Comme on a pu le voir par la lecture de mes précédentes études sur Sébastien Faure et Jack London, ce n’est point par un pur caprice de mon esprit en quête de personnalités fortes et originales, que j’ai rapproché ici le grand écrivain anglo-saxon et l’orateur anarchiste français. Si je n’ai pas été au-dessous de ma tâche, ils ont pu saisir le lien de parenté intellectuelle et morale qui, malgré les différences profondes du genre, par lequel ils incarnèrent leur pensée, unissant le romancier de l’Appel de la Forêt vivant surtout dans le rêve, et le fondateur de La Ruche tout entier dominé par les immédiates réalités.
Tous deux furent non seulement les missionnaires de l’idéal socialiste et libertaire, mais ils nous en apparaissent aussi comme les véritables Juifs-Errants : Sébastien Faure vagabondant, toute sa vie d’un bout à l’autre de la France, Jack London courant le globe sans répit ni trêve jusqu’à sa mort.
Tous deux eurent à subir de la société capitaliste et bourgeoise qu’ils combattirent avec leur âpre talent, les plus cruelles, les plus tenaces et les plus sottes persécutions.
Pour compléter ce travail basé sur de curieuses et intéressantes analogies, je voudrais aujourd’hui évoquer ici, la personnalité troublante, la vie merveilleuse et courte, l’œuvre étrange d’Une que j’ai dénommé la Bonne Nomade et que notre Séverine appela la Louise Michel des Arabes, voici déjà nombre d’années.
I. Sa vie. — Une grande dame et un proscrit
Isabelle d’Eberhardt naquit à Genève, en 1877. Elle ne connut jamais son père. Sa mère, Nathalie-Dorothée-Charlolte d’Eberhard, était une très grande dame, issue de la plus vieillie noblesse russe et dont la vie orageuse, la psychologie tourmentée eussent séduit Balzac, le Balzac de la Femme de trente ans, du Curé de Village, de Béatrix et du Lys dans la Vallée. Car il y eut en elle, à la fois de Camille Maupin, de Mme de Mortsauf, et de Julie d’Aiglemont. Pour sa beauté sans rivale, des diplomates se battirent à Moscou et à Saint-Pétersbourg, des officiers de marine s’exilèrent dans les mers des Indes, et l’un d’entre eux s’y noya de désespoir, sachant bien qu’elle ne serait jamais infidèle à celui qu’elle aimait alors. Et celui-là était un révolutionnaire doublé d’un proscrit, ce dont la société capitaliste et aristocratique — sa société — ne manqua pas de lui faire un crime qu’on ne lui pardonna jamais. Oui, à cette femme dont l’âme généreuse connut toutes les fiertés, toutes les délicatesses, toutes les bontés, on fit un crime de ce qui constitue justement son plus beau titre à l’admiration de ses véritables amis. Rares furent toujours celles, parmi les mieux douées du côté du cœur, qui eussent été capables d’accomplir, ce qui fut si cruellement reproché à Nathalie d’Eberhardt. Tourner le des à la plus opulente fortune, abandonner le mari, beau, puissant, titré, glorieux même, qu’était le général de Moërder, s’arracher à une vie de plaisirs et d’élégances, pour suivre dans la solitude de l’exil un homme d’une fortune médiocre, sans jeunesse et sans beauté, et cela parce qu’elle partageait, au fond du cœur, son idéal de réparation et de rénovation sociales, sa haine implacable de la tyrannie ; tel fut son crime monstrueux.
Or, le proscrit, auquel elle sacrifia le glorieux et richissime général, n’était qu’un savant modeste, un homme doux, un noble cœur. Il s’appelait Alexandre Trophymowsky. Enfant, il avait été aimé de Tourgueneff qui fréquentait dans sa famille et que sa jeune intelligence émerveillait. À quinze ans, un triste hasard le fit assister au châtiment d’un pauvre hère, coupable d’avoir médit du général-gouverneur, et que l’on knouta jusqu’à la mort. Il s’évanouit et tel fut l’ébranlement de son système nerveux d’éphèbe, que quelques jours après, il fut atteint par une fièvre typhoïde de laquelle il faillit mourir. Deux ans plus tard, par un autre hasard, il se trouva sur la route où passait une lamentable équipe de révoltés se dirigeant, menottes aux poings et escortés par des Cosaques, vers la Sibérie. Son émotion fut non moins profonde et il tomba malade à nouveau.
