La Presse Anarchiste

La “Louise Michel” du Sahara, Isabelle Eberhard

III. Une empêcheuse de voler en rond

Voi­ci donc Isa­belle Ebe­rhardt sur la terre algé­rienne. Nous sommes en 1897 ; elle a vingt ans à peine ; elle est seule au monde et sa mère et son oncle étant morts, elle pos­sède une petite for­tune. Après un court séjour à Bône où elle apprend assez d’arabe pour se pas­ser d’interprète, elle com­mence, sous ce ciel d’Afrique dont elle est depuis si long­temps amou­reuse, la vie errante qui devait être la sienne jusqu’à sa fin.

Sans autre com­pa­gnon que son che­val de race pure, ayant revê­tu, pour plus de com­mo­di­té et aus­si par goût esthé­tique, l’ample cos­tume arabe, le blanc bur­nous du bédouin, elle laisse der­rière elle les banales et tumul­tueuses cités du Tell, et s’élance à tra­vers les soli­tudes du Sud Tuni­sien, de l’Est Algé­rien et du Saha­ra constan­ti­nois. « Quand on est jeune, il est des matins triom­phants », chan­ta Vic­tor Hugo. C’est le regard rem­pli d’extase et le cœur bat­tant d’allégresse que, pen­dant les pre­miers jours de sa nou­velle exis­tence, Isa­belle avait salué les aurores du Saha­ra après des nuits d’une lumi­no­si­té divine, où noc­ti­luques, lucioles et verts lui­sants avaient éclai­ré son som­meil, étoiles minus­cules répon­dant aux sou­rires innom­brables de leurs grandes amies du ciel.

Hélas ! les plus vifs bon­heurs de la terre sont aus­si les plus courts, et notre jeune vaga­bonde ne tar­da pas à voir se dres­ser devant le sien, sous la forme de l’autorité tra­cas­sière des bureaux arabes, un obs­tacle auquel elle n’avait pas songé.

Une jeune fille de vingt ans, seule, en cos­tume arabe mas­cu­lin, par­cou­rant à che­val le Saha­ra à un moment de l’année où l’ardente magni­fi­cence de son soleil en éloigne les plus intré­pides voya­geurs, c’était déjà plus qu’il n’en fal­lait pour intri­guer et inquié­ter nos vieilles « culottes de peau ». Si vous ajou­tez à cela qu’elle s’était don­né par­tout, sur son pas­sage, comme un jeune jour­na­liste et écri­vain musul­man signant Mah­moud, vous com­pren­drez aisé­ment que l’étonnement inquiet de ces mes­sieurs ne devait pas tar­der à se muer en une franche hostilité.

De cette hos­ti­li­té la vaillante jeune fille fut har­ce­lée presque jusqu’à la fin de sa tra­gique destinée.

Lisez plu­tôt les lignes sui­vantes qu’elle écri­vait, dans la Petite Gironde, à la date du 23 avril 1903 :

« En 1900, je me trou­vais à Eloued, dans l’extrême Sud-Constan­ti­nois. J’y ren­con­trai M. Sli­man Ehn­ni, alors maré­chal des logis de spa­his ; nous nous mariâmes selon le rite musulman. 

» En géné­ral, dans les ter­ri­toires mili­taires, les jour­na­listes sont mal vus, leur qua­li­té d’empêcheurs de dan­ser en rond… Tel fut mon cas : dès le début, l’autorité mili­taire, qui est là-bas, en même temps, admi­nis­tra­tive (bureaux arabes) me témoi­gna beau­coup d’hostilité ; aus­si, quand nous mani­fes­tâmes, mon mari et moi, l’intention de consa­crer notre mariage isla­mique par une union civile, l’autorisation nous en fut refusée. 

» Notre séjour à Eloued dura jusqu’en jan­vier 1901, époque à laquelle je fus, dans Is cir­cons­tances les plus mys­té­rieuses, vic­time d’une ten­ta­tive d’assassinat de la part d’une sorte de fou indi­gène. Mal­gré mes efforts, la lumière ne fut pas faite sur cette his­toire, lors du pro­cès qui eut lieu en Juin 1901, devant le Conseil de guerre de Constantine.

