La Presse Anarchiste

Sur la situation « politique » en Russie

Les sciences huma­ni­taires — socio­lo­gie, éco­no­mie poli­tique, droit, etc… — souffrent d’un vice fon­da­men­tal les pri­vant de la signi­fi­ca­tion qu’elles pour­raient avoir dans la vie sociale : elles opèrent avec une série de notions sub­stan­tielles, jusqu’à main­te­nant abso­lu­ment indé­chif­frées ni éta­blies d’une façon pré­cise. Le fait connu que les juristes cherchent encore la défi­ni­tion de l’essence même du « droit » est loin d’être unique. La socio­lo­gie n’arrive pas à éta­blir clai­re­ment des notions cen­trales fon­da­men­tales telles que : « socié­té », « État », « orga­ni­sa­tion », « pou­voir », « vio­lence », « pro­grès » et autres [[De là son inca­pa­ci­té com­plète, non seule­ment à résoudre, mais même à poser d’une façon plus ou moins sen­sée la ques­tion des rela­tions entre la socié­té « et l’individu » ; celle du « rôle de la vio­lence » dans l’histoire, et une série d’autres pro­blèmes d’une impor­tance pré­do­mi­nante. — La pre­mière ten­ta­tive sérieuse d’établir la notion de la « socié­té » et de poser clai­re­ment ces ques­tions fut faite dans un ouvrage capi­tal dont le début parut récem­ment, et qui est dû à la plume d’un socio­logue russe, le pro­fes­seur P. A. Soro­kine : « Sys­tème de Socio­lo­gie ». Jusqu’à pré­sent en ont paru les volumes I et II. (Édi­tion « Koloss ». Petro­grad. 1920).]]. L’économie poli­tique est tou­jours impuis­sante à don­ner une défi­ni­tion nette de la « classe » et cherche déses­pé­ré­ment à se débrouiller dans une série d’apparitions et de phé­no­mènes pure­ment éco­no­miques. L’histoire envi­sage géné­ra­le­ment les choses très à la légère, sans même s’occuper de leur essence, etc…

C’est encore pis, quand il s’agit des doc­trines et construc­tions sociales qui, pré­ten­dant se baser sur des don­nées « scien­ti­fiques » pré­cises, aspirent à dic­ter les voies de la vie, à créer des « pro­grammes » concrets, et cherchent à inter­ve­nir d’une façon impé­rieuse dans l’évolution his­to­rique, à l’influencer, à lui don­ner une ten­dance défi­nie. C’est avec une légè­re­té incon­ce­vable que ces doc­trines dis­posent de toutes sortes de notions et de termes abso­lu­ment arbi­traires, vagues, com­pris et inter­pré­tés dif­fé­rem­ment. C’est avec une insou­ciance sur­pre­nante que des sys­tèmes entiers de croyances, de convic­tion et, enfin, d’actions sont éri­gés sur ces fon­da­tions instables et chancelantes.

Pour des rai­sons quel­conques, on ne parle pas d’un tel état de choses. Sciem­ment ou ins­ciem­ment, on ferme les yeux sur cette situa­tion. On semble être satis­fait, comme si telle notion ou tel terme étaient depuis long­temps éta­blis et com­pris uni­tai­re­ment par tout le monde. À chaque ins­tant, on met des mots en cir­cu­la­tion. Au fait, ces mots sont creux, n’ayant aucune signi­fi­ca­tion déter­mi­née. En fin de compte, on s’habitue à lan­cer des paroles, sans même réflé­chir à ce qu’elles veulent dire. Ain­si, la mau­vaise habi­tude de par­ler avec des « mots » et non avec leur sens, dégé­nère en un vice encore pire : pen­ser avec des mots, et non avec des notions.

Avec des termes nus sont ana­ly­sées et dis­cu­tées des théo­ries sociales. Sur des termes bruts sont éri­gés des sys­tèmes sociaux.