Cette émotivité douloureuse, ainsi mise en branle par les atrocités du tzarisme, il la garda jusqu’au dernier de ses jours. Et il va, dès lors, sans dire que tandis que les germes du mal physique s’enracinaient en l’adolescent, la semence féconde du communisme pénétrait en son cerveau.
Sans être riche comme un boïard, Trophimowsky possédait une fortune fort enviable, dont il avait la pleine jouissance, tous ses parents étant morts. Très sobre, d’une simplicité antique, il consacrait la presque totalité de ses ressources à ses études et surtout au soulagement de ses frères en révolution.
Cependant il ne fut jamais parmi les violents des révoltés en exil. Il ne fut jamais d’ailleurs un véritable banni. Il n’avait jamais comparu devant les tribunaux de l’Empire ; aucune condamnation ne pesait sur lui. Toutefois, pendant sa vie d’étudiant, et après (Trophymowsky fut pope pendant quelque temps) il avait, à maintes reprises, manifesté des idées libérales fortement hostiles au tzarisme, et n’avait pas dissimulé ses nombreuses amitiés dans les milieux révolutionnaires de Russie et de l’étranger. Et c’est pourquoi, sans encore l’inquiéter sérieusement, la police politique le surveillait depuis longtemps et de fort près. C’est pour échapper à cette inquisition et aussi pour protester hautement contre les oppresseurs de son pays qu’il s’était volontairement exilé.
Tel fut l’homme qui servit de père intellectuel à Celle dont nous allons maintenant, avant d’apprécier l’œuvre, raconter la vie.
II. L’influence de Jean-Jacques Rousseau
Ce fut, en effet une passion vraiment paternelle que celle dont Alexandre Trophymowsky entoura l’enfance et la prime jeunesse d’Isabelle Eherhardt. Dès sa quinzième année on eut dit que ce savant modeste, travailleur infatigable, lui avait donné cette avide et insatiable curiosité de l’esprit qui lui faisait passer des journées entières et des nuits dans la bibliothèque de la villa qu’ils habitaient, à Meyrin, sur les bords du lac Léman. Oui, comme Jack London, dès quinze ans, elle lisait à se rendre aveugle et indifféremment tous les livres qui lui tombaient sous la main. Comme Jack London, science, histoire, philosophie, littérature d’imagination, vers et prose, elle dévorait tout, sans arriver à satisfaire cette effrayante boulimie de son cerveau.
Bien que, plus heureuse que Jack London, elle eut, dans Trophymowsky le meilleur des guides intellectuels, celui-ci fidèle à son idéal libertaire, ne fit jamais rien pour réformer cette avidité qui fut la sienne, en ses jeunes ans, et comme on avait fait pour lui-même, il n’en limita pas davantage le champ. Ce n’est certes pas qu’il se désintéressât de cette créature si chère, en laquelle il retrouvait à la fois avec un tressaillement de joie les traits de son propre visage et son âme d’adolescent. Bien loin de là, mais sans en rien laisser paraître et sans qu’Isabelle elle-même s’en doutât, il la regardait croître en santé, en joliesse et surveillait l’épanouissement de son intelligence juvénile comme un amateur passionné surveille l’éclosion de ses fleurs aimées.