» Au sor­tir du Conseil de guerre, où j’avais natu­rel­le­ment dû com­pa­raître comme prin­cipal témoin, je fus brus­que­ment expul­sée du ter­ri­toire algé­rien (et non de France) sans qu’on dai­gnât même m’exposer les motifs de cette mesure. Je fus donc bru­ta­le­ment sépa­rée de mon mari ; étant natu­ra­li­sé fran­çais, son mariage musul­man n’était pas valable.

» Je me réfu­giai près de mon frère de mère, à Mar­seille, où mon mari vint bien­tôt me rejoindre, per­mu­tant au 9e hus­sards. Là, l’autorisation de nous marier nous fut accor­dée après enquête et sans aucune dif­fi­cul­té… Il est vrai que c’était en France, bien loin des pro­con­su­lats mili­taires du Sud-Constan­ti­nois. Nous nous mariâmes à la mai­rie de Mar­seille, le 17 octobre 1901.

» En février 1902, le ren­ga­ge­ment de mon mari expi­rant, il quit­ta l’armée et nous ren­trâmes en Algé­rie. Mon mari fut bien­tôt nom­mé khod­ja (secré­taire-inter­prète) à la com­mune mixte de Ténès, dans le nord du dis­trict d’Alger, où il est encore.

» Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aven­tu­reuse, affran­chie des mille petites tyran­nies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu » et avide de vie au grand soleil, chan­geante et libre. »

Ce que la jeune Slave, aus­si vaillante que modeste, ne dit pas dans ces quelques lignes où elle résu­ma sa courte et glo­rieuse exis­tence, ce sont les tré­sors de dévoue­ment, d’abnégation, qu’elle répan­dit autour d’elle, par­mi les pauvres « mes­ki­nès » per­pé­tuel­le­ment bri­més, tra­qués, spo­liés, mar­ty­ri­sés, et qu’elle ne ces­sa jamais de défendre de sa plume élo­quente contre l’implacable vain­queur, ris­quant ain­si sa propre sécu­ri­té. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que toutes les heures qu’elle ne consa­crait pas à cou­cher sur le papier les impres­sions de sa vie vaga­bonde, à magni­fier, dans l’œuvre que nous étu­die­rons tout à l’heure, la splen­deur triste du Saha­ra, elle les don­na sans comp­ter aux plus humbles, aux plus misé­reux de ces bédouins, vain­cus, rési­gnés, qu’elle aima comme des frères et qui l’aimèrent comme une sœur de cha­ri­té, dans la belle et noble accep­tion de ce mot…

Ce qu’elle ne dit pas c’est que, pen­dant le dolent et pres­ti­gieux sep­ten­naire de sa vie, sous le ciel d’Afrique, alors que de sa petite for­tune il ne lui res­tait pas un sou, elle alla errant par­mi les tri­bus les plus misé­rables, rognant sur sa maigre pitance pour cal­mer les entrailles de l’affamé, dis­tri­buant un peu de qui­nine aux nomades tor­dus par le tehem, pan­sant de sa main fine et blanche l’œil puru­lent de l’enfançon, fai­sant revivre en sa mémoire tous ses sou­ve­nirs d’étudiante en méde­cine, et met­tant ain­si sa propre misère ingé­nieuse et savante au ser­vice de la misère inson­dable qu’est la misère du Saharien.

