La Presse Anarchiste

À propos de notre attitude pendant la guerre

[/​28 mai 1917./]

Bien Cher Ami,

Deux mots pour vous dire com­bien j’aurais vou­lu, on plu­tôt nous deux aurions vou­lu pou­voir vous embras­ser avant de par­tir pour la Rus­sie, vous et tous vos amis avec les­quels vous tra­vaillez et vous vous don­nez entiè­re­ment pour sau­ver la France et toute la civi­li­sa­tion occi­den­tale du triomphe de la bru­tale conqué­rante « Kul­ture alle­mande », avec sa méga­lo­ma­nie et sa foi dans l’idéal ancien d’enrichissement des nations par la conquête.

[|………………………………………………………………………………|]

Il nous tarde d’être dans la, mêlée ardente de Petro­grad ; les amis m’y appellent. Évi­dem­ment je n’y vais pas dans l’intention d’y prendre la moindre posi­tion offi­cielle, vous savez cela. Mais il y a tant à faire pour éclair­cir les idées, pour per­cer les brumes des phrases à effet et faire voir la réa­li­té — pour com­battre sur­tout les influences proal­le­mandes d’une nuée de mou­chards de l’ancien régime dont on découvre chaque jour dans les archives des polices, des bandes occu­pant des posi­tions influentes dans les unions et conseils, et qui évi­dem­ment tra­vaillent pour l’empire alle­mand — en même temps que pour le réta­blis­se­ment de l’empire russe.

Il faut avouer que le grand nombre, même par­mi les socia­listes en vue, est d’une igno­rance écœu­rante concer­nant l’ensemble de la vie des socié­tés modernes. Ils ignorent jusqu’à l’alphabet de l’histoire moderne.

Que c’est triste d’être vieux lorsqu’une révo­lu­tion si riche en consé­quences mon­diales produit !

Mais assez bavar­dé. Je suis érein­té, après trois semaines de triage de toutes sortes de pape­rasses et de livres, et l’emballage de 60 caisses de livres qui iront un jour en Rus­sie, faire le noyau d’une biblio­thèque dans quelque petite ville de province.

[|………………………………………………………………………………|]

[/​Pierre Kro­pot­kine./​]
 
[|* * * *|]

 

Conclusion

 
Peu après, notre cama­rade par­tait pour Petro­grad, où il rata quelque temps, puis pour Mos­cou. Sa ligne de conduite fut pen­dant toute sa vie, et mal­gré les for­mi­dables évé­ne­ments qui se sont pas­sés, d’une remar­quable continuité.

Avant l’arrivée des bol­che­viks au pou­voir, au fameux Congres de Mos­cou, il lan­ça un cri de détresse qui ne fut mal­heu­reu­se­ment pas com­pris. Son remar­quable dis­cours fut repro­duit par quelques jour­naux ou revues d’avant-garde, entr’autres La Libre Fédé­ra­tion, la Clai­rière.

Pen­dant l’effroyable tour­mente qui conti­nue de s’abattre sur la mal­heu­reuse Rus­sie, par l’incapacité, l’incompétence, le fana­tisme de ces mar­xistes intran­si­geants que sont les bol­che­viks, nous n’avons pu, mal­heu­reu­se­ment, cor­res­pondre avec notre grand ami.

Ce n’est que tout der­niè­re­ment par une lettre ren­due publique, que nous avons su ce qu’il était deve­nu. Le por­teur de cette lettre a bien vou­lu nous don­ner des détails sur sa vie près de Mos­cou. Nous savons que de tous, là-bas, il est véné­ré mal­gré son atti­tude extrê­me­ment nette et cou­ra­geuse envers les nou­veaux tyrans de la Rus­sie, à qui il ne peut par­don­ner la hon­teuse capi­tu­la­tion de Brest-Litovsk la mort de toutes les liber­tés publiques, le régime dic­ta­to­rial et la situa­tion extrê­me­ment mal­heu­reuse dans laquelle ils ont plon­gé tous leurs compatriotes.

Et cer­taines phrases de ses lettres que nous : avons repro­duites, nous reviennent en pen­sant à ce qui se passe là-bas, où cer­tains déma­gogues en mal de réélec­tion veulent y voir le para­dis ter­restre et y déclarent sans rire que la dic­ta­ture s’associe très bien avec un régime de liber­té très éten­du. Entr’autres cette phrase de la der­nière lettre ou-il dit en par­lant des socia­listes russes qu’il connaît si bien :

« Il faut avouer que le grand nombre, même par­mi les socia­listes en vue, est d’une igno­rance écœu­rante, concer­nant l’ensemble de la vie des socié­tés modernes. Ils ignorent jusqu’à l’alphabet de l’histoire moderne. »

Au lieu de véné­rer Lénine comme cer­tains le demandent, il vaut mieux, selon nous, ser­rer de tou­jours plus près les dif­fé­rentes solu­tions pro­po­sées pour résoudre les for­mi­dables ques­tions sociales, cela sans par­ti pris d’aucune sorte, pour d’abord savoir où l’on veut aller, ce qu’on veut mettre à la place de la socié­té dont nous vou­lons saper les bases, et alors, mais alors seule­ment, étu­dier et prendre les moyens les plus propres à ins­tau­rer cette Socié­té idéa­liste où il y aura un maxi­mum de bien-être, de jus­tice, de liber­té et de fra­ter­ni­té entre les hommes.

Nous ajou­te­rons que pour cela il ne faut jamais perdre de vue les condi­tions objec­tives où nous nous trou­vons placés.

Entr’autres le fac­teur temps est dit-on celui qui n’aime pas être oublié.

Nous pou­vons à ce sujet médi­ter cette parole du sol­dat ano­nyme qui est rap­pe­lée à la fin de l’admirable livre d’Henri Bar­busse [[Qu’Henri Bar­busse nous per­mette de lui dire ici, tout notre regret de l’attitude qu’il a cru devoir prendre dans ses der­niers écrits.

Nous aime­rions y voir un peu plus de clarté.

D’autant plus que ses admi­ra­teurs trop enthou­siastes qui sont en train de le perdre, lui font écrire des choses non seule­ment nua­geuses mais fausses.]] Le Feu : 

« Si la guerre actuelle a fait avan­cer le pro­grès d’un pas, ses mal­heurs et ses tue­ries comp­te­ront pour peu. »
 
[/​J. Gué­rin et A. Depré./​]

La Presse Anarchiste