Qu’y a‑t-il d’étonnant si à chaque pas nous avons des mal­en­ten­dus, des sur­prises, des confu­sions, des erreurs, des échecs et défaites ? Qu’y a‑t-il de bizarre que même les vic­toires n’amènent qu’à des « crises » et au chaos ?
Jusqu’à ce que les notions fon­da­men­tales que l’on pose comme pre­mier élé­ment des doc­trines et sys­tèmes sociaux ne soient pas pro­fon­dé­ment ana­ly­sées et éta­blies d’une façon pré­cise et juste, — inévi­ta­ble­ment l’action humaine erre­ra à tâtons dans les ténèbres, et l’humanité n’apprendra à vivre et à pro­gres­ser qu’au prix d’expériences atroces.

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Indu­bi­ta­ble­ment, l’anarchisme — en géné­ral et en son entier — traite les choses plus pru­dem­ment, plus scru­pu­leu­se­ment et plus pro­fon­dé­ment que les autres doc­trines. Il exa­mine les faits d’une façon plus réflé­chie. Il ne se pare pas de la toque du faux « savoir », n’établit pas sur le vide des « pro­grammes » immuables ; il n’aspire ni ne cherche à com­man­der les masses en déma­gogue. Il tente à sai­sir les ten­dances intimes réelles du pro­ces­sus social, à les mettre en évi­dence, à les déter­mi­ner, et à aider, dans la mesure du pos­sible, à leur réalisation.

Pour­tant, dans une cer­taine mesure, l’anarchisme prend invo­lon­tai­re­ment cer­tains vices des autres doc­trines, paye assez sou­vent une cer­taine dette à leur légè­re­té ne traite pas par­fois les notions d’une façon suf­fi­sam­ment sérieuse, ne les exa­mine pas assez pro­fon­dé­ment… De là ses dévia­tions vers des concep­tions qui lui sont étran­gères, — sou­vent aus­si son manque de savoir pour s’orienter, dans l’état des choses, d’une manière indé­pen­dante et juste.

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L’une des notions les plus vagues et indé­ter­mi­nées (qui est cepen­dant, tou­jours mise en cir­cu­la­tion et joue un rôle consi­dé­rable) est pré­ci­sé­ment celle de « la poli­tique » et des « choses poli­tiques » en général.

On réflé­chit peu sur ces termes ; on les consi­dère comme défi­nis depuis long­temps. Comme d’habitude, des doc­trines entières sont construites sur eux. Mais que le lec­teur s’efforce de don­ner une réponse vrai­ment nette à cette ques­tion : — Qu’est-ce que « la poli­tique » et les « choses poli­tiques » ?

Nous, nous ima­gi­nons bien l’activité éco­no­mique, « admi­nis­tra­tive », cultu­relle, « mili­taire », « diplo­ma­tique », scien­ti­fique et ain­si de suite. Mais quelle est notam­ment l’activité par­ti­cu­lière inhé­rente à la socié­té humaine et por­tant la dési­gna­tion spé­ciale de « poli­tique » ? En fin de compte, qu’est-ce, à vrai dire, que la poli­tique ? Quelles sont ses racines dans le pas­sé, où gisent les sources de son ori­gine ? Quels sont sa place, son rôle et son impor­tance dans la vie humaine contemporaine ?

Il suf­fit de s’arrêter atten­ti­ve­ment à ces ques­tions pour voir que l’affaire est plus com­pli­quée qu’elle ne le parait à pre­mière vue. Une réponse pré­cise s’annonce dif­fi­cile. La notion des « choses poli­tiques » devient com­pli­quée et confuse. Et c’est, cepen­dant, à chaque ins­tant, à tort et à tra­vers, que nous cau­sons de « la poli­tique », de « l’activité poli­tique », de la « lutte poli­tique », de 1’« ordre poli­tique », etc… sans réflé­chir au sens exact de ces expres­sions. Il est facile de com­prendre com­bien de mal­en­ten­dus, de faux juge­ments, de concep­tions erro­nées et de conclu­sions inexactes doivent se pro­duire lorsqu’on traite les choses si à la légère.