Telle fut sa vie, pas­sée tout entière à errer d’un bout à l’autre du Saha­ra, tan­tôt seule, tan­tôt en com­pa­gnie de pâtres ou de chas­seurs, dont elle par­ta­geait la galette dure ou les dattes ava­riées ; s’attardant dans les oasis auprès des « rha­mnès » misé­rables, heu­reux d’offrir à celle qu’ils appe­laient leur « bon tou­bib » la maigre hos­pi­ta­li­té de leurs mai­son­nettes de « tob », occu­pant ses veillées à écrire ses impres­sions et à noter le pays. Car Si Mah­moud avait tou­jours sur elle, dans la poche de son « saroual » ou dans le capu­chon de son bur­nous, un crayon et un car­net. Et tan­tôt sur la crête d’une dune, tan­tôt au bord d’une tombe dans un cime­tière arabe, tan­tôt encore sur la mar­gelle d’un puits ou à l’ombre d’un pal­mier, elle sor­tait l’un et l’autre, s’asseyait et pen­dant des heures entières, elle écrivait.

Ce fut, en effet, la pas­sion d’écrire qui, avec celle du Désert, de l’Arabe et de la vie nomade, rem­plit sa vie.

Ne disait-elle pas un jour, dans une de ses lettres au véné­rable Abdul Wahab, qui fut, pour elle, un savant ini­tia­teur dans les choses d’Islam :

— « Peut-être avez-vous devi­né chez moi l’ambition de me faire un nom par ma plume (chose que je n’espère pas atteindre, ambi­tion qui reste chez moi au second plan). J’écris parce que j’aime le « pro­ces­sus de créa­tion lit­té­raire » ; j’écris comme j’aime, parce que telle est ma des­ti­née probablement… »

Elle écri­vait encore, la veille du jour tra­gique où l’« oued » qui bai­gnait le vil­lage d’Aïn-Sefra, débor­dant subi­te­ment, l’ensevelit sous une misé­rable hutte de boue.

Quand on reti­ra son cadavre des décombres, on trou­va près de lui un manus­crit qui n’était rien moins qu’un chef‑d’œuvre.

IV. « Dans l’ombre chaude de l’Islam »

Oui, ce livre est assu­ré­ment le plus beau des quatre dont se com­pose l’œuvre que nous allons main­te­nant analyser.

Tous nos orien­ta­listes de paco­tille, colo­niaux en pan­toufles, globe-trot­ters d’anti­chambre, écri­vas­siers mâles et femelles, caco­graphes qui se pré­tendent « exo­tiques » pour être allés, avec un cir­cu­laire éco­no­mique, de Mont­martre ou de Pon­toise à Bis­kra, tous les gra­pho­manes, neu­ras­thé­niques et affai­blis, clients plus ou moins cos­sus de l’agence Cook qui éprouvent le besoin de noir­cir, au cours de voyages sani­taires, des tas de papiers, pâlirent de jalou­sie en lisant ceci :

[|l’étalon noir|]

Le soir, un soir rouge, aux lourdes vapeurs san­glantes, sur le vide de la plaine. Au-delà de l’Oued, sur les confins du désert, un mon­ceau de ruines rousses, des pans de mur, des assises de tours fou­droyées, l’ancien ksar de Zek­kour, détruit par le Sul­tan noir, et dont les décombres durent ain­si indé­fi­ni­ment ache­vant len­te­ment de s’effriter au soleil et ser­vant de repaires aux tri­bus veni­meuses des vipères et des scorpions.

Nous pas­sons len­te­ment devant cette déso­la­tion, et tout à coup une autre vision sur­git, qui me secoue d’une sen­sa­tion étrange.

Sur le bord de la route, une masse noire s’agitait, souf­frait. Quand nous pas­sâmes cette car­casse se dres­sa dans un effort sac­ca­dé : c’était un che­val, les deux pieds de der­rière bri­sés, qui ago­ni­sait là, tout seul, dans le soir mourant.

L’étalon noir s’arc-bouta sur ses deux jambes ner­veuses lan­cées en avant, son poi­trail trem­blait, et il ten­dait ses naseaux san­glants vers nos juments.

Sou­dain, son grand œil ter­ni se ral­lume, et il pousse un long hen­nis­se­ment, der­nier appel tendre vers les fré­mis­santes femelles, comme un cri de révolte et de douleur

Dji­la­li décroche son fusil, ajuste la bête mou­rante, un coup part sec, bru­tal : l’étalon noir roule sur le sol rouge, fou­droyé, avec son regard trou­blé, avec son der­nier cri d’amour.

