La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

Troisième étape, en montagne.  — De Vélika à Andrévitza

 
Jeu­di 25 novembre. — Nous nous levons à 6 h. ¼. Il fait très froid, nous avons l’onglée aux pieds et aux mains ; et bâter les che­vaux est une opé­ra­tion pénible. Nous nous hâtons de partir.

Nous sui­vons la val­lée que nous avions aper­çue du Cha­kor, mais à une cer­taine hau­teur ; elle est assez riante et rap­pelle un peu celle du Valais. On ren­contre des mai­sons iso­lées, qui sont des cha­lets de bois, comme en Suisse, mais plus pauvres. À l’une des pre­mières cabanes que nous ren­con­trons, on vend du café turc et des pommes ; c’est une aubaine ines­pé­rée. Nous tra­ver­sons de temps en temps de minus­cules vil­lages entou­rés de cultures, puis des bois de chênes. Le che­min est extrê­me­ment mau­vais ; c’est un sen­tier que coupent les ruis­seaux qui des­cendent en cas­cades vers le tor­rent et qu’il faut fran­chir à gué ou sur une planche.

Au confluent d’une autre val­lée, le tor­rent devient une rivière large aux flots verts. Nous la tra­ver­sons sur un pont de bois et nous conti­nuons notre che­min en sui­vant la rive gauche. Vers midi, nous trou­vons l’hospitalité dans une mai­son pay­sanne, où nous sommes très bien reçus. Un sol­dat mon­té­né­grin y est arri­vé en même temps que nous pour rendre visite à sa fian­cée, une jeune fille brune, aux traits régu­liers, véri­ta­ble­ment jolie.

Nous man­geons nos pro­vi­sions, accrou­pis autour de la table basse des Orien­taux ; on nous offre des petits verres de raki, du pain de maïs chaud, du kaï­mak [[Le « kaï­maik » pro­vient de l’écrémage du lait ; c’est une crème fer­men­tée, mélan­gée à un peu de caillé ; cela ne se conserve pas.

Le « cire » est le fro­mage sec fait avec le lait com­plè­te­ment écré­mé ; il est par­fois hor­ri­ble­ment salé, et le goût n’en est jamais lai­neux. Il est sans forme ; ce sont des masses blanches, rondes, quel­que­fois apla­ties comme des galettes.

Les Serbes sont très friands du kaï­mak. C’est leur seule façon de consom­mer la crème ; ils ne font pas de beurre, sauf aux alen­tours de quelques grandes villes. La cui­sine, très grasse, se fait avec du saindoux.]].

Au moment du départ, on nous demande une consul­ta­tion pour un jeune enfant. Il a de l’adénopathie tra­chéo­bron­chique. Beau­coup d’enfants, dans les Bal­kans, souffrent de tuber­cu­lose osseuse ou gan­glion­naire ; la fré­quence de la mala­die tient sans cloute aux mau­vaises condi­tions de la vie, à la mau­vaise nour­ri­ture, au manque d’hygiène du loge­ment. La sélec­tion natu­relle s’opère dans les familles, ordi­nai­re­ment nom­breuses, et il ne reste que quelques sujets robustes qui arrivent à l’âge adulte ; il y a peu de phti­sie pulmonaire.
 
[|* * * *|]

 
Déci­dé­ment, le raki ne vaut rien pour l’étape ; cela coupe bras et jambes. Et ce n’est pas la pre­mière fois que nous fai­sons cette consta­ta­tion. Nous sui­vons en ce moment des prai­ries inon­dées par les pluies sur le bord d’un pla­teau. La val­lée se ter­mine bien­tôt par une gorge, for­mant un site pit­to­resque. Cette gorge n’est pas déso­lée, ni sau­vage comme celle de l’Ibar, quoiqu’on n’y trouve non plus ni cultures, ni habi­ta­tions ; mais les pentes sont moins abruptes, et le sen­tier passe à mi-hau­teur au milieu d’un bois de chênes ; ce qui n’empêche pas que, de temps en temps, on patauge dans un bourbier.

Nous deman­dons à deux reprises à des Mon­té­né­grins voya­geant en sens inverse, la lon­gueur du tra­jet qui nous sépare d’Andrévitza. Mais ici, pas plus qu’en Ser­bie, on ne connaît les dis­tances, et on compte par durée — ren­sei­gne­ment extrê­me­ment impré­cis dans ces régions où montres et hor­loges sont incon­nues. Les pre­miers voya­geurs nous ont assu­ré que nous étions à une demi-heure d’Andrévitza ; et voi­là deux heures que nous mar­chons depuis ce ren­sei­gne­ment. À ce moment, d’autres voya­geurs nous annoncent encore deux ou trois heures de che­min. Le cama­rade qui a mal au genou se traîne péni­ble­ment. Nous allons en avant, l’autre et moi. Le sen­tier s’est élar­gi. On tra­vaille à éta­blir une route en enta­mant le roc sur le flanc de la mon­tagne ; mais ce sont des tron­çons de route non encore réunis ; nous enfon­çons dans une boue épaisse et gluante.

