La Presse Anarchiste

Fidélité féminine

« Sou­vent femme varie » dit la vieille chai, son qu’aiment à fre­don­ner les hommes… peu fidèles, pour se faire par­don­ner, sans doute, leurs propres infi­dé­li­tés. Car si la femme est d’humeur chan­geante (du moins ils le disent) les hommes ne le sont pas moins. 

Et cepen­dant, en dépit de leurs dires, et de la chan­son, la femme est fidèle, elle garde en géné­ral, dans l’affection qu’elle voue à un homme, plus de conti­nui­té et plus de dévoue­ment que lui. Pour elle, l’amour est le grand but de la vie tan­dis qu’il reste pour l’homme, si affec­tueux, si pas­sion­né, soit-il, une pré­oc­cu­pa­tion tem­po­raire. La femme n’a point, comme lui une vie mou­ve­men­tée, absor­bée par l’étude, le tra­vail, la vie sociale, la pro­pa­gande : sa vie à elle est concen­trée bien sou­vent — trop sou­vent — dans sa mai­son, dans sa famille. Elle a besoin de sécu­ri­té, de tran­quilli­té, et cette dis­po­si­tion natu­relle l’incline à s’attacher au pas­sé, avec ses pré­ju­gés et ses erreurs mêmes.

Fon­da­trice du foyer, elle a, semble-t-il besoin de consa­crer sa vie à un même homme, et la nature l’a créée plus fidèle que lui. Un immense besoin d’aimer, un besoin de s’appuyer, peut-être, lui font recher­cher, de pré­fé­rence aux autres unions, l’union durable, l’abri sûr et accueillant où elle pour­rait se réfu­gier et dont elle serait la gardienne,

« L’instinct mono­ga­mique, l’aspiration à l’amour qui dure, c’est chez beau­coup de femmes la ten­dance domi­nante qui pro­vient non seule­ment des condi­tions sociales ou de l’éducation, mais aus­si de leur nature permanente. »

Certes, je n’entends pas par­ler de cette fidé­li­té humi­liante et légale ins­crite dans le Code. Ni la loi, ni les mœurs mêmes, quoi qu’elles pré­tendent, ne sau­raient régle­men­ter les cœurs ou les consciences. Et ce n’est pas parce que l’individu, marié léga­le­ment, sera désor­mais « l’étalon béni par l’Église et pri­mé par le Code » que sa femme lui sera fidèle.

Être fidèle, ce n’est pas non plus s’arroger le droit de châ­tier son conjoint pour son infi­dé­li­té, sup­po­sée ou vraie. Sans doute, on voit tous les jours des amants « fidèles » tuer la mai­tresse qui les trompe. Cela ne prouve pas tou­jours qu’ils l’aimaient pas­sion­né­ment, mais qu’ils la consi­dé­raient comme leur chose à eux, leur pro­prié­té pri­vée. La fidé­li­té vraie ne peut repo­ser que sur la liber­té et la confiance réciproques.

Je ne veux pas dire non plus que toutes les femmes soient exclu­sives dans leur amour. On peut se trom­per et qui donc — à part la socié­té hypo­crite ou les prê­cheurs de morale — qui donc ose­rait blâ­mer la femme mal­heu­reuse qui cherche à s’évader d’une vie à deux deve­nue un enfer ? De même il y a une mino­ri­té de femmes que leurs goûts, leur carac­tère inclinent au chan­ge­ment, aux expé­riences suc­ces­sives. Cer­taines épreuves sont pour elles des « bains révé­la­teurs » sui­vant l’expression d’un roman­cier. « Les âmes basses en res­tent cor­rom­pues, les âmes hautes en sortent trem­pées. » Il n’est pas de régies fixes pour « l’enfant de Bohême » : seule l’hypocrisie et la contrainte engendrent la lai­deur. Fidèles ou pas­sa­gères, selon le désir de cha­cun, les unions sin­cères créent tou­jours de la beauté.

