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Si quelqu’un te disait : « Dans ta poche de veste que tu mets tous les jours, il y a un porte-monnaie bourré de louis d’or, que tu ignores, que tu as oublié, dont tu ne fais aucun usage », tu penserais : « Je suis un grand sot. Mais c’est pourtant vrai ! » Et, vite, tu mettrais la main à ta poche, compterais tes pièces et te hâterais de tirer parti de ce petit trésor inconnu.
Nous n’allons point faire autre chose.
Ces études ne sont qu’un inventaire, une recherche des ressources, des richesses, des bonheurs qui sont en toi et que tu ne connais pas.
Surtout Frère-Homme, ne décide point à l’avance que cette recherche est inutile, que tu n’en as ni le goût, ni le loisir. Tu penses bien tous les jours à nourrir ton corps. Pourquoi, une pauvre fois dans toute ta vie, ne songerais-tu point à nourrir ton esprit, ton trésor inconnu ?
À cette heure de l’histoire humaine où la vie des peuples va devenir plus rude et plus pesante encore, nous n’aurons point trop de toutes nos forces pour en supporter les charges accrues. À cette heure où l’on va mettre en exploitation toutes les ressources naturelles, où l’on va fouiller la terre dans ses profondeurs, capter les sources, drainer les fleuves, percer les monts, repétrir le vieux globe tout imbibé de sang, vas-tu laisser inexploitée la plus grande partie des ressources humaines, des consolations humaines, celle que nous portons toujours avec nous ?
Dans cette recherche que nous allons faire de compagnie, nous devons, forcément, retrouver et classer maintes notions, maintes remarques familières aux savants, mais ignorées de la multitude.
Laissons les savants dans leurs savanteries. Tout commence et recommence pour nous. Toute connaissance est pour nous une découverte.
D’ailleurs, nous ne prétendons point innover, inventer, créer ; bien au contraire.
Ainsi nous allons reprendre, modestement, patiemment, le chemin qu’ont suivi tous les sages depuis des mille et des mille ans, pour s’expliquer cette suite indéfinie d’énigmes qui nous enveloppe, et dont l’esprit contient la clef et la loi.
Ne t’effraie point s’il faut commencer par un cours de philosophie un essai pratique, un cours de vie humaine. Mais dis-toi bien qu’il n’est pas superflu pour toi d’aborder une étude dont les riches d’ici-bas, dans leurs Sorbonnes, ont réservé le fruit aux héritiers de leur pouvoir et de leur orgueil, une étude qu’ils considèrent comme un élément nécessaire à la culture de leurs fils.
Pour affranchir l’Homme
Comme l’a écrit le sage Proudhon, en sa Création de l’Ordre dans l’Humanité :
« Au lieu de viser à faire de chaque homme un citoyen capable de remplir tous les grades de l’armée sociale, tous les emplois administratifs, toutes les fonctions scientifiques et industrielles, on resserre progressivement le nombre des élèves admis aux écoles spéciales, on rend les conditions d’admission de plus en plus difficiles, on épuise la bourse des familles aisées, en même temps qu’on rebute les pauvres.
« Voilà l’aristocratie de talent contre laquelle le peuple se révolte, parce qu’elle a sa source non dans une supériorité réelle, mais dans la mutilation des sujets. »
Tu travailles pour gagner ton pain. Et tu ne ferais rien pour gagner ton bonheur et te préparer à être une des unités de cette élite future, de cette élite populaire qui bâtira le monde nouveau ?
Nous n’aborderons point ici les principes et conditions de ton rôle social. Pour construire solide, il faut chercher loin les fondations.
Tenons-nous-en à l’homme, c’est un chantier assez vaste. Si je t’apprends à te connaître, à te conduire, à jouir de tes ressources, à goûter le bonheur permanent de la vie, je t’aurai, pour cette première fois, assez donné.
De même, bon ouvrier, que, pour ta besogne, tu as en main ton outil, que tu connais, que tu as essayé, auquel tu t’es habitué, dont tu es fier, que tu ne changerais point pour un autre, que tu finis par aimer, ainsi l’être humain pour sa besogne, qui est de vivre et — tout d’abord — de bien connaître, a son outil qui ne le quitte point.
L’outil de la connaissance, c’est l’intelligence, la pensée, l’âme comme on disait autrefois, le cerveau comme disent les médecins.
Les membres de l’esprit.
L’esprit, comme le corps, a ses membres, ses antennes qui le prolongent, qui lui permettent de toucher de près ou de loin les choses, sans que, pourtant, son corps se déplace.
