Nous nous excusons de n’avoir pas donné plus d’étendue dans le premier cahier de « Témoins » à cette rubrique en principe si importante. Toutefois, les circonstances extérieures, manque de temps et surabondance d’autres tâches, ne sont pas la seule cause de cette portion congrue. Du centre de ce continent où nous nous trouvons séjourner, il nous apparaît chaque jour davantage que ce qu’on appelle, inélégamment la « production » littéraire, sur notre vieille petite presqu’île de l’Asie que l’on désigne du nom d’Europe va s’amenuisant chaque jour. Sans doute des publications importantes ont-elles lieu, mais qu’il s’agisse d’inédits de Constant, de Proust, d’Apollinaire ou d’œuvres de vétérans, comme Claudel, la France, chose à peine croyable dans ce domaine, vit sur son fonds. Et l’on pourrait en dire autant des lettres allemandes et italiennes. Seul, le domaine anglais – nous ne parlons pas ici du livre américain – paraît échapper encore à cette paralysie montante, d’autant plus frappante en ce qui concerne les créations françaises de la vie de l’esprit qu’elle a commencé de se manifester brusquement, dès après la floraison, que l’on croyait si prometteuse des années noires 1940 – 1945. Apparemment faut-il voir là un signe de la crise généralisée de notre civilisation. À la lumière, plus que passablement sinistre, d’un tel fait, les deux courtes analyses que nous réunissons ici prennent donc, malheureusement, une signification qui, à notre corps défendant, les dépasse.
— O —
Précisément un de ces livres qui démontrent par contraste avec l’absence d’œuvres plus modernes vraiment dignes de compter que, comme nous venons de le dire de la France en particulier, toute l’Europe vit sur son fonds. En l’espèce, ce n’est d’ailleurs pas le moins du monde une critique, car il faut s’avouer content qu’un document comme cette correspondance entre deux hauts esprits du plus récent passé ait fait l’objet d’une aussi sérieuse publication. Passé est d’ailleurs mal dit : tout d’abord pour Gide, que l’«accident » extérieur de sa mort n’empêche pas d’être, pensons-nous, toujours plus présent, plus actuel. Moins par ce qu’il a créé en « littérature » que par l’exemple insigne de son constant effort vers la sincérité. Et Rilke, à nos yeux, demeure presque également l’un des guides de la sensibilité d’aujourd’hui, surtout, voudrions-nous préciser, par ses œuvres d’ordinaire les moins goûtées en France : les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée. Aussi est-il émouvant de constater dans ces lettres méticuleusement présentées par Mme Renée Lang (son commentaire insiste parfois sur des détails presque trop connus, mais c’est sans doute la nature de la tâche qui voulait cela, car son André Gide et la pensée allemande n’avait aucune lourdeur universitaire), – aussi, disons-nous, est-il émouvant de voir deux grands hommes de génies si divers, s’approcher, puis longuement se comprendre. Encore que pour Rilke la découverte de Valéry l’ait en somme, à partir d’environ 1920, amené à se pencher moins attentivement sur l’œuvre gidienne. Faut-il le regretter ? Peut-être, si l’on songe combien les beaux poèmes par lesquels Rilke pensa traduire ceux de Valéry en réalité les altèrent. Mais, forme à part, eût-il mieux rendu l’exigeante pensée de Gide ? Question oiseuse : l’essentiel, c’est que cette correspondance apporte une inappréciable contribution à l’histoire des rapports entre trois des plus grands d’entre les maîtres de la dernière phase vivante de la vraie culture européenne.
— O —
Nous nous réservons de présenter plus longuement dans l’avenir l’œuvre de l’écrivain allemand Bernard von Brentano, dont d’ailleurs le public français a pu lire avant la guerre un roman paru chez Grasset, Theodor Chindler, tableau en partie autobiographique de la vie d’une famille de grands bourgeois catholiques de l’Allemagne du Sud.
Brentano, qui a longtemps vécu en Suisse, où il se réfugia après l’avènement de Hitler, se considéra d’abord, et fut considéré comme émigré, sinon communiste, du moins communisant. Par la suite, sa haute culture extrêmement différenciée, le caractère aussi presque capricieux de son tempérament lui rendirent de plus en plus difficile le contact avec le reste de l’émigration allemande, où il était de bon ton de confondre, stupidement, l’Allemagne et le nazisme. Il en résulta à la longue un froid croissant entre Brentano et la gauche allemande et, bien plus encore, certains intellectuels helvétiques plus… royalistes que le roi. La petite république fédérale fut même, peu de temps après la fin de la guerre, agitée par un procès assez retentissant que Brentano, accusé de pronazisme et d’antisémitisme, gagna haut la main. Nous nous rappelons quant à nous de quelle façon presque démonstrative les bien-pensants de gauche nous boudèrent assez longtemps pour avoir témoigné en justice en faveur de leur bête noire de ce temps-là.
Il était trop évident que l’accusation ne tenait pas debout ; trop évident aussi que ceux qui l’avaient lancée n’avaient même pas l’excuse, comme ailleurs, d’avoir dû lutter contre un occupant.
Nous l’avons déjà dit ailleurs : ce que l’on n’a jamais pardonné à Brentano, au fond, c’est d’avoir du talent.