Tout à coup appa­raissent la file des mai­sons d’Andrévitza sur un petit pla­teau col­lé contre le flanc de la mon­tagne en face et à droite de nous. Ces mai­sons aux longs toits de plaques schis­teuses ont un aspect assez triste. Mais nous sommes contents de décou­vrir le but, quand, trois quarts d’heure aupa­ra­vant, on nous annon­çait une étape bien plus longue. Il faut encore faire un détour, tra­ver­ser un pont de bois bran­lant, et nous débou­chons dans le vil­lage, disons dans la ville, c’est une ville du Monténégro.

Quelques-uns de nos cama­rades sont arri­vés avant nous ; il n’y en a pas beau­coup, nous sommes dans les dix premiers. 

Le fonc­tion­naire mon­té­né­grin nous envoie loger dans une auberge. Nous aurons un dîner chaud : une soupe au papri­ka et une sorte de rata­touille. Nous fai­sons bom­bance. L’interprète s’est aus­si infor­mé d’un che­val à ache­ter pour le cama­rade qui souffre d’hydarthrose et qui est actuel­le­ment inca­pable de conti­nuer la route. L’étape d’aujourd’hui a été pour lui hor­ri­ble­ment pénible. Un natu­rel du pays nous amène un bidet de mon­tagne qu’il cède pour 300 francs, en jurant qu’il y perd et que c’est pour nous qu’il consent à se défaire d’une bête aus­si pré­cieuse. J’ai déjà dit que ces che­vaux valent de 50 à 60 francs.

Nous avons au pre­mier étage une chambre à trois lits. Les draps sont sales, mais c’est là un détail acces­soire. Le linge que je porte n’est guère plus propre que les draps. Je dors admi­ra­ble­ment. Je me réveille au petit jour. La rue est toute blan­chie, les toits aus­si ; la neige tombe à gros flo­cons. Nous hési­tons à sor­tir du lit. Nous déli­bé­rons en nous grat­tant. Un de mes cama­rades trouve trois poux sur lui ; cette décou­verte me réjouit ; je ne suis pas seul à nour­rir des parasites.

Par­ti­rons-nous, ne par­ti­rons-nous pas ? La neige ne nous arrê­te­ra-t-elle pas en pleine mon­tagne ? Il y a encore un col très éle­vé à fran­chir. Mais si nous res­tons, le froid ne va-t-il pas deve­nir plus vif ? La neige ne va-t-elle pas s’accumuler ? Nous ris­quons d’être embou­teillés. Nous sommes deux à vou­loir le départ. Oui traîne un peu. On dis­cute les prix avec l’aubergiste, qui nous écorche royalement.
 

Quatrième étape en montagne — d’Andrévitza à Baré

 
Ven­dre­di 26 novembre. — Nous par­tons à 9 h. ½, j’ai mis une paire de chaus­settes de laine qui me res­tait, une paire très usa­gée, par-des­sus mes bot­tines. Cette pré­cau­tion empê­che­ra la neige de s’attacher à mes pieds, je glis­se­rai moins et je n’aurai pas les pieds mouillés.

La val­lée est d’une vue assez agréable sous la neige avec ses ver­gers de pru­niers comme en Ser­bie. Les mai­sons sont en pierre, et les toits sont en bois. J’ai même vu à Véli­ka, l’avant-veille, un toit d’écorces.

La route est bonne, c’est une route car­ros­sable. Elle monte len­te­ment et nous mar­chons d’un bon pas. Je suis tout à fait réchauf­fé et je tiens mon képi à la main. Un vieil Alba­nais, que nous croi­sons, tout emmi­tou­flé de lai­nages blancs, s’étonne par pan­to­mime de me voir nu-tête sous la neige. Je réponds par un geste d’insouciance ; le vieux indique au cama­rade éclo­pé, qui suit à che­val, que je dois être timbré.

La val­lée se rétré­cit peu à peu. Sauf les branches d’arbres qui tranchent en noir sur le fond, et les feuillages roux qui mettent un peu de blond dans le pay­sage, tout est blanc ; on a l’impression d’une gra­vure en pointe sèche.