Ces antennes sont les sens, dont les plus connus, même des petits gamins de l’école, sont les cinq sens ; la vue, qui transmet les mouvements des choses et les assemble en couleurs et formes ; le toucher, qui, sous ces apparences bariolées et mouvantes, trouve la résistance, la solidité, la masse, le poids ; l’ouïe, qui traduit par une échelle de sons d’autres mouvements des choses ; l’odorat et le goût, qui expliquent sommairement à tous les êtres animés la nature de ce qu’ils mangent pour faire vivre leur corps.
Mais ce n’est là que les sens les plus simples, les plus connus. Malgré notre pauvreté, nous en avons bien d’autres. Nous pouvons même dire, sans chercher plus loin, que l’intelligence est le sens des sens, l’intelligence qui traduit en idées les images du monde, comme l’oreille traduit en sons ou l’oeil en couleurs et en formes.
Car il faut noter et bien retenir que, dans cet univers qui nous heurte de partout, il n’y a que des mouvements, des forces, et que tout le reste, formes, couleurs, sons, odeurs, images, ne sont que des rêves, des symboles que l’homme se fabrique de ces forces inconnues pour les classer en sa tête et les expliquer à loisir.
« L’homme est la mesure de tous », disaient les anciens Grecs. C’est l’homme qui fabrique et porte en lui les images du monde, alors que la vie, hors de lui, ne contient que des mouvements multipliés, entrecroisés à l’infini.
L’intelligence humaine, promenant tout autour d’elle les antennes des sens, appréhende, interprète tout cela, ramène tout cela à sa mesure, remplit d’innombrables images ce classeur merveilleux que nous appelons la mémoire.
Les fiches du classeur.
Le classeur qui serait bien encombré et dans un grand désordre, s’il n’avait le pouvoir de condenser, de concentrer ses collections d’images en belles séries de fiches derrière lesquelles s’aligne, se tasse toute une enfilade d’images apparentées.
Le propriétaire de ta maison, si tu l’as vu et en as gardé comme une photographie rapide dans ta mémoire, est une image. Mais tous les propriétaires de toutes les maisons du monde, dépouillés de leurs costumes, de leur pelage, de leurs caractères particuliers (grands ou petits, blancs ou noirs), te fournissent l’idée générale de propriétaire, du propriétaire, qui n’en représente aucun en particulier, mais les évoque tous en bloc.
Prenons un autre exemple, pour démonter d’un peu plus près le mécanisme et bien éclaircir l’origine de l’idée générale.
Imagine-toi le premier homme, l’aïeul, le sauvage, l’Adam effaré et bestial des époques où la Nature était emplie de monstres plus énormes et plus terribles que nos machines de guerre, iguanodons, ichtyosaures, ptérodactyles, mammouths…
Cet homme trouve un fruit, sur un arbre poussé — mettons à une heure de marche de sa caverne.
Son œil lui montre le fruit ; avec ses mains et ses genoux, il expérimente la distance de la branche, grimpe le long du tronc, cueille et emporte sa proie.
Avec son odorat et son goût, essayeurs, avertisseurs, guides de son besoin de subsister, il flaire le fruit, l’entame, puis, bonnement, le mange, le trouve bon et s’en revient content à sa caverne.
Le lendemain, comme il a faim, notre homme se rappelle l’image de cet arbre, à une heure de marche, où pendaient de si bons fruits.
Il refait son heure de marche, retrouve son arbre, fait sa cueillette et s’en retourne à son trou.
Or, chemin faisant, il s’aperçoit que l’image d’un arbre tout pareil à l’autre, avec des fruits tout pareils, se présente à ses yeux le long de sa route, puis un autre, un autre, un autre encore ; et ainsi de suite, jusqu’au seuil de sa caverne.
De l’image particulière d’un certain arbre, à une heure de marche, avec des fruits bons à manger, notre premier homme s’élève à l’idée générale d’arbre fruitier. Idée générale bien primitive, bien pauvre, mais enfin réelle. Toutes les grandes découvertes commencent ainsi.
Le voici qui porte commodément en lui un arbre complet, avec ses fruits, un arbre qui n’est plus l’arbre de tel endroit, mais bien la conception générale d’arbre qui va l’avertir chaque fois qu’elle se trouve réalisée autour de lui et lui éviter bien de la peine.
Nous aurions pu, poussant plus loin notre parabole, imaginer notre premier homme cassant les branches, voire arrachant l’arbre pour le rapporter avec lui, mais, s’apercevant bientôt qu’il n’a point besoin de se donner tant de mal, puisqu’en fait il conserve dans sa mémoire un arbre qu’il n’aura plus qu’à comparer avec les autres de son canton.
Comme il en est de même pour toutes choses que ses sens lui figurent, voici notre sauvage nanti d’une belle et commode collection d’idées générales, ou du moins d’images générales, qu’il n’aura plus, comme nous le verrons plus tard, qu’à étiqueter avec des mots pour en faire profiter tous ses voisins et compagnons.
(À suivre.)
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