Et incons­ciem­ment, Dji­la­li me dit dans un rire sain et pué­ril : « Il a de la chance ; celui-là, il est mort amoureux. « 

La nuit tombe sur les ruines de Zek­kour la dévas­tée et sur le cadavre de l’étalon noir. »

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Moi-même, quand pour la pre­mière fois, à l’étalage d’un libraire des bou­le­vards, je lus cette page et celles d’avant et celles d’après, j’avais, le pieds dans une boue gla­ciale et mes mains étaient bleues de froid. Le ther­mo­mètre du pro­chain pas­sage n’était pas loin de zéro.

Et pour­tant, la tié­deur du soleil d’Afrique m’enveloppait, chair et âme, et dans mes pru­nelles éblouies par la splen­deur de cette prose, pas­sèrent la splen­deur des immen­si­tés déser­tiques, le charme péné­trant des « ksour » et la gloire des oasis

À ma droite, un « vieux mar­cheur » d’une élé­gance dou­teuse, monocle à l’œil, par­cou­rait une « cochon­ne­rie » quel­conque, tan­dis qu’à, ma gauche un ecclé­sias­tique, membre sans doute de la Ligue Béren­ger, feuille­tait d’un index mal­propre, un trai­té de fla­gel­la­tion. L’un sen­tait le lupa­nar du voi­si­nage ; de l’autre s’exhalait une odeur de bouc.

Et pour­tant, à lire l’œuvre d’Isabelle, il me sem­blait que j’étais loin, bien loin du Paris fan­geux, dans le Sud de notre Afrique lumi­neuse, sous les pal­miers du Figuig ou de Toug­gourt. Et de beaux vieillards à la longue barbe nei­geuse comme leur bur­nous cir­cu­laient silen­cieux et sou­riants autour de moi, en même temps que des ado­les­cents aux yeux larges, au torse de bronze fin et poli comme un miroir !

Un par­fum suave de jas­min et de man­da­rine mon­tait des proches jar­dins et j’entendais, avec le sou­pir des palmes roses, le chant si doux de la flûte bédouine et la voix grave d’un conteur arabe nar­rant la vie mer­veilleuse du désert. Oui, à ce point l’œuvre fié­vreu­se­ment feuille­tée de cette jeune lemme errante avait pris mon âme de vieux vaga­bond impé­ni­tent, que, mal­gré la boue, la brume et le froid, mal­gré la tris­tesse gla­ciale qui tom­bait du ciel pari­sien, j’étais bien « dans l’ombre chaude de l’islam »».

Le soir même, j’emportais le livre à la biblio­thèque de la Chambre et, dans la calme tié­deur du cabi­net de lec­ture au confor­table bour­geois, je lus ces pages, avec la len­teur atten­tive et pas­sion­née d’un paléo­graphe tom­bé sur un palimp­seste curieux. À cette heure, dans la salle des séances, on se cha­maillait à pro­pos de je ne sais plus quelle gaffe com­mise par l’Exécutif. Mai ni les hur­le­ments, ni les cris, ni les fré­mis­se­ments des pupitres n’arrivaient jusqu’à moi dans cette « thé­baïde » sacrée des livres où je me com­plai­sais. Ah ! que j’étais loin, bien loin du Palais-Bour­bon, et quel beau rêve je fis, empor­té dans le steppe soleilleux, à tra­vers le désert roux, par la fine cavale arabe de la douce et trou­blante « Si-Mahmoud ».

En cette hiver­nale après-midi, je revé­cus et mes livres déjà loin­tains et mes douze années de vaga­bon­dage dans la brousse sou­da­naise sous le pal­miers des Antilles, et sur les arroyos chinois.

Ô le beau livre dont chaque page est éclai­rée, par la grande lumière d’Afrique, où l’on sent pal­pi­ter l’âme même de l’Algérie.

