La Presse Anarchiste

Le vrai caractère de la crise financière

Nos lec­teurs doivent se sou­ve­nir de l’é­tude que j’ai publiée dans le numé­ro 1 de la Voix du Tra­vail et ayant trait à la sta­bi­li­sa­tion moné­taire.

Je leur demande de s’y repor­ter à nou­veau avant de lire l’ar­ticle que nous repro­dui­sons, tiré de la revue finan­cière Sans Fil du 12 août der­nier et paru sons la signa­ture de M. Hya­cinthe Phi­louze, spé­cia­liste émi­nent des ques­tions financières.

Ils se ren­dront compte ain­si de la valeur de nos conclu­sions, qu’au­cun repré­sen­tant des par­tis poli­tiques — com­mu­niste y com­pris — n’a jamais osé expo­ser à la tri­bune de la Chambre.

Voi­ci ce que déclarent M. Phi­louze et son interlocuteur

[|Les rai­sons pro­fondes de l’in­quié­tude fran­çaise ; celles de l’obs­ti­na­tion amé­ri­caine|]

L’a­jour­ne­ment de la rati­fi­ca­tion l’ac­cord de Washing­ton à la Chambre, la lettre ouverte de M. Cle­men­ceau au pré­sident Coolidge ont rou­vert la plaie pro­fonde, jamais cica­tri­sée, du règle­ment des dettes interalliées.

Natu­rel­le­ment, les vieux argu­ments sen­ti­men­taux ont été à nou­veau lan­cés dans le débat, vai­ne­ment, car l’in­quié­tude fran­çaise se bute contre l’obs­ti­na­tion américaine.

Le peuple de France, qui a gar­dé son vieux bon sens d’an­tan, sait ce que payer veut dire. En dépit de tous les avan­tages qu’on fait miroi­ter devant ses yeux, si les accords sont rati­fiés, il demeure méfiant et inquiet. Cepen­dant, le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, plus encore que le peuple, s’obs­tine. Ce n’est pas sans raison.

Au cours d’un long entre­tien, que je pour­sui­vais, il y a quelques jours, avec un émi­nent finan­cier étran­ger — qui n’é­tait ni Amé­ri­cain, ni Anglais — nous avons abor­dé le tra­gique problème.

« Je com­prends fort bien, m’a-t-il décla­ré alors, l’in­quié­tude qui se mani­feste chez vous. Elle est très jus­ti­fiée. Le règle­ment de votre dette envers les États-Unis se tra­dui­ra fina­le­ment par une perte impor­tante de votre patri­moine, ou plus exac­te­ment par une main­mise de vos créan­ciers sur une par­tie de ce patrimoine.

« Tout paie­ment implique ces­sion de richesses.

« Si vous dis­po­siez de richesses cris­tal­li­sées et faci­le­ment mobi­li­sables à l’ex­té­rieur, vous pour­riez, sans grand dom­mage, les trans­fé­rer à New-York. Ce n’est pas votre cas. Votre por­te­feuille étran­ger est consi­dé­ra­ble­ment réduit depuis la guerre et vous n’êtes pas expor­ta­teur de main-d’œuvre. Dans de telles condi­tions com­ment payer ? Par l’ex­cé­dent de vos expor­ta­tions et, par les pro­duits de l’ex­por­ta­tion à l’in­té­rieur pro­ve­nant du tou­risme ? Sans être pes­si­miste on peut par avance consi­dé­rer cet excé­dent hypo­thé­tique comme devant être très insuf­fi­sant pour faire face à vos règle­ments. Par des ouver­tures de cré­dit obte­nus à l’é­tran­ger ? Ce serait recu­ler pour mieux sau­ter. Vous n’ob­tien­driez ain­si qu’un équi­libre momen­ta­né de votre balance des paie­ments. Cepen­dant comme tout cré­dit implique inté­rêts et rem­bour­se­ment le total de vos emprunts vien­drait fina­le­ment et néces­sai­re­ment s’a­jou­ter à celui des dettes poli­tiques et votre change en subi­rait les conséquences.

« En der­nière ana­lyse, d’ailleurs, pour payer vous ache­tez. des dol­lars. Que fait l’é­tran­ger qui devient ain­si déten­teur de francs ? Il n’a que trois emplois pos­sibles nor­ma­le­ment : Pla­cer ses francs en compte cou­rant, ce ne peut être que momen­ta­né­ment ; ache­ter des domaines, métro­po­li­tains ou colo­niaux, dans des condi­tions avan­ta­geuses pour lui, prendre des par­ti­ci­pa­tions dans des entre­prises indus­trielles ou com­mer­ciales, s’emparer du contrôle ou créer avec ses francs dis­po­nibles des entre­prises en France.

« C’est, du reste, vous avez pu le consta­ter vous-même, ce qui s’est pas­sé en Autriche et en Alle­magne. Dans ce der­nier pays, l’emprise amé­ri­caine sur des affaires consi­dé­rables est deve­nue for­mi­dable à la suite des cré­dits consen­tis par les banques de New-York.