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Certes, il est impos­sible d’entreprendre une ana­lyse détaillée et de don­ner une défi­ni­tion des notions en ques­tion dans cette courte lettre. Cette ana­lyse n’est d’ailleurs pas même envi­sa­gée ici. Elle pour­rait être l’objet d’un ouvrage spé­cial. Mais pour éclair­cir l’essence de la situa­tion « poli­tique » en Rus­sie, il est néces­saire de for­mu­ler ici même, quoique briè­ve­ment, cer­taines thèses qui déri­ve­raient d’une telle analyse.

1) Il n’existe pas en réa­li­té une acti­vi­té spé­ci­fique « poli­tique » qui serait organique­ment inhé­rente et néces­saire à la socié­té humaine.

2) Dans la marche du pro­ces­sus his­to­rique, l’élément social orga­ni­sa­teur nor­mal, néces­saire dans toutes les branches de l’activité humaine (éco­no­mique, cultu­relle, etc.), fut, pour une suite de rai­sons, sub­sti­tuée par un autre élé­ment qui déna­tu­ra com­plè­te­ment ce pre­mier élé­ment natu­rel [[Je désigne dans ce cas par « nor­mal » et « natu­rel » tout ce qui est lié à l’essence même du pro­ces­sus de l’évolution humaine lui étant orga­ni­que­ment néces­saire. Je trai­te­rai cette ques­tion en détail (de même que celle de la « sub­sti­tu­tion ») dans un ouvrage à part.]], et qui reçut par la suite le nom de « poli­tique ». (Plus tard, la notion natu­relle « socié­té » fut sub­sti­tuée, de la même façon, par la notion arti­fi­cielle « État »).

3) Que nous deman­dions tant que nous vou­drons à l’histoire, quel genre d’activité et d’institutions sont dési­gnées dans le pas­sé (comme dans le pré­sent), par le mot « poli­tiques », — tou­jours et par­tout nous trou­ve­rons la même réponse : par « poli­tiques » étaient et sont dési­gnés telle acti­vi­té et tel sys­tème d’institutions qui réservent aux uns (mino­ri­té pri­vi­lé­giée) la pos­si­bi­li­té maté­rielle et le droit for­mel (« juri­dique ») d’opprimer et d’exploiter économi­quement les autres (majo­ri­té labo­rieuse). Au fond, la poli­tique n’a jamais été et ne peut être autre chose que cela.

4) L’« action poli­tique », « l’ordre poli­tique », etc., sont propres, non pas à la socié­té humaine, mais seule­ment à l’élément tem­po­raire d’oppression et d’exploitation (de la majo­ri­té labo­rieuse par une mino­ri­té pri­vi­lé­giée) dans la socié­té humaine.

5) Tout « pou­voir poli­tique » est une mani­fes­ta­tion concrète, un levier et un ins­tru­ment de cette exploi­ta­tion et oppres­sion. Il n’a jamais été et ne peut être autre qu’ainsi. Si l’élément exploi­teur est pré­sent, il enfante le pou­voir poli­tique qui s’appuie sur lui, le repré­sente, le pro­tège. S’il n’existe pas, le pou­voir poli­tique le crée.

6) Une machine des­ti­née à déchi­que­ter ne peut lier. De même un appa­reil mon­té spé­cia­le­ment pour l’oppression et l’exploitation ne peut deve­nir un ins­tru­ment d’émanci­pation. Une fois ins­tal­lé et mis en marche, l’appareil du pou­voir poli­tique n’est capable que de don­ner méca­ni­que­ment le résul­tat qui lui est propre. Qu’il soit ins­tal­lé par n’importe qui, et quels que soient ses buts et son nom, — infailli­ble­ment, il don­ne­ra, en fin de compte, tou­jours le même effet : créa­tion d’une mino­ri­té pri­vi­lé­giée et par la suite — exploi­ta­tion et asser­vis­se­ment de la majo­ri­té labo­rieuse par cette minorité.

