Notre camarade Vigné d’Octon m’excusera d’empiéter sur son domaine et de m’élever, accidentellement, de mon modeste rang d’humoriste jusqu’aux hauteurs de la critique littéraire.
Je risque évidemment, à jardiner ainsi les plates-bandes des autres, d’attraper des coups de bêche, mais la bêche fait partie de mon rayon.
Au demeurant les journaux « d’idées » sont tellement tristes qu’il sied de s’en évader quelquefois sous peine de choir dans le marasme et la neurasthénie.
Je me suis donc distrait à lire quelques livres récents, tous inspirés par l’amour : c’est un sujet presque aussi vieux que le père Ribot mais beaucoup plus folâtre. Au moins c’est sous cet aspect attrayant et malicieux que j’avais vu le chérubin dans les tableaux de Lancret et dans les fossettes polies de baisers des nymphes de Clodion. Car pour ce qui est des auteurs contemporains ! Ah les frères ! qu’est-ce qu’ils lui mettent à la petite fleur bleue ! J’avais déjà remarqué, au Salon des Indépendants, que les peintres modernes avaient une propension à représenter la femme d’aujourd’hui et surtout celle de demain sous les couleurs de la viande moisie, tandis que les sculpteurs la montraient avec les seins en creux, le ventre pointu et un faciès à vous faire roter. Mais je n’avais pas encore pris l’avis des littérateurs à la mode. J’espérais, au fond de mon illusion, que toutes ces figurations verdâtres et nauséeuses sortaient directement de l’école Dada et que la femme allait, sous la plume des maîtres psychologues, se parer de sourires et de beauté. Je sais, je sais, j’avais la Michelet :
« La femme : enfant malade et douce fois impure. »
Je concédais même que depuis 1830 la femme avait encore empiré et qu’en les temps pénibles que nous vivons elle était, la pôvre, treize fois impure par année… Mais tout a une limite. Eh bien non, paraît-il, il n’y a pas de limite et la femme s’enfonce dans l’impureté avec une vitesse stupéfiante… Sur le fait en lui-même il n’y a pas de discussion : il prend, tant il est évident, la rigueur d’un axiome. La controverse ne s’engage que sur les appréciations et la probabilité des conséquences. Nous nous trouvons alors en face de deux écoles : La première est celle de l’Académie, de la morale et de la religion, brillamment représentée par M. Marcel Prévost. Cet homme bien pensant nous avait déjà présenté dans les « DemiVierges » le type de la jeune fille, corrompue par le besoin d’argent, n’accordant à l’homme qu’elle aime que des caresses incomplètes et des attouchements équivoques, tout en promettant à l’amant insatisfait le don total d’elle-même le lendemain du riche mariage après lequel elle court. Tout cela finit par un drame et l’auteur en fait triompher la morale chrétienne et exulte la jeune fille chaste qui s’unira pour la vie, bénie par le maire et munie des sacrements de l’Église. …
M. Marcel Prévost récidive dans les « Don Juanes » : il nous conte l’histoire de quatre noceuses éreintées qui, pour avoir voulu « vivre leur vie », finissent par se faire entôler et pleurent, sur le tard, la vertu de leurs mères qui étaient des « honnêtes femmes » et qui, pour cela, paissent heureuses dans les champs parfumés du paradis.
Avec les idées vieillottes qui sont de son âge et de son talent, M. Prévost peint de la sorte, sous un jour miteux et calamiteux, l’existence des « affranchies » et leur oppose la vie tranquille et édifiante des oies blanches et des épouses vertueuses. Sous des hardiesses verbales qui peuvent faire illusion, l’affabulation de cette littérature est molle comme de la guimauve : ça se prend avant d’aller se coucher.
Mme Marie Laparcerie est une femme charmante. N’empêche que son roman ne soit triste à vous faire pleurer. Rosine est une demi-affranchie, elle est encore imbibée de toutes les morales faisandées, elle est encore Rosine femme honnête et s’efforce de le demeurer en changeant de partenaire. Car l’homme, d’après Mme Laparcerie, est un bien triste animal, et l’amour une chimère décevante. Mais Rosine est persévérante. Mariée, elle est malheureuse. Elle quitte son mari, prend un amant, et reste malheureuse ; elle quitte son amant, en prend un deuxième et demeure malheureuse : elle quitte le deuxième, en prend un troisième… Ça pourrait durer 107 ans. Ça ne dure que deux volumes. Rosine s’arrête à la quatrième expérience. Mme Laparcerie prétend que c’est son droit, comme ce serait son droit de continuer jusqu’à épuisement complet de ses illusions. Je n’y vois, quant à moi, aucun inconvénient.