Cepen­dant — c’est là mon opi­nion pure­ment per­son­nelle — je trouve à la fidé­li­té une noblesse plus haute, une beau­té plus héroïque : le mot « tou­jours ! » n’est-il pas le pre­mier que pro­noncent les amants ? S’ils croyaient ne pas s’aimer tou­jours, c’est sans doute que déjà, ils ne s’aimeraient pas. La fidé­li­té sup­pose une accep­ta­tion cou­ra­geuse de la vie a deux ; c’est une longue patience, une géné­ro­si­té tou­jours sou­te­nue devant les petites misères, les ennuis, ou les défauts, petits ou grands, de celui dont on par­tage l’existence. Certes, il faut, pour être fidèle ain­si, éprou­ver un sen­ti­ment pro­fond, capable de rendre tous les efforts faciles. Mais peut-il y avoir un but plus éle­vé à la vie ? Et celle qu’anime un grand amour, comme celle — ou celui — qu’enflamment une grande idée, peuvent-ils rêver de vivre, une plus belle des­ti­née ? La fidé­li­té à l’homme aimé deve­nu mal­heu­reux, est la plus grande noblesse dont un cœur de femme puisse faire preuve.

Il y a quelque gran­deur dans le geste de Mme Sem­bat se sui­ci­dant pour suivre dans la tombe, l’homme qu’elle aimait. Et cela me fait sou­ve­nir d’une autre femme, fidèle dans l’adversité et dans la mort, dont j’ai lu l’histoire, tou­chante et vraie.

Sous la domi­na­tion romaine, un Gau­lois, Sabi­nus, avait voué au gou­ver­neur de sa pro­vince une haine farouche et jus­ti­fiée. À la tête du peuple, il prê­cha la révolte sainte contre la tyran­nie romaine, Épo­nine, sa jeune femme, s’associait à son rêve géné­reux et for­mait des vœux ardents pour son retour et son triomphe. Hélas, le bruit se répand tout à coup que Rome a vain­cu, que les troupes des révol­tés sont en déroute. Sabi­nus a dis­pa­ru dans un effroyable incen­die. Épo­nine ne lui sur­vi­vra pas : elle s’isole et refuse toute nourriture.

Au bout de trois jours, un témoin du com­bat lui apprend que son mari vit tou­jours, caché au fond de la forêt, en un ravin per­du. Épo­nine renaît à l’espoir, et aus­si­tôt se dirige vers le refuge secret de Sabi­nus. Celui-ci au déses­poir, lui demande par­don d’avoir ain­si réduit à l’état de fugi­tive la bien-aimée pour laquelle il avait rêvé la plus brillante des­ti­née. « Qu’importent les beaux rêves ! dit Épo­nine. Je te retrouve vivant : cela suf­fit à mon bonheur. »

Alors com­men­ça pour l’admirable femme une vie de dan­gers et de dévoue­ments héroïques. Vivant, le jour, dans la ville, en veuve incon­so­lée, elle fuyait, le soir venu, vers l’homme qu’elle aimait heu­reuse de le conso­ler mal­gré tous les obs­tacles. Elle eut cette force magni­fique pen­dant neuf années. Deve­nue mère, elle se mon­tra sublime d’endurance, allai­tant ses deux fils jumeaux dans sa retraite, et fai­sant de rapides appa­ri­tions à la ville. Mais ces absences mirent les Romains en éveil, et un jour des sol­dats découvrent Sabi­nus. Il est condam­né à mort pour avoir com­mis le crime de révolte ouverte. Épo­nine, avec ses enfants, l’accompagne devant l’empereur et implore ardem­ment sa grâce : L’empereur, inexo­rable, exige l’exécution du révol­té. « Ordonne aus­si ma mort. César sans pitié, tyran sans entrailles ! » s’écrie Épo­nine. Et le bour­reau réunit dans la mort ceux que rien n’avait pu sépa­rer dans la vie.

[/​Une Révol­tée./​]

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