Au bout de 10 kilo­mètres la route, arri­vée au fond de la val­lée, s’élève insen­si­ble­ment dans la mon­tagne par des lacets inter­mi­nables. Ce n’est plus le sen­tier qui esca­la­dait le Cha­kor par des zig-zags rapides ; l’oscillation de la route à chaque lacet s’étend sur une lon­gueur démesurée.

Vers midi, nous nous arrê­tons un moment à une cabane iso­lée pour avoir un abri au moment du déjeu­ner. Les gens hésitent à nous rece­voir ; ils nous laissent cepen­dant entrer dans le han­gar qui pré­cède l’habitation, et au milieu duquel, sur la terre bat­tue, brûle un feu de bois.

Notre déjeu­ner est bien­tôt ava­lé ; cochon gelé, tou­jours le cochon de Det­cha­ni, et pain de maïs ; puis une tasse de thé enfu­mé, mais chaud et sucré. Et nous ren­trons dans le froid.
Nous conti­nuons pen­dant quatre heures à che­mi­ner dans les lacets au milieu de magni­fiques bois de hêtres. Nous ren­con­trons des bûche­rons ; ils abattent les beaux fûts en les cou­pant à 1 mètre ou 1 m. 50 au-des­sus du sol.

Nous sommes dans le brouillard, c’est-à-dire dans un nuage. D’ailleurs la neige tombe tou­jours. Le pay­sage, per­du dans la brume, devient irréel et féerique.

Mais la mon­tée est pénible. Enfin, après un court arrêt, où nous nous sommes éten­dus dans la neige molle, nous arri­vons au col, à 1.800 ou 2.000 mètres d’altitude. Nous ne dis­tin­guons rien en arrière de nous dans la direc­tion d’Andrevitza ; devant nous, au contraire, il n’y a pas de brouillard, et nous contem­plons un beau pay­sage de neige et de sapins. Nous des­cen­dons rapi­de­ment. À l’un des lacets de la route, nous aper­ce­vons dans le fond quelques cha­lets ; ce sont les pre­mières mai­sons du petit vil­lage de Baré. Mais nous avons beau nous pres­ser, nous n’y arri­vons qu’à la nuit tombante.

Les mai­sons ont des murs de lattes, entre les­quelles on a tas­sé des pierres et de la mousse. Une des pre­mières mai­sons est une auberge, un han, et nous avons l’espoir de nous y ins­tal­ler com­mo­dé­ment. Mais il n’y a que deux pièces, une petite dont quelques popes fugi­tifs se sont empa­rés et où ils se sont bar­ri­ca­dés, et une grande salle bien­tôt enva­hie par les voya­geurs qui, comme nous, cherchent un abri.

Étant arri­vés les pre­miers, nous avons pris les deux bancs de la salle, larges et courts, pour en faire une cou­chette où nous pour­rons tenir à trois. Il n’est pas com­mode de s’allonger sur le par­quet tout humide d’un lavage récent, et que la neige appor­tée par les pieds des arri­vants a chan­gé en bour­bier. Nous man­geons encore un peu de notre cochon et du pain de mais, mais il est impos­sible de faire chauf­fer quoi que ce soit au poêle, d’ailleurs acca­pa­ré par un cercle de fugi­tifs. Je retrouve, au milieu des arri­vants, un ami, le dépu­té serbe Zla­titch. Un Anglais, qui a fait route avec lui, pos­sède une lampe à alcool et nous la prête pour faire le thé.

Nous sommes une qua­ran­taine, entas­sés dans le han ; et, avec le poêle, il fait une cha­leur étouf­fante. Mes deux com­pa­gnons et moi nous cou­chons tout habillés sur les deux bancs rap­pro­chés, nos bagages des­sous. J’ai seule­ment quit­té mes chaus­sures pris la pré­cau­tion de les atta­cher sous mes genoux ; je tiens à les retrou­ver demain matin au réveil.

La salle est vague­ment éclai­rée par une misé­rable lampe à pétrole. On dis­tingue plus on moins les sil­houettes des gens cou­chés en groupes sur leurs paquets ; un petit enfant crie. Le tableau me rap­pelle la mise en scène par Lugné Poë des Bas-fonds de Gorki.

La lampe meurt, le silence s’établit peu à peu. Mais on dort mal. Le feu s’est éteint, et le froid tra­verse peu à peu les parois dit cha­let. À 4 h. ½ nous nous levons par nuit noire pour fuir l’entassement et la puan­teur de la salle.
 
(À suivre.)
 
[/​M. Pier­rot./​]

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