7) Tout pou­voir poli­tique est tou­jours le péril d’une socié­té humaine nor­male. En aucun cas il ne peut ser­vir de voie pour mener à cette der­nière. Du pre­mier coup, il mène direc­te­ment à côté du che­min juste — s’en éloigne tou­jours davan­tage, par une tout autre route. Il est abso­lu­ment inutile, aus­si bien pour l’organisation pri­maire de la socié­té nor­male, que pour sa pro­tec­tion, sa vie et son évolution.

8) Tous les pou­voirs poli­tiques sont dans leur essence par­fai­te­ment égaux et iden­tiques. On ne peut par­ler sérieu­se­ment d’aucun pou­voir poli­tique « ouvrier » ou « pro­lé­taire », d’aucun « gou­ver­ne­ment ouvrier » ou « révo­lu­tion­naire ». Toutes ces notions sont creuses, irré­flé­chies, absurdes ; ou alors ce sont des fables pour les « poires ». Tous ces termes sont aus­si insen­sés que « glace chaude » ou « feu froid ».

9) Dans une révo­lu­tion qui aspire à l’anéantissement de l’asservissement, de l’oppression, de l’exploitation, pour ame­ner à une socié­té nor­male et libre, il faut, en pre­mier lieu, que toute allu­sion à un pou­voir poli­tique soit dis­pa­rue. Même les pre­miers pas d’une telle révo­lu­tion doivent et ne peuvent être faits qu’à la condi­tion de l’absence du pou­voir poli­tique et sur un champ com­plè­te­ment déblayé de ce der­nier. La res­tau­ra­tion ou le plus infime main­tien du pou­voir poli­tique est infailli­ble­ment la défaite de la révo­lu­tion et le réta­blis­se­ment de l’exploitation.

10) Le soi-disant « pou­voir sovié­tiste » n’est qu’un bluff colos­sal : la même absur­di­té que « pou­voir ouvrier » ou « révolutionnaire ».

Telles sont suc­cinc­te­ment, les thèses consé­quentes de l’analyse des notions : « la poli­tique » et les « choses politiques »…

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Mais quel rap­port peut avoir tout ce qui vient d’être dit avec « la situa­tion poli­tique » en Rus­sie moderne ?

Ce rap­port est le suivant :

1° Le sens des affir­ma­tions for­mu­lées plus haut est confir­mé d’une façon écla­tante et indis­cu­table par tout le pro­ces­sus de la révo­lu­tion russe et par ses résultats.

2° Ce sens (qui, mal­gré toute son impor­tance, n’est pas encore tout à fait clair ni com­plè­te­ment éta­bli théo­ri­que­ment) est, dès aujourd’hui et à jamais assi­mi­lé clai­re­ment, fer­me­ment et inébran­la­ble­ment par de vastes masses labo­rieuses de la popu­la­tion russe d’après l’expérience immé­diate et vivante de la révo­lu­tion et de ses fruits.

Le trait le plus carac­té­ris­tique de la « vie poli­tique » en Rus­sie au cours des années révo­lu­tion­naires est que d’innombrables masses labo­rieuses eurent là pos­si­bi­li­té concrète, de voir de leurs propres yeux, d’essayer sur leur propre des et d’apprécier conve­na­ble­ment toute la gamme des idées poli­tiques, toute la gale­rie des hommes et des pou­voirs politiques.