Si Rosine ne connaît que quatre hommes en deux volumes, la « Garçonne », elle, en connaît quatre par page et parfois quatre par ligne. La « Garçonne » pratique l’amour plural alternatif ou simultané. Elle n’est d’ailleurs pas fixée sur les sexes et se divertit même à remplacer les organes vivants par des instruments spéciaux et des ingrédients divers. Il lui faut des spasmes, quelles qu’en soient l’origine et la qualité.
On prétend que Victor Margueritte s’efforce de se faire poursuivre pour immoralité. Ce serait une réclame digne de l’enlèvement de M. Pierre Benoit. Morale et business. Mais l’on n’a trouvé encore jusqu’à ce jour, aucune femme du monde, ni même aucune cuisinière, qui sentit ses mœurs outragées par la « Garçonne ».
Il n’y a là rien d’étonnant puisque l’auteur pense que toute la gent féminine rêve de vivre en « garçonne ».
Tout ceci est fort réjouissant, mais j’ai eu la curiosité de rechercher l’aboutissant de tels comportements sexuels.
Précisément, j’ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre aujourd’hui fort rare, intitulé : L’Amour dans cinq mille Ans, par Fernand Kolney. Ce livre est d’ailleurs, à part quelques passages superfétatoires, une manière de chef‑d’œuvre, mais il est encore plus triste que les autres.
Quand joutes les femmes furent devenues des « garçonnes » et que les hommes les eurent suivies ou précédées dans leurs déportements, l’humanité, un jour, se dégoûta d’elle-même. Révolutionnaires sans défaillance, les humains de cette époque supprimèrent purement et simplement les organes de leur dévergondage. Les hommes se châtrèrent et les femmes anesthésièrent leur pertuis ravageur.
En l’an 6905, les Parachevés pour avoir pratiqué une sévère sélection malthusienne n’étaient qu’en petit nombre, mais ils étaient heureux. L’amour, source de toutes les turpitudes, avait disparu de leur vocabulaire.
Le Grand Physiologiste possédait une série de bocaux dans lesquels il entretenait des cultures spermatiques. De temps à autre, aux fêtes de la Vie, il fécondait, à l’aide d’une seringue d’or, des reproductrices dûment sélectionnées. Et la science avait produit cette merveille, qu’infailliblement les magmas du bocal 4245 engendraient des savants, ceux du bocal 8703 des philosophes, ceux du bocal 7608 des athlètes et tous les besoins de l’humanité régénérée se satisfaisaient ainsi dans l’harmonie.
Pendant des siècles les Parachevés avaient connu l’âge d’or.
Mais il arriva que des semences donnèrent des résultats déplorables. Un criminel avait, dans les temps anciens pollué certains bocaux et les Parachevés connurent à nouveau les dépravations bestiales. Le Grand Physiologiste lui-même, contaminé par le virus infernal et indestructible de l’amour se greffa des génitoires de taureau, et se produisit en des comportements de primitif. L’intelligence coruscante du Créateur d’homme sombra dans l’animalité et Mathésis, le savant préfet des machines, proféra la parole formidable :
— Misérable tu as recréé la Femme, cet être d’incompréhension et de ridicule qui désola toutes les civilisations antérieures.
Et dégoûté du genre humain, irrémédiablement corrompu par la pourriture sexuelle, Mathésis déchaîna les fluides magnétiques qui détruisirent à jamais le Monde « produit incestueux de l’Inconscience et du Désordre ».
Comme vous le voyez, cette histoire est fort gaie, mais vous me croirez si vous le voulez, elle m’a donné le cauchemar. Fort inquiet, je suis allé trouver ma petite amie.
— Es-tu affranchie ? lui ai-je demandé.
— Pas mal et toi ?
— Ne ris pas… c’est très grave. Je viens de lire des psychologues éminents. Ils prétendent que les femmes affranchies vont désormais faire l’amour avec une seringue.
— Une seringue ?
— Oui. Actuellement elles se servent de la seringue de Pravaz, mais dans quelque temps ce sera avec une seringue intra-utérine.
— Qu’est-ce que tu chantes ?
— Je ne chante pas hélas, je n’en ai guère envie. Alors, ajoutai-je timidement, tu ne penses pas que l’amour…
— Mais non, grosse bête, l’amour, c’est ça, et puis encore ça.
Et ma petite amie qui n’a la ni Prévost, ni Margueritte, ni Kolney, me démontra à sa manière comment elle comprenait l’amour.
J’ai fort goûté les façons de ma petite amie, et sous des baisers sincères et savoureux, j’ai pensé que l’amour n’était pas, non pas du tout ce qu’en disent les maîtres de la littérature.
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