Certain jour, un familier de la maison, esprit cultivé, mais puritain genevois quelque peu morose, s’étonnait devant lui de cette liberté d’étude ainsi laissée sans contrôle à une jeune fille de seize ans. — « Ne craignez-vous pas pour sa santé et ne craignez-vous pas aussi que les ressorts de son intelligence encore tendre n’en soient pour toujours faussés, et ne croyez-vous pas, enfin, qu’il serait bon d’introduire un peu de mesure dans les efforts de son jeune esprit ? »
— « Oui, lui répondit, non sans orgueil, Trophymowsky, pour toute autre enfant qu’Isabelle, je le craindrais et me conduirais différemment, mais elle est une de ces créatures d’élite qui n’ont besoin ni de frein ni de d’aiguillon. La robustesse de son cerveau égale celle de son estomac et c’est pourquoi, il n’est besoin pour l’un et pour l’autre, d’aucun régime, ni fortifiant, ni débilitant. Elle peut lire et manger ce qu’elle veut, sans aucun danger elle n’assimilera pas tout, ce serait prodigieux et cela ne s’est jamais vu ; mais la Nature qui lui fut exceptionnellement clémente se charge, en elle, des élaborations physique et morale clans l’équilibre et… l’harmonie dont vous parlez… »
Souvent à ces orgies de lecture succédaient des fringales de mouvement, et c’était alors des périodes assez longues, où il n’y avait dans sa vie de place que pour les exercices violents. L’équitation fut toujours celui qu’elle préféra. La jeune fille studieuse devenait alors une amazone inlassable et dont la maestria et la hardiesse étonnaient les plus audacieux cavaliers. Puis suivaient de longs voyages en chemin de fer, en bateau, et dans les vieilles pataches démodées. En compagnie des siens, elle allait à travers tout le canton de Genève, passait des jours et des jours à faire le tour du lac Léman, poussait tantôt jusqu’à Ferney, où l’attirait la grande ombre de Voltaire et plus souvent encore s’en allait vers Chambéry et les Charmettes où les souvenirs plus humbles de Jean-Jacques la remuaient chaque fois plus profondément.
Très grand, en effet, on va le voir, devait être, dans la formation de son esprit, le rôle du Philosophe de Genève, auquel elle voua le culte le plus ardent. Elle lisait, relisait ses livres, sans lassitude, vivait avec lui dans une griserie perpétuelle de lame et de cœur, s’imprégnait jusqu’au fond d’elle-même de son humanitarisme débordant. Pour bien montrer toute la profondeur de cette influence, je ne puis mieux faire que de citer ici une lettre écrite, à l’une de ses amies, alors qu’elle n’avait pas encore fini ses dix-sept ans :
« — Que deviens-tu, ma très chère, depuis que tu as quitté Genève pour ce coin de rêve qu’est Montreux ?… Que deviennent les rhumatismes de ton papa ?… Petit oncle Trof et maman te le demandent aussi, et avec beaucoup d’insistance, par ma voix. De grâce, ne fais plus la silencieuse et tiens-nous longuement au courant de vos faits et gestes comme, moi-même aujourd’hui.
« Pour ce qui est de ta Bebelle, inutile de lui demander ce qu’elle trafique en notre Meyrin, où l’hiver se poursuit plus que jamais maussade, humide et gris. Je fais ce que je faisais quand la es partie, et ce que je ferai probablement encore quand tu reviendras. Je lis Jean-Jacques, je relis ses Confessions, retenue que je suis à la villa trois jours sur quatre par cet exceptionnel mauvais temps.
« Et, à force de lire et de relire ce livre qui contient à lui seul plus d’humanité qu’il n’y en a dans les volumes qui emplissent les bibliothèques de « petit oncle », il me semble que je revis moi-même son enfance, sa prime jeunesse, tant elle m’apparaissent d’un pittoresque à la fois charmant et douloureux. Oui, très chère, à certaines heures, à certains passages de ma lecture, l’illusion est complète à ce point que, le livre fermé, j’éprouve quelque peu de peine à reprendre ma vraie personnalité.
« Il me semble que je suis vraiment née dans cette petite ruelle genevoise, au fond de ce corridor humide, dans cette pauvre maison d’ouvriers que nous avons tant de fois visitée ensemble, et devant laquelle, pourtant, je ne passe jamais encore sans essuyer un peu mes yeux…
« Mais c’est surtout quand j’arrive au Jean-Jacques des Charmettes, à ces pages inoubliables, que je me sens le plus émue. Oui, chère, des larmes d’une douceur infinie mouillent toujours mes paupières, en les lisant, et c’est avec les yeux de l’esprit, que j’arrive à la fin des phrases dont je sais par cœur la plupart.
« Alors, aussi, la fusion de mon âme dans celle de l’adolescent recueilli par Mme de Warens se trouve parachevée. Il faut dire que notre existence de Meyrin, notre villa même et son cadre ont, avec l’existence de ces deux créatures bénies de Dieu, en leur ermitage alpin, des analogies qui facilitent et complètent l’illusion.