Dans le défi­lé des régimes poli­tiques qui se suc­cé­dèrent les uns aux autres, la Rus­sie à pu obser­ver consé­cu­ti­ve­ment : la monar­chie, la « répu­blique bour­geoise » tout court, « démo­cra­tique », « de coa­li­tion », et enfin, la répu­blique « rouge », « révo­lu­tion­naire », « pro­lé­taire ». Cer­taines contrées (Sibé­rie, Ukraine et autres) assis­tèrent, à plu­sieurs reprises, à la réap­pa­ri­tion des gou­ver­ne­ments et virent toute sorte de pou­voirs plu­sieurs fois, goû­tèrent tous les sys­tèmes poli­tiques les uns après les autres, en com­men­çant par ceux de l’extrême droite pour finir par ceux d’extrême gauche.

Ce n’est pas tout. Il est néces­saire de noter encore une cir­cons­tance excep­tion­nelle. Dans la révo­lu­tion russe il y eut un moment plus on moins pro­lon­gé (d’août à novembre 1917) ou l’alternative du pou­voir poli­tique se dres­sait comme telle, dis­tinc­te­ment, en pur prin­cipe. À cette époque, la bour­geoi­sie n’avait plus au fond aucune force réelle ; au fait, le pou­voir exis­tant ne pou­vait ni la repré­sen­ter, ni la défendre ; les masses labo­rieuses com­men­çaient, d’elles-mêmes, à s’emparer de l’appareil éco­no­mique. Au début de ce pro­ces­sus la ques­tion de la néces­si­té — dans le but d’un suc­cès com­plet — de sai­sir et d’organiser le pou­voir poli­tique, fut posée. Les bol­che­viks insis­taient sur la main­mise, les anar­chistes — sur la liqui­da­tion pure et simple du pou­voir et sur le pas­sage à l’œuvre de construc­tion éco­no­mique et sociale non-auto­ri­taire. Pour plu­sieurs rai­sons (que nous révé­le­rons ailleurs) ce fut l’idée poli­tique qui l’emporta. Elle avait encore du cré­dit !… Voi­là, donc, l’ancien pou­voir tom­bé, — le nou­veau ins­tal­lé. Par la suite, c’est comme tel que le nou­veau pou­voir devait ser­vir de levier pour pas­ser à la socié­té nou­velle. Il se nom­mait pou­voir de la classe labo­rieuse et se fai­sait fort de mener sa mis­sion éman­ci­pa­trice jusqu’au bout. Ain­si, pour la pre­mière fois dans l’histoire, la révo­lu­tion russe « mit à nu » la ques­tion du pou­voir poli­tique, 1’« iso­la », l’ayant posée à part, en pur prin­cipe, à la face des masses labo­rieuses. Cette « mise à nu » démon­tra aux masses d’une façon pal­pable tout le vrai fond de la « poli­tique », toute la faus­se­té du prin­cipe poli­tique lui-même. Mis à nu, le pou­voir poli­tique dévoi­la visi­ble­ment son impuis­sance orga­nique pour la tâche de construc­tion d’une socié­té nou­velle et mit en évi­dence sa mis­sion sécu­laire : ne ser­vir que de source à de nou­veaux pri­vi­lèges et de nou­velles exploi­ta­tions. Lorsque, par la suite, les masses se per­sua­dèrent de la faus­se­té, de l’inexactitude et du péril du prin­cipe de pou­voir poli­tique, — ce fut trop tard… Le nou­veau pou­voir avait ache­vé son œuvre néfaste : il avait tué la révo­lu­tion et s’était trans­for­mé en force réac­tion­naire san­gui­naire qui se défen­dait contre la vraie révolution.