Lisez ces cha­pitres, inti­tu­lés : En route, Le drame des heures, Mon­tagne de lumière, Souffles noc­turnes, Le retour du trou­peau, Puis­sances d’Afrique, Cher­cheurs d’oubli, Prin­temps au désert ; et vous ver­rez qu’ils sont dignes de figu­rer dans une Antho­lo­gie de la lit­té­ra­ture exo­tique, à côté des plus belles pages de Fro­men­tin et de Loti.

V. « Notes de route »

Même ori­gi­na­li­té, même mai­trise, même sobrié­té lumi­neuse dans les Notes de route qui parurent deux ans après, en 1908, et qui contiennent, outre ses impres­sions algé­riennes, d’exquises sen­sa­tions de la Tuni­sie et du Maroc. La vie vaga­bonde et rêveuse qu’elle mena en l’écrivant s’y reflète comme le pal­mier dans l’eau claire de la « séguia ».

Oui, vrai­ment, avant d’être écrit, ce livre, il fut rêvé et vécu par elle, au milieu de ses frères, les bédouins, dont elle nous dit la pit­to­resque pau­vre­té, la sublime simplicité.

Les pages qu’elle y consacre à dépeindre les mau­vais trai­te­ments dont ils sont vic­times comptent par­mi les plus belles, les plus ven­ge­resses qui aient jamais été écrites contre l’odieuse cruau­té de leurs vainqueurs.

Je m’en vou­drais de ne pas citer ici celles où elle décrit la façon impi­toyable dont était pré­le­vé en Tuni­sie le scan­da­leux impôt de la « Med­j­ba », contre lequel je me suis éle­vé moi-même, non sans viru­lence, dans ma « Sueur du bur­nous ».

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… J’étais venu là avec un jeune Kha­li­fa de Monas­tir, Si Lar­bi Cha­bet, pour récol­ter les arrié­rés de la « med­j­ba », l’impôt de capi­ta­tion que payent les indi­gènes dans la cam­pagne en Tunisie.

Si Lar­bi ne se dou­ta jamais que j’étais une femme, il m’appelait son frère Mah­moud, et je par­ta­geai sa vie errante et ses tra­vaux pen­dant deux mois.

Par­tout, dans les sombres tri­bus indo­ciles et pauvres, l’accueil nous fut hos­tile. Seuls, les bur­nous rouges des spa­his et les bur­nous bleus des « deï­ra » en impo­saient à ces hordes famé­liques… Le bon cœur de Si Lar­bi se ser­rait, et nous avions honte de ce que nous fai­sions, lui par devoir, et moi par curio­si­té, comme d’une mau­vaise action.

Au sor­tir de Mok­nine, sépa­rée des oli­ve­raies par les haies de hen­di (figuiers de Bar­ba­rie) la route va, pou­dreuse et droite, et les oli­viers semblent l’accompagner indé­fi­ni­ment, ondu­leux comme des vagues, et argen­tés à leur som­met comme elles.

… Une petite mos­quée fruste, d’un jaune ter­reux, rap­pe­lant les construc­tions en toub du Sud, quelques mai­sons de la même teinte d’ocre, quelques décombres, quelques tom­beaux dis­sé­mi­nés au hasard : c’est le pre­mier hameau d’Amira, Sid’ Enn’ eidja.

Devant la mos­quée, une petite cour enva­hie d’herbes folles et, au fond, une sorte de réduit voû­té, à côté duquel un figuier étale ses larges feuilles, velou­tées. Et là se trouve le puits, pro­fond et glacé.

Isa­belle Ebe­rhardt nous montre alors les spa­his et les deï­ra intro­dui­sant le cheikh, grand vieillard à pro­fil d’aigle, aux yeux fauves, et tous les anciens de la tri­bu, accom­pa­gnés de leurs fils grands et maigres soys keyrs sef­sé­ris en loques, étrange ramas­sis de visages brû­lés par le soleil et le vent, de têtes éner­giques jusqu’à la sau­va­ge­rie, au regard sombre et fermé.