« Lorsque ces cré­dits ces­se­ront com­ment, sinon par une expor­ta­tion gigan­tesque hors de ses fron­tières, pour­ra-t-elle assu­rer le trans­fert des annui­tés du plan Dawes ?

« Chez vous éga­le­ment, me dit-on, vous avez déjà pu aper­ce­voir des mani­fes­ta­tions symp­to­ma­tiques de même genre. Ce qui aggrave une pareille situa­tion, c’est que vous êtes désar­més. L’A­mé­ri­cain peut ache­ter ce qu’il veut, ce qui l’in­té­resse, s’ins­tal­ler où il lui plait, et échap­per à tout contrôle.

« Croyez-moi, il n’y a, à mon avis, qu’un remède c’est de ten­ter paie­ment non pas par une ces­sion de ter­ri­toires, mais par l’oc­troi de conces­sions ou l’af­fer­mage tem­po­raire d’une colonie.

« Mal­heu­reu­se­ment pour votre tré­so­re­rie, votre opi­nion semble peu dis­po­sée à accep­ter une pareille com­bi­nai­son. Il n’est, au reste, pas prou­vé encore qu’elle serait agréée là-bas. Ce n’est cepen­dant nul­le­ment improbable.

« Mais alors, me direz-vous, pour­quoi cette obs­ti­na­tion amé­ri­caine ? C’est fort simple. Les États-Unis sont obsé­dés par la crainte d’une guerre avec le Japon. Ils la redoutent, mais ils n’ont pas oublié lés leçons de la guerre. Ils savent quel maté­riel for­mi­dable elle exige. Si donc elle éclate, ils auront en main une créance admi­rable. Leurs débi­teurs euro­péens : Belges, Ita­liens et Fran­çais sont bien outillés. L’heure de la guerre sera, ipso fac­to, l’heure des répa­ra­tions en nature. Vos usines tra­vaille­ront pour l’Oncle Sam à plein. Vos indus­triels ne s’en plain­dront pas, mais l’É­tat fran­çais devra les rem­bour­ser et fina­le­ment c’est encore votre contri­buable qui paie­ra les frais.

« Faites très atten­tion, en France, aux consé­quences d’une rati­fi­ca­tion et, a for­tio­ri, d’une rati­fi­ca­tion d’ac­cords où toutes les hypo­thèses du len­de­main n’au­ront pas été sérieu­se­ment envisagées. »

Ces obser­va­tions sont par­fai­te­ment justes.

Elles méritent d’êtres d’au­tant plus médi­tées coïn­cident abso­lu­ment avec les ren­sei­gne­ments que nous déte­nons au Sans Fil. Depuis quelques mois elles jettent une lueur nou­velle sur les des­sous de la poli­tique amé­ri­caine et sur les rai­sons pro­fondes d’une obs­ti­na­tion dif­fi­ci­le­ment expli­cable en l’é­tat de pros­pé­ri­té qui règne actuel­le­ment là-bas.

C’est dire que le rap­pro­che­ment entre les deux points de vue ne sera pos­sible qu’à la suite d’un grand remous popu­laire et que de simples ajus­te­ments des accords par le canal des diplo­mates sont insuf­fi­sants pour s’im­po­ser à l’o­pi­nion publique voire aux par­le­ments des deux pays.

[/H.P./]

Comme on s’en rend compte, après cette lec­ture, l’A­mé­rique veut non seule­ment acca­pa­rer tout l’ap­pa­reil éco­no­mique fran­çais, ita­lien et belge, mais encore l’u­ti­li­ser dans son conflit avec le Japon. La finance amé­ri­caine sent qu’elle n’é­chap­pe­ra pas à ce conflit et, de toutes ses forces, elle pré­pare la guerre, en dépit de toutes les affir­ma­tions pseu­do paci­fistes des Coolidge et des Borah.

Pen­dant la guerre de 1914 – 1918, elle a tra­vaillé pour l’Eu­rope et encais­sé les mil­liards de dol­lars des com­mandes. Pen­dant la guerre du Paci­fique — qu’elle pro­voque chaque jour — elle entend bien faire tra­vailler l’Eu­rope sans la payer.

Ain­si les ouy­riers du vieux conti­nent auront fait les frais des deux guerres, pour asseoir la domi­na­tion de la finance d’outre-Atlantique.

On va, sans doute, deman­der la ces­sion de l’In­do-Chine, base navale néces­saire à l’A­mé­rique et ris­quer de nous entraî­ner dans le conflit, auquel l’An­gle­terre semble être appe­lée à par­ti­ci­per, elle aus­si, activement.

Déci­dé­ment, l’a­ve­nir. est bien noir. Des ruines nou­velles vont appa­raître avant que les der­nières soient réparées.

Tra­vailleurs ! plus que jamais, veillons, orga­ni­sons-nous. Le péril est imminent.

[/​Pierre Bes­nard/​]

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