Pour résul­tat de toute cette énorme expé­rience, des masses consi­dé­rables de la popu­la­tion labo­rieuse russe s’imprégnèrent d’une convic­tion pro­fonde que la poli­tique, l’action poli­tique et le pou­voir poli­tique ne peuvent avoir non seule­ment aucun rap­port avec la tâche de l’émancipation des tra­vailleurs, mais lui sont au contraire hos­tiles. Si cette convic­tion n’est pas encore sai­sie par la popu­la­tion, en termes pré­cis de com­pré­hen­sion, — d’instinct elle est acquise et assi­mi­lée fer­me­ment. Tout ce qui a été for­mu­lé ci-des­sus par rap­port à la notion des « choses poli­tiques », est main­te­nant clair à chaque ouvrier et pay­san russe qui a bien ana­ly­sé et éta­bli cette notion pour lui-même. Il sait bien aujourd’hui ce qu’est « la poli­tique » : exploi­ta­tion, oppres­sion et rien de plus. « Nous avons assez essayé les blancs comme les rouges… Tous sont bons, tous se valent… Nous ne vou­lons plus rien savoir de per­sonne, d’aucun pou­voir… À quoi est-il bon, le pou­voir ? Nous nous arran­ge­rons bien nous-mêmes… » Voi­là, ce que depuis 1921, on pou­vait entendre à chaque pas, dans les coins les plus recu­lés de Russie.

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Par rap­port au fond de la situa­tion « poli­tique » en Rus­sie moderne, nos conclu­sions géné­rales sont du même carac­tère que celles sur la situa­tion économique.

Éga­le­ment, dans le domaine poli­tique 1’« esprit des­truc­teur » fit son œuvre jusqu’au bout. Il bri­sa en mille pièces toutes les illu­sions et sys­tèmes poli­tiques anciens comme modernes. Il épar­pilla au vent, toutes, les concep­tions, et erreurs poli­tiques qui sub­sis­taient du pas­sé. Ayant détruit, en octobre 1917, la chi­mère du pou­voir dit « de coa­li­tion » et don­né jour au pou­voir soi-disant « ouvrier », — peu après, il détrui­sit de fond en comble cette der­nière construc­tion aus­si. Il a maté­riel­le­ment, d’une façon pal­pable aux masses tra­vailleuses, réduit à l’absurdité et à l’effroi tout le cycle des mirages poli­tiques, y com­pris les plus extré­mistes. En consé­quence, c’est l’idée même du pou­voir poli­tique, de l’État et de la dic­ta­ture poli­tique, c’est toute pos­si­bi­li­té d’accepter dans l’avenir un sys­tème poli­tique quel­conque qui furent extir­pées des cer­veaux des masses. En même temps — (ce qui n’est pas moins essen­tiel) — l’idée d’un par­ti poli­tique s’est à jamais effon­drée. Cette idée aus­si, est, enfin, bri­sée sans pos­si­bi­li­té de retour.

L’expérience atroce de toutes sortes de régimes poli­tiques ame­na natu­rel­le­ment la mort, du prin­cipe poli­tique lui-même. Les bases mêmes d’une vie poli­tique quel­conque sont, en Rus­sie, détruites — aus­si bien en réa­li­té que dans l’esprit des masses labo­rieuses. L’idée même de ces bases n’est plus. Tout élé­ment d’une action poli­tique a irré­vo­ca­ble­ment vécu [[Sou­li­gnons ici qu’à notre avis, le centre de gra­vi­té gît non pas dans la ques­tion de l’État ou de la « dic­ta­ture » (sur laquelle on dis­cute tant actuel­le­ment), mais pré­ci­sé­ment dans celle du prin­cipe poli­tique comme tel. C’est l’évanouissement de ce der­nier qui entraîne logi­que­ment la dis­pa­ri­tion de dis­pa­ri­tion du mirage de l’État, de la néfaste idée d’une dic­ta­ture poli­tique et de la notion du par­ti poli­tique. Nous croyons qu’il est néces­saire de conti­nuer à frap­per infa­ti­ga­ble­ment l’idée poli­tique en géné­ral. Lorsqu’elle sera morte, le terme de « dic­ta­ture » (s’il sub­siste) ces­se­ra d’être un épouvantail.]].