Ce n’est peut-être pas la série de ses bons romans – outre Theodor Chindler, Le Procès sans juges, Les Sentiments éternels, Franziska Scheler, Les Sœurs Usedom – qui le prouve avec le plus d’éclat,– encore que ces livres nous paraissent les seuls par lesquels revive en Allemagne le haut exemple du seul vrai romancier de langue allemande, Fontane. (Les autres grands noms de prosateurs : Hofmannsthal, Hermann Hesse, Thomas Mann, voire même Musil et assurément Jünger, ne relèvent pas, malgré ce que d’ordinaire on pense, spécialement du troisième, à proprement parler du roman.) À notre avis, Brentano, dont nous nous honorons qu’il nous ait dédié un délicieux récit en vers, Marthe et Marie, est avant tout, en même temps qu’un historien (on lui doit un beau livre sur Auguste Guillaume Schlegel, un Gœthe et Marianne von Willemer et un volume sur la reine Sophie Charlotte et Danckelmann), un éminent essayiste. Le volume Tagebuch mit Büchern (Journal de lectures) a des chances d’être son chef‑d’œuvre. Et l’ouvrage dont nous avons mis le titre en tête de ces lignes, Du Land der Liebe (« Pays de mon amour » pourrait-on traduire – entendez : l’Allemagne, mais la vraie ; l’appellation est empruntée à l’un des plus beaux poèmes d’Holderlin) en est la digne et non moins belle continuation. Non qu’il s’agisse seulement de lectures. C’est dans l’essentiel le journal de guerre de l’écrivain Brentano, en exil à Küsnacht, près Zurich. Et donc il y parle et de ce qu’il lit et de l’horrible agonie de son pays. De charmants visiteurs venus d’Allemagne nous disaient récemment qu’ils n’avaient pu comprendre cette juxtaposition, en particulier que Brentano, par exemple, eût pu s’occuper de tel texte classique pendant les jours mêmes de Stalingrad. L’avouerons-nous, ce sont ces très charmants interlocuteurs qui nous ont paru, à nous, incompréhensibles. Ils se croient, ils sont antinazis ; mais le totalitarisme les a amputés de la culture. À cet égard, une figure comme celle de Brentano devrait être infiniment utile à l’Allemagne : pour la rendre à elle-même. S’il se peut encore…
Pendant la guerre, Brentano, dont la mère était gravement malade à Stuttgart, put se rendre dans son pays (on le lui reprocha beaucoup). Cela nous vaut un récit d’une visite, pour lui non sans péril, à Berlin chez un ami farouchement antinazi, qui n’avait plus qu’un désir : la destruction totale de leur nation. Les deux hommes, l’exilé patriote en passagère rupture de ban et le prisonnier à vie de l’horreur, parlent à cœur ouvert. « Je ne devais, écrit Brentano de son hôte après l’avoir quitté, jamais le revoir. Peu après, lorsque les bombardements de Berlin atteignirent au paroxysme, il se réfugia avec sa fille, jeune femme d’une vingtaine d’années à Dresde. Tous deux périrent dans la destruction de la ville. » Brentano n’ajoute rien : le tragique de cette fin comblant, et au-delà, les vœux de la victime, parle assez par lui-même.
À quelques nuances près, sur lesquelles il ne vaut pas la peine de s’étendre ici, Du Land der Liebe est, pensons-nous, l’un des rares livres européens actuels.
— O —
Dans Les Temps modernes de mars, Stetson et Kay Kennedy publient un long texte intitulé « Le Travail forcé aux États-Unis ». En réalité, rien n’y révèle autre chose que la surexploitation dont sont victimes, tout comme tant de Nord-Africains travaillant en France, les ouvriers étrangers « wet » (illégaux) ou même munis de papiers. Pratiques évidemment indéfendables ; mais les appeler du « travail forcé » dans la simple intention « neutraliste » de n’en pas laisser le quasi-monopole à l’empire césaro-socialiste, c’est de la malhonnêteté intellectuelle.
* * * *
L’Aufbau de Zurich (17 avril), organe des socialistes religieux de tendance antistalinienne, donne sous la signature d’Otto Hürlimann une note des plus pertinentes dénonçant la comédie qui vient de se jouer à Washington à propos des Droits de l’homme. On continue bien de les proclamer en principe, mais tout en refusant de ratifier les articles de la Charte de l’ONU qui pourraient avoir de fâcheuses conséquences pour le racisme ou les règlements d’immigration. Au nom de la liberté, bien entendu.
* * * *
L’inflation de copie déclenchée par la mort de Staline nous aura valu bien des vaticinations. Mais dans La Révolution prolétarienne d’avril, Rosmer fait paraître un texte du plus beau sérieux sur L’Ère des dictateurs : « Les successeurs sauront-ils, pourront-ils être aussi « pacifistes » que Staline, c’est-à-dire… attiser tous les conflits… en faisant voler des colombes ? ». – Et, dans un bref article de Coopération (Bâle, 18 avril), François Bondy se montre une fois de plus d’une pénétration étonnante. « En évoquant – écrit-il à propos du « nouveau climat » –, parmi ces perspectives heureuses, le souvenir de la NEP et la politique de guerre de Staline, nous ferons bien de nous rappeler que ces époques de libération, de desserrement de l’étreinte dictatoriale, ont été chaque fois suivies d’une revanche du Parti et de la police, et d’une nouvelle vague de terreur. »
* * * *
La dernière découverte de Claude Bourdet :
« Tout de même, il faut remarquer que l’influence soviétique dans l’Europe de l’Est ne s’exerce pas d’une manière visible et démontrable. » (L’Observateur, 23 avril.)
« Tout de même », nous ne sommes pas, nous, tout à fait assez spécialistes de l’observation pour souhaiter de pouvoir observer les réactions du brillant polémiste de l’Observateur cruellement obligé un jour – on ne sait jamais – d’observer lui même sur place, et à vie, ce dont il parle de loin avec une aussi désarmante désinvolture.