Le cheikh four­nit de longues expli­ca­tions embrouillées sur un ton pleu­rard. À chaque ins­tant, autour de lui, des cris éclatent, for­mi­dables, avec la véhé­mence sou­daine de cette race vio­lente, qui passe du silence et du rêve au tumulte. Tous affirment leur misère.

On fait l’appel, d’après une liste :

— Moha­med ben Moham­med ben Doul !

— An’ame (Pré­sent).

— Com­bien dois-tu ?

— Qua­rante francs.

— Pour­quoi ne payes-tu pas ?

— Je suis rouge-nu. (Idio­tisme tuni­sien pour dire fakir, pauvre.)

— Tu n’as ni mai­son, ni jar­din, ni rien ?

« D’un geste de rési­gna­tion noble, le Bédouin lève la main.

— Elhal-hel Allah ! (La chance appar­tient à Dieu.)

— Va‑t’en à gauche.

« Et l’homme, le plus sou­vent s’éloigne rési­gné, et va s’asseoir, la tête cour­bée ; à mesure les spa­his les enchaînent ; demain l’un des cava­liers rouges les mène­ra à Mok­nine, et de là à la pri­son de Monas­tir, où ils tra­vaille­ront comme des for­çats, jusqu’à ce qu’ils aient payé…

Ceux qui avouent pos­sé­der quelque chose, une pauvre chau­mière, un hameau, quelques mou­tons sont lais­sés en liber­té, mais le kha­li­fa fait sai­sir par les deï­ra ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent dou­lou­reu­se­ment quand des femmes en larmes amènent la der­nière chèvre, la der­nière bre­bis à qui elles pro­diguent des caresses d’adieux.

Puis, traî­nant avec nous une troupe morne et rési­gnée d’hommes enchaî­nés, mar­chant à pied, entre nos che­vaux, nous allons plus loin…

Chra­hel, que les let­trés appellent Ischrahil.

Quelques mai­sons dis­sé­mi­nées entre les oli­viers plus luxu­riants que par­tout ailleurs… Nous dres­sons notre tente de nomades en poil de chèvre, basse et longue.

Ives spa­his et les deï­ra s’agitent sous leur cos­tumes écla­tants, allu­mant le feu, s’en vont réqui­si­tion­ner la dif­fa, le sou­per de bien­ve­nue offert de bien mau­vais cœur hélas !

Si Lar­bi, le spa­hi Ahmed et moi, nous allons errer un ins­tant dans le vil­lage, au crépuscule.

Nous trou­vons une jeune femme, seule, qui cueille des figues de Barbarie.

Ahmed s’avance et lui dit :

— Donne-nous des figues, chatte ! Enlève les épines, que nous ne nous piquions pas, ô beauté !

La Bédouine est très belle et très grave.

Elle fixe sur nous le regard hos­tile et fer­mé de ses grands yeux noirs.

— La malé­dic­tion de Dieu soit sur vous ! Vous venez pour prendre notre bien !

Et elle vide vio­lem­ment à nos pieds son couf­fin de figues, et s’en va.

Le cava­lier rouge, avec un sou­rire félin, étend la main pour la sai­sir, mais nous l’en empêchons.

— Assez d’arrêter de pauvres vieux, sans tou­cher encore aux femmes ! dit le khalifa.

— Oh ! Sidi, je ne vou­lais pas lui faire du mal !

Et pour­tant ces hommes revê­tus de cou­leurs écla­tantes sortent de ce même peuple dont ils connaissent la misère pour l’avoir par­ta­gée. Mais le spa­hi n’est plus un Bédouin, et, sin­cè­re­ment, il se croit très supé­rieur à ses frères des tri­bus, parce qu’il est soldat…

… Après avoir lu ces lignes, vous ne serez pas éton­né (les mille vexa­tions, pour ne pas dire plus, dont la bonne Nomade, la Nihi­liste, comme on l’appelait, fut abreu­vée par l’autorité tant mili­taire que civile, au cours de sa brève et dolente vie.

VI. « Trimardeur »

Avec Tri­mar­deur, Isa­belle Ebe­rhardt chan­gez sa note et s’attaque, avec une vaillante maî­trise, au grand roman d’étude psy­cho­lo­gique et de caractère.