Met­tons éga­le­ment en évi­dence l’autre côté du pro­blème. « L’esprit créa­teur », s’est-il mani­fes­té ? Les bases poli­tiques, anéan­ties, sont-elles rem­pla­cées par d’autres formes concrètes quel­conques, non poli­tiques ? La réponse est évi­dem­ment néga­tive. L’absence d’un résul­tat créa­teur éco­no­mique et social indi­quée dans la pré­cé­dente lettre l’a fait déjà prévoir.

Il est néces­saire de prendre ici en consi­dé­ra­tion, la dif­fé­rence carac­té­ris­tique entre les côtés éco­no­miques et poli­tiques du pro­ces­sus social et révo­lu­tion­naire. Il va de soi que la vie éco­no­mique est des­ti­née à renaître. Sa des­truc­tion n’est que pas­sa­gère. Le sens même du pro­ces­sus est un nou­vel épa­nouis­se­ment éco­no­mique créa­teur. Quant à la « poli­tique », elle doit pré­ci­sé­ment dis­pa­raitre. Sa des­truc­tion, c’est son but.

L’anéantissement com­plet du mirage de la forme poli­tique, la démons­tra­tion maté­rielle de sa noci­vi­té, et le déblaie­ment de la voie pour l’idée d’une créa­tion sociale et révo­lu­tion­naire apo­li­tique : telles sont les acqui­si­tions « poli­tiques » de la révo­lu­tion russe. Tel est son sens politique.

Ter­rain rasé et brû­lé, qui attend une construc­tion non poli­tique. Tel est le fond de la « situa­tion poli­tique » actuelle en Russie.

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— Mais per­met­tez, — pour­rait deman­der cer­tain lec­teur, — et « les Soviets » ? Ne sont-ils pas pré­ci­sé­ment, la forme neuve d’une orga­ni­sa­tion poli­tique (des tra­vailleurs) éri­gée à la place des autres ruinées ?

La réponse ne peut être que celle-ci : — Ce sont jus­te­ment les Soviets et leur aven­ture qui prou­vèrent, on ne peut mieux, aux masses labo­rieuses russes (et qui nous démontrent aus­si) que quels que soient les qua­li­fi­ca­tifs et les formes d’une idée poli­tique, quelle que soit la toge dont elle puisse se parer, — son fond reste tou­jours vieux : créa­tion de pri­vi­lèges, vio­lence de pou­voir sur les masses labo­rieuses et leur exploi­ta­tion. Depuis long­temps déjà, il n’y a rien d’autre de nou­veau dans les Soviets, que leur nom. Au début de la révo­lu­tion, on enten­dait sur­tout par l’idée des Soviets une idée éco­no­mique et sociale, d’après laquelle ils devaient ser­vir d’organes de liai­son libre­ment élus et construits. La révo­lu­tion déviée sur la voie poli­tique, et l’irréalisation des résul­tats éco­no­miques créa­teurs abou­tirent à ce que les Soviets se trans­for­mèrent en orga­ni­sa­tions poli­tiques et devinrent des appa­reils du pou­voir. Ain­si méta­mor­pho­sés, ils dégé­né­rèrent rapi­de­ment en organes d’oppression, d’asservissement, de dupe­rie et d’exploitation des tra­vailleurs par une nou­velle caste rem­plis­sant ces ins­ti­tu­tions de ses créa­tures, à l’aide d’une trom­pe­rie élec­to­rale orga­ni­sée. Les Soviets ces­sèrent ain­si, depuis long­temps, de se dis­tin­guer, en quoi que ce soit, de n’importe quelle ins­ti­tu­tion admi­nis­tra­tive. Quant à leur nom « ron­flant », il est res­té comme décor pour les a poires ».

Ce sont pré­ci­sé­ment les Soviets et leur his­toire qui por­tèrent à l’idée poli­tique le coup le plus fort.

— Et le pou­voir com­mu­niste, le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire lui-même ? — peut encore deman­der le lec­teur : — Il existe pour­tant ; il y a donc dans le pays un nou­veau sys­tème et pou­voir politiques ?