« Comme la maison des Charmettes, notre villa, tu le sais, est ouverte à qui veut entrer.
« Du matin au soir, sauf dans la bibliothèque où travaille « petit oncle », c’est partout, de la cuisine au grenier, un va-et-vient de pauvres gens qui demandent à voir maman ; tous les malheureux du voisinage courent après elle, comme les infortunés de la vallée des Charmettes couraient derrière la bonne Mme de Warens.
« Et c’est plus frappant encore, quand je la vois brassant, comme elle, d’incessants et grandioses projets, pour donner libre cours à sa débordante charité : création d’orphelinats, de fermes modèles, de refuges, etc., puis passant tout à coup à des moyens plus pratiques et plus modestes et confectionnant, ou faisant confectionner des layettes pour quelque pauvresse à la veille d’accoucher.
« Et je me sens alors, ma chère, très fière de posséder une « maman n belle, douce et charitable infiniment comme la « maman » de mon Jean-Jacques, dont je suis vraiment la sœur.
« Mais ne suis-je rien que cela ? Tu vas rire, ma très chère, de toutes ces abracadabrantes folies… Tant pis… Oui, je suis amoureuse de mon « Philosophe » et, il n’y a, pour le moment, que deux créatures, dont, en tant que femme, j’envie le sort : Thérèse Levasseur et Mme d’Houdetot. Ah ! je t’assure bien que si j’avais été la première, j’aurais su me faire aimer, aimer d’amour, et je te jure qu’il n’y aurait pas eu pour la seconde la moindre petite place dans son cœur.
« Et, si j’avais été celle-ci, oh ! ce bon M. d’Houdetot !… enfin, je ne vais pas plus loin, tu me comprends… Non, rien, vois-tu n’aurait égalé pour moi le bonheur de l’aimer et de vagabonder avec lui.
« Il est un autre rêve que je fais toujours en le lisant : j’aurais voulu naître et vivre pauvre, errant comme lui, et, à défaut de son génie, posséder son amour de l’humanité… »
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Et voici maintenant un court billet tout plein de cette passion pour Jean-Jacques, où se trouve exprimé mieux encore peut-être combien durable et profonde fut sur son esprit et sur son âme, l’influence du philosophe, qui passa sa vie à vagabonder :
« L’essentiel de ta lettre, ma bonne Marie, c’est que vous allez nous arriver ; inutile de te dire que je compte les jours. Sais-tu le beau projet que je forme pour la fin du prochain printemps. Écoute-moi bien et prépare-toi dès maintenant.
« Nous referons, si tu le veux, le pèlerinage aux Charmettes, que nous limes voici deux ans. Mais cette fois, nous arriverons jusqu’à Aix-lesBains, où tu me dis que ton papa doit sous peu séjourner longuement, par ordre de la Faculté. Il sera donc facile de trouver une combinaison qui le servira et nous servira également.
« Nous irons aussi à cette île Saint-Pierre et à ce Val-de-Travers, ou notre idole a vécu des heures si tragiques et dont je ne puis lire les descriptions sans me sentir toute attendrie. Nous y retrouverons, j’en suis sûre, des émotions aussi profondes que lorsque, voici deux ans, nous visitions pédestrement tous les jolis coins du Léman, ce merveilleux cadre si proche de nous, et dans lequel il a placé les amours de Julie et de Saint-Preux.
« Je brûle de voir cette petite maison de Moûtiers, où il vécut des heures terribles, où de vilaines gens essayèrent de le lapider, mais où, en revanche, il eut le bonheur d’être protégé par Mylor Maréchal, la plus belle figure des Confessions et aussi le plus noble, le plus touchant de ses vrais amis.
« Vite, vite donc, revenez-nous, je languis, je languis de réaliser ce beau projet à un degré que tu ne peux imaginer. »
Nous verrons prochainement, par d’autres lettres non moins suggestives, comment cette passion pour Jean-Jacques se mua plus tard chez elle en un amour profond des victimes de l’impérialisme colonial, et plus enclore en ce besoin de sacrifice et d’abnégation qui devait la dominer toute entière, à travers sa courte vie errante (elle mourut à 27 ans) et faire d’elle la « Louise Michel » des Arabes et du Sahara.
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