Si ceux, offi­ciers et civils, qui pen­dant son séjour dans les ter­ri­toires mili­taires du Sud-Algé­rien, la signa­lèrent comme une nihi­liste, inutile ou mal­fai­sante et la trai­tèrent comme telle, avait lu ce livre, ils auraient vu com­bien furent calom­nieuses leurs insi­nua­tions et odieuses leurs brimades.

Ils auraient vu que loin d’être celui du nihi­liste contem­pla­tif, abou­lique, éter­nel malade de la volon­té, ou celui du nihi­liste per­pé­tuel­le­ment agi­té, ne rêvant que des­truc­tion sans recons­truc­tion, l’idéal social de la « Bonne Nomade » repo­sait sur une concep­tion révo­lu­tion­naire, logique, pra­tique, qu’elle incar­na dans son héroïne, la mili­tante Véra Gou­rie­wa. D’un bout à l’autre de son livre, Véra Gou­rie­wa, dont l’auteur a pétri l’âme avec un peu de la sienne, tra­vaille sans répit ni trêve à sau­ver de ce nihi­lisme mor­bide Dimi­tri Orscha­now, le Trimardeur. 

Sans las­si­tude, avec une patience fra­ter­nelle, elle s’efforce de lui mon­trer qu’un intel­lec­tuel comme lui, à qui la Nature, bonne mère, pro­di­gua les dons les plus pré­cieux de l’esprit et du cœur, com­met un crime de lèse-huma­ni­té, en n’aidant pas de toute son éner­gie, de toute son intel­li­gence, l’œuvre de recons­truc­tion sociale à laquelle sont atta­chés les, révo­lu­tion­naires pra­tiques de Rus­sie et de tous les autres pays.

Avec une atten­dris­sante téna­ci­té, elle veut l’arracher au caba­ret où il passe une bonne par­tie de sa vie, le sevrer de l’alcool et de l’opium, dans les­quels il cherche l’exaltation de ses rêves noirs. Pour arri­ver à ses fins, pour mener à bien la noble tâche de sous­traire une âme d’élite à la déchéance et la rendre à l’œuvre révo­lu­tion­naire, elle n’hésite pas ; de « sœur de com­bat » elle devient « amante », lui fait l’abandon com­plet de sa jeu­nesse et de sa beau­té. Une joie pro­fonde s’empare d’elle quand elle voit Dir­ni­tri aban­don­ner peu à peu avec sa vie de bouge son nihi­lisme contem­pla­tif d’alcoolique et d’opiomane, pour mener avec les cama­rades actifs le bon com­bat révolutionnaire.

Mais hélas ! pré­caire appa­rait bien­tôt la gué­ri­son ! Voi­ci, en effet, que sur­git dans sa vie, Orlow, un nihi­liste mys­tique qui ne croit pas à la science, la déclare inca­pable d’améliorer l’homme, dénie à celui-ci tout rôle spé­cial, et ne recon­naît d’utilité qu’à la des­truc­tion. Dimi­tri Orscha­now se laisse gri­ser par la faconde de cet apôtre du déses­poir, et le voi­ci réfu­gié à Genève, repris par sa vie cra­pu­leuse d’antan. Pro­fon­dé­ment attris­tée, mais non décou­ra­gée Véra la mili­tante ten­te­ra encore une fois sa résur­rec­tion. Vains efforts ! Dimi­tri renonce à son amour, il s’enfuit de Genève, vient Mar­seille, passe ses nuits et ses jours dans les caba­rets en com­pa­gnie de ner­vis et de pros­ti­tuées jusqu’au jour pro­chain ou, croyant réa­li­ser son idéal d’individualisme mor­bide et d’irréalisable liber­té, il va bête­ment s’échouer dans le bagne mili­ta­riste de la Légion étrangère.

Tel est ce livre d’une forme ner­veuse et sobre, d’une docu­men­ta­tion sûre, d’une psy­cho­lo­gie péné­trante et qui certes, est loin d’avoir obte­nu le suc­cès qu’il méritait.

