[[Ce récit nous a été envoyé par un camarade russe, militant du mouvement anarchiste en Russie, récemment arrivé en Occident.]]
Makhno et ses partisans
La presse occidentale a plus d’une fois parlé, au cours de ces derniers mois, des « bandes » ou de 1’« armée » de Makhno, sans qu’on arrive pourtant à savoir quelles sont ces bandes et pour quelle cause elles se battent. Peut-être un court exposé des faits contribuera-t-il à projeter quelque lumière sur cet épisode de la Révolution russe, qui a d’autant plus droit à notre intérêt qu’elle est étroitement liée aux mouvements spontanés du peuple.
Makhno apparaît sur la scène de la Révolution dès ses débuts. C’est un ancien, instituteur de la petite ville de Goulaï-Polé, dans le gouvernement d’Edaterinosbor (Russie méridionale), qui, après avoir pris part comme anarchiste au mouvement révolutionnaire de 1904-06, avait été condamné aux travaux forcés pour une série d’attentats dirigés contre des représentants de l’autorité locale. Rendu à la liberté par l’amnistie qui suivit le renversement du tzarisme en 1917, il se rendit aussitôt revenu de Sibérie, dans sa ville natale, Goulaï-Polé, où il se mit à chercher les moyens de servir efficacement la Révolution. Les forces contre-révolutionnaires commencèrent bientôt à relever la tête dans le Midi, s’appuyant surtout sur certains éléments cosaques. Makhno pensa que le plus urgent était de former contre ces forces des détachements armés capables de leur résister en cas de besoin. Il organisa d’abord quelques unités peu nombreuses, qui se mirent à opérer contre les cosaques de Kaledine et de Kornilov. C’est à ce moment à peu près que la révolution d’octobre eut lieu et que les bolcheviks s’emparèrent du pouvoir. Les contre-révolutionnaires, de leur côté, devinrent plus actifs et Makhno se trouva obligé de multiplier ses détachements. Il n’eut pas grande difficulté à le faire ses compatriotes, les paysans qui reconnaissaient en lui un homme sorti de leur milieu et avaient pu, de plus, voir en mille occasions son grand dévouement à la cause du peuple, venaient volontiers vers lui ; son prestige grandissait et son nom devenait connu au delà de sa province natale.
La paix de Brest-Litovsk conclue, Makhno se trouva en face, non plus des contre-révolutionnaires russes, mais des troupes allemandes venues occuper la région. Au premier conflit, les détachements de Makhno furent écrasés par les forces allemandes, de beaucoup supérieures en nombre et en armement, bien entendu. Il ne lui resta plus qu’à mener une guerre de partisans à l’arrière, avec des détachements à nouveau reconstitués. Ces « bandes » attaquaient les trains, désarmaient les soldats allemands, leur enlevaient armes, munitions et provisions de toute sorte, cachées ensuite soigneusement en vue d’opérations ultérieures.
Malgré tous leurs efforts, les Allemands ne parvenaient pas à venir à bout de ces partisans. Ces derniers se recrutaient surtout parmi les paysans, mais il y avait là aussi un certain nombre d’ouvriers des villes. Plus on allait, plus ces « bandes » devenaient fortes et nombreuses, et vers la fin de l’occupation allemande Makhno put déjà livrer aux Allemands de véritables combats. Au moment de l’armistice, il possédait déjà une véritable petite armée qui hâta considérablement le départ des Allemands. L’armée de Makhno n’était pas le produit d’une mobilisation forcée elle était uniquement formée de volontaires. Les paysans avaient conscience de défendre leur propre bien, leur terre, et s’enrôlaient avec enthousiasme, non seulement les jeunes gens, mais aussi les vieux, souvent en dépit des conseils de Makhno qui les priait instamment de rester à cultiver la terre et de laisser aux jeunes la tâche de combattre. L’armée de Makhno n’était d’ailleurs pas une « armée permanente » : lorsqu’aucun danger ne menaçait, ses volontaires s’en allaient dans leurs villages, pour revenir à la moindre alerte.
La popularité de Makhno parmi la population paysanne devint bientôt telle que les paysans ne l’appelaient plus que Batko-Makhno (petit-père Malchno) et se fâchaient si quelqu’un s’avisait de l’appeler Makhno tout court. Plus tard, voyant tout le dévouement qu’il mettait à les défendre contre les troupes des généraux réactionnaires, ils décidèrent même de changer le nom de sa, ville natale : Goulaï-Polé en Makhno-Polé.
Les Allemands partis, l’armée de Makhno put occuper un vaste territoire s’étendant sur les provinces du sud : celles de d’Enaterinoslav, de Tchernigor et de Podolie. Elle eut à combattre à cette époque le gouvernement du Directoire Ukrainien et, en partie, les bolcheviks. Mais ces derniers, reconnaissant bientôt en Makhno un véritable révolutionnaire, arrivèrent avec lui à un accord qui lui laissait toute liberté de défendre comme il l’entendrait, contre les contre-révolutionnaires, les territoires occupés par lui. La tâche, d’ailleurs, devenait de plus en plus difficile, de nouveaux contre-révolutionnaires (Français, Grecs, troupes de Denikine) étant arrivés en nombre (hiver 1918 – 19). Le gouvernement bolcheviste chargea Makhno de les combattre en Crimée. Il réussit à nettoyer des contre-révolutionnaires toute la péninsule. À ce moment, les bolcheviks le portaient aux nues, publiaient dans leurs journaux des poésies en son honneur, etc…
Ayant ainsi reconquis sur les réactionnaires un vaste territoire, Makhno et ses camarades purent enfin songer à un travail positif, constructif. Des communes anarchistes furent organisées dans toutes les localités occupées par eux. Ces communes étaient complètement autonomes ; chacune était administrée par un Soviet, mais conçu sur un plan autre, que les Soviets bolchevistes, soumis, eux, pour toutes les questions un peu importantes, à l’autorité d’une organisation centrale. Les communes de Makhno entretenaient entre elles des relations suivies, par intermédiaire de délégués qu’on envoyait lorsque le besoin se présentait de discuter une affaire en commun. Le Gouvernement bolcheviste était obligé de tolérer ce mode d’organisation, les détachements de Makhno étant une force avec laquelle il fallait compter. En avril 1918, les communes décidèrent d’organiser un Congrès. Les bolcheviks y virent un danger qu’ils ne pouvaient pas tolérer plus longtemps, et le Congrès fut interdit. Il se réunit cependant et prit une série de résolutions sur des questions importantes, telles que culture de la terre, répartition, du travail, échange des produits, opérations militaires, etc. L’extension prise par les communes et la complexité des questions qu’elles soulevaient exigèrent bientôt la réunion d’un nouveau Congrès (en mai 1918) ; il fut, comme le premier, interdit par le gouvernement bolcheviste et, comme le premier, eut lieu malgré lui, pour discuter nombre de questions d’organisation.
Les bolcheviks n’osant pas s’attaquer directement aux communes de Makhno, prirent le parti de les anéantir indirectement en refusant de fournir à l’armée de Makhno les armes, les munitions, etc. En juin 1918, un nouveau Congrès extraordinaire des Communes devait être convoqué pour discuter de la situation, devenue grave d’une part, les Communes élargies et multipliées, exigeaient de plus en plus un travail constructif systématique ; d’autre part, l’armée des volontaires de Denikine s’approchait et devenait menaçante. Et c’est à ce moment même que les bolcheviks après avoir interdit aussi ce troisième Congrès, qui se trouva obligé, encore une fois, de se réunir clandestinement — refusèrent de continuer à fournir aux détachements de Makhno l’aide militaire nécessaire. En présence de cette situation critique, Makhno s’adressa aux autorités centrales du gouvernement bolcheviste, les suppliant de lui envoyer ce qu’il fallait pour que son armée puisse lutter contre Denikine, dangereux, non seulement pour les Communes, mais pour la Russie soviétique toute entière. Les bolcheviks connaissaient bien la situation critique du front sud, et, cependant, ils refusèrent à Makhno l’aide demandée. Révolutionnaire trop dévoué pour abandonner ainsi le terrain à la réaction, Makhno fit alors au Gouvernement bolcheviste une nouvelle proposition : puisqu’on ne voulait pas l’aider, lui, il s’en irait et laisserait le commandement de son année à tel autre qu’on voudrait lui envoyer, pourvu que les contre-révolutionnaires ne puissent pas continuer leurs conquêtes. Mais cette proposition aussi fut rejetée : le Gouvernement bolcheviste craignait les anarchistes plus que les contre-révolutionnaires et préférait laisser le champ libre à ces derniers. Dans ces conditions, l’armée de Makhno dut abandonner le combat ; de même succombèrent sous les coups des réactionnaires, les Communes créées an prix de tant d’efforts, de tant de sang (Juillet 1918.)
Ici se place un épisode caractéristique. Au moment où les bolcheviks laissaient ainsi de cœur léger anéantir l’armée de Makhno, ils oubliaient leur véritable ennemi, l’ataman Grigoriev. Grigoriev était un ancien officier cosaque qui, d’abord avait soutenu le Directoire ukrainien, puis, l’armée ukrainienne ayant subi des défaites, s’était tournée vers les bolcheviks ; ceux-ci lui firent bon accueil et le chargèrent de nettoyer, des armées alliées, le littoral de la mer Noire. Il s’en tira fort bien, après quoi, il fut expédié sur le front roumain, pour reconquérir la Bessarabie. Mais, ancien officier tzariste, il ne tenait nullement à servir la Révolution ; il ne poursuivait que des intérêts personnels. Il se proclama hetman de l’Ukraine, s’entoura d’un ramassis d’individus de toute sorte, organisa des bandes et leur permit de massacrer les juifs, pour se venger de ce que les bolcheviks ne voulaient pas l’aider à la réalisation de ses projets ambitieux. Grigoriev, avec sa bande, était une menace sérieuse que les bolcheviks n’arrivaient pas à écarter.
Ayant eu connaissance du conflit qui s’était produit entre Makhno et les bolcheviks, Grigoriev voulut l’exploiter il pensa qu’il pourrait attirer Makhno vers