À cette ques­tion nous répon­dons : — Il y a, aujourd’hui, dans le pays, de nou­veaux maîtres tyran­niques qui, à l’aide d’une trom­pe­rie et d’une ter­reur mons­trueuse, ont ter­ras­sé et lié poings et pieds, les masses labo­rieuses comme cela est arri­vé plus d’une fois dans l’histoire. Ces maîtres, sont-ils recon­nus par la popu­la­tion ? Sont-ils stables ? Repré­sentent-ils réel­le­ment, une acqui­si­tion nou­velle dans le domaine poli­tique ? Certes, non. Le pou­voir com­mu­niste d’aujourd’hui ne repré­sente au fond, rien de neuf. Comme les Soviets actuels, il n’est qu’une preuve écla­tante de plus, que tout pou­voir poli­tique signi­fie exploi­ta­tion et asser­vis­se­ment des masses labo­rieuses. Si ce pou­voir « nou­veau » tient encore, ce n’est tou­jours que par le même sys­tème : sai­gnée mons­trueuse de la révo­lu­tion, épui­se­ment abso­lu des masses, trom­pe­rie fan­tas­tique et ter­reur impla­cable. Des mil­liers de faits déjà connus et s’accumulant chaque jour le prouvent indis­cu­ta­ble­ment. Par de tels pro­cé­dés, en s’appuyant sur des baïon­nettes aveugles, etc., le pou­voir peut encore tenir comme avait tenu l’absolutisme de Nico­las II ou comme tiennent les gou­ver­ne­ments réac­tion­naires des autres pays. Mais il serait ridi­cule de par­ler de quelque chose de « stable » et de « nou­veau ». Chaque jour de son exis­tence, ce pou­voir donne des preuves irré­fu­tables que tous les pou­voirs sont éga­le­ment « vieux », et ne fait que por­ter des coups nou­veaux à l’idée même de la poli­tique et du pouvoir.

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Il se pré­sente encore une ques­tion. La com­plète chute morale de toute forme poli­tique, la dés­illu­sion abso­lue de la popu­la­tion labo­rieuse dans toute poli­tique, — en liai­son avec l’absence de n’importe quel résul­tat créa­teur dans la révo­lu­tion, — ne peuvent-elles pas don­ner des fruits néfastes ? Ne s’y cache-t-il pas le dan­ger d’une pas­si­vi­té pro­fonde des masses, et la pos­si­bi­li­té d’une res­tau­ra­tion facile de la monar­chie sur un ter­rain si pro­pice ? Il sera, certes, inté­res­sant au lec­teur de connaître à cet égard le point de vue de Kro­pot­kine. J’ai eu l’occasion de lui par­ler peu avant sa mort, au début de novembre 1920 (étant libé­ré de pri­son, j’ai pas­sé à cette époque, quelques jours à Mos­cou). Son opi­nion fut la sui­vante : les acqui­si­tions sociales de la révo­lu­tion russe ne sont pas suf­fi­sam­ment pro­fondes (moins pro­fondes que celles de la révo­lu­tion fran­çaise de 1789) ; par consé­quent, si même la révo­lu­tion fran­çaise abou­tit à une réac­tion durable, il est d’autant plus inévi­table en Rus­sie qu’un recul ferme se pro­duis et abou­tisse à la res­tau­ra­tion d’une monar­chie pour plu­sieurs dizaines d’années.

Est-ce vrai ? Kro­pot­kine a‑t-il rai­son ? Quelles sont à cet égard, les pers­pec­tives ulté­rieures, et une res­tau­ra­tion pure et simple n’est-elle pas, en effet, immi­nente mal­gré tous les évé­ne­ments vécus ?

À ce sujet, — comme aux pers­pec­tives pos­sibles éco­no­miques, en rap­port avec d’autres aspects des évé­ne­ments, je consa­cre­rai ma pro­chaine lettre.

[/​Juillet 1922.

Voline./​]

La Presse Anarchiste