La Presse Anarchiste

Le « vainqueur » meurtrier

C’est une ques­tion qui inté­resse par­ti­cu­liè­re­ment les femmes de savoir quelles modi­fi­ca­tions la guerre fit subir au carac­tère des hommes. Les res­ti­tua-t-elle à la vie plus bru­taux ou plus las ? C’est à quoi ont ten­té de répondre plu­sieurs ouvrages parus depuis la paix et récem­ment la Volup­té de tuer de André Dax.

Ain­si géné­ra­li­sée d’ailleurs, la ques­tion est mal posée, les véri­tables guer­riers, les mâles bru­taux pous­sés par leurs ins­tincts sont pour la plu­part morts à la guerre — et c’est tant mieux — quant aux autres, leur facul­té d’oubli sans laquelle on ne sau­rait vivre les a ren­dus à leurs com­pagnes ce qu’ils étaient, assez médiocres

Cepen­dant on ne peut nier que la guerre ait mar­qué sur les esprits — ceux qui pensent — une telle empreinte que nom­breuses sont les œuvres qui la rappellent.

La Volup­té de tuer est encore tout plein, sinon des faits de guerre, de ses consé­quences, mon col­lègue char­gé de la rubrique des livres me par­don­ne­ra d’en dire quelques mots, pour ce qu’il apporte de nou­veau en réponse à la ques­tion ci-dessus.

La guerre, démontre André Dax, réveille en l’homme ses ins­tincts de cruau­té, l’appel au meurtre reste enten­du et le geste qui fut habi­tuel pen­dant ces longues années ne s’oublie plus.

Son héros. Michel, après avoir pris aux tran­chées le goût de la femme et de la volup­té, sent peu à peu mon­ter en lui le goût du meurtre et, trom­pé, tue son rival d’un geste qua­si machi­nal, comme si trouer la chair et faire jaillir le sang de l’ennemi était encore chose nor­male et pro­té­gée par les lois.

Tou­te­fois, le crime com­mis, la conscience lui revient. Se livrer à la jus­tice des hommes ? les­quels sont dignes de juger ? mais il expie­ra de lui-même en allant mener en Extrême-Orient, loin de toute civi­li­sa­tion, une vie âpre et dure qui le relè­ve­ra à ses propres yeux. Plus tard, celle qui ne ces­sa de l’aimer, sol­dat ou cri­mi­nel, le rejoin­dra et là, à l’aide de l’amour, il domp­te­ra la bête méchante que cha­cun porte en lui.

Il y a dans ce livre bien des digres­sions, notam­ment sur la sur­vie des âmes qui, selon Michel, se per­pé­tuent de géné­ra­tions en géné­ra­tions, appor­tant aux hommes l’hérédité bru­tale ou bien­fai­sante de leurs ancêtres.

Ce livre, écrit en une langue agréable bien qu’un peu mono­tone vaut d’être lu. André Dax a regar­dé et pen­sé avant de l’écrire, les pages où il décrit l’avenir lamen­table de l’Europe voué à une déca­dence inévi­table sont belles et pro­fondes. Ses vues sur le chris­tia­nisme qui « en dix-neuf siècles a failli trois fois au but de son fon­da­teur » sont justes. Il est seule­ment à sou­hai­ter à cet auteur pro­ba­ble­ment jeune un peu plus de ratio­na­lisme et qu’à l’avenir il étaie ses thèses sur des bases scien­ti­fiques plus solides.

Sa théo­rie est juste, la guerre a res­sus­ci­té le vieil homme : ces mul­ti­tudes d’hérédités qu’une civi­li­sa­tion appa­rente avait refou­lées au fond de l’inconscient durant ce bou­le­ver­se­ment, comme à la suite de toute catas­trophe inté­rieure ou exté­rieure. Point n’est utile pour ce faire que l’âme de ceux qui nous ont pré­cé­dé sur cette pla­nète s’incarne en nous. L’âme est un mot vide de sens. La sur­vi­vance des cel­lules ner­veuses et céré­brales suf­fit ample­ment, par l’hérédité des carac­tères acquis à trans­mettre à Tra­vers les siècles les visions de meurtre et l’aptitude à les renou­ve­ler. Cela ne va pas, au reste, sans s’accompagner des ter­reurs ances­trales qui firent les dieux, l’âme et toute la méta­phy­sique. Quant à la jalou­sie vio­lente dont nous parle André Dax, com­ment s’étonner qu’elle renaisse en des orga­nismes désaxés par la guerre et reje­tés par elle dans la bar­ba­rie primitive ?

Au temps des pre­miers hommes, la guerre ou plu­tôt la lutte entre les tri­bus ou les ani­maux était inti­me­ment liée à l’instinct sexuel. Car­pen­tier l’a démon­tré en une étude appro­fon­die : La Guerre et l’instinct sexuel — Ce que Fran­çois de Curel appelle « La danse devant le miroir » n’est autre chose que le besoin du mâle de paraître le plus fort devant la femelle de son choix. Durant les années pai­sibles, l’instinct s’est trans­for­mé et c’est la supré­ma­tie morale ou intel­lec­tuelle que l’homme a cher­ché pour conqué­rir la femme ; mais, qu’une secousse aus­si forte que peut l’être une guerre de cette impor­tance et le ver­nis que le chris­tia­nisme, les mora­listes, les phi­lo­sophes de tout genre ont essayé de poser sur la machine humaine s’écaille et voi­ci les vieux ins­tincts mis à nu.

Il est pué­ril de s’étonner ou de s’insurger contre de telles évi­dences, nous ne serons jamais que de pauvres êtres pleins de contra­dic­tions et voués par leur nature même à de brusques retours vers la qua­si-ani­ma­li­té qui fut notre lot.

Je sais, dans le peuple, des femmes qui se plaignent du chan­ge­ment fâcheux appor­té par la guerre au carac­tère de leur com­pa­gnon. Il est aus­si tar­dif qu’inutile de se lamen­ter, mieux aurait valu pré­voir et aider le futur sol­dat à être un réfrac­taire logi­que­ment révol­té contre l’ordre imbé­cile et cruel qui devait lui faire perdre les notions chè­re­ment acquises d’amour et de dou­ceur qui firent de l’anthropoïde lubrique et féroce, un homme aimant et civilisé.

Sou­hai­tons que la « pro­chaine » ne les trouve pas de même.

[/​Henriette Marc./​]

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