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Cette étude sur l’œuvre d’isabelle Ebe­rhardt serait incom­plète si nous ne signa­lions « Mek­toub », une longue nou­velle qui a pour cadre Tunis, les Nou­velles Algé­riennes, et les Contes Saha­riens.

Non moins colo­rés, non moins vivants et minu­tieu­se­ment docu­men­tés que les Notes de route, ils lurent écrits pen­dant les trois années qui pré­cé­dèrent son voyage dans l’Extrême-Sud-Oranais, sa marche ultime vers la dune d’Aïn-Sefra, où était mar­quée depuis tou­jours, la place de son tombeau.

VII. In Memoriam

Me voi­ci arri­vé au terme de cette étude qui m’a per­mis de revivre les jours pas­sés à enquê­ter sur la vie de la Bonne Nomade à tra­vers les blanches villes du Tell, les oasis et les dunes du Sahara.

Il n’y a pas bien .long­temps encore, je reve­nais pour la troi­sième fois dans l’Extrême-Sud-Oranais, où, par­tout, depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais.entcndu les Bédouins chan­ter les louanges de leur glo­rieuse amiz. J’étais allé por­ter des roses du Tell, des jas­mins et des vio­lettes du Télem­ly sur son humble tombe musul­mane dans le petit cime­tière déser­tique où elle dort en paix son der­nier sommeil…

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Elle dort sous la dune à la robe de moire,
Non loin du « ksar » aimé, sous le pal­mier hautain
Dont les palmes, le soir, chantent sa jeune gloire
Et bénissent le dieu qui fixa son Destin ;
Car ceux-là seuls, dont l’âme a des ins­tincts vulgaires
Dési­rent de longs jours. Mais le cœur haut placé
Ne demande au Sei­gneur que le temps nécessaire
Pour trans­mettre, en cou­rant, le flam­beau du passé.
Pour la remer­cier de sa pitié divine,
Aux entours de sa tombe, en les soirs lumineux,
Les pâtres accor­dant la flûte bédouine
Lui diront la chan­son qu’elle chan­ta pour eux…

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Dors, en paix, douce Isa­belle, sous les pal­miers d’Ain-Sefra ! Pour toi, je suis ten­té d’implorer le sable d’or qui le recouvre, de même que Méléagre de Gada­ra implo­ra le sol de l’Hellade pour son amante fau­chée, comme toi, par la Mort, en son printemps :

Terre d’Afrique, sois légère

À celle qui a si peu pesé sur toi.

Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleu­rettes de la tombe, ouïr les fières et pieuses paroles que lais­sa tom­ber devant moi le bon caïd de Touggourt :

« Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades pous­sant leurs cha­meaux étiques, char­gés de misère, depuis les oasis figui­guiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, sa mémoire ne péri­ra pas. »

Dors en paix ! Issue, comme une recon­nais­sance éter­nelle du Désert que ta plume a glo­ri­fié, la Légende, har­mo­nieuse, impé­ris­sable attend ton âme au seuil des siècles futurs, peut-être même, en ces jours loin­tains, seras-tu la dji­nia bien­fai­sante, la fée clé­mente et sub­tile dont le pas­tour saha­rien implore les grâces pour son trou­peau. Tu gué­ri­ras sa bre­bis malade, tu ren­dras sa chèvre féconde, et la nuit, à che­val sur un rai de lune, tu sou­ri­ras dans leurs rêves, aux cha­me­liers endormis.

Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille, poé­ti­que­ment ara­bi­sé, tu devien­dras la sainte, la Lel­la véné­rée, qui repose dans la blanche koub­ba déser­tique, à l’ombre du soli­taire dat­tier et où, entre deux étapes, vien­dront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu chantas.

Ô toi, la Bonne Nomade, la « Louise Michel » du Saha­ra, dors en paix, sous les pal­miers d’Aïn-Sefra.

[/​P. Vigné d’Octon./​]

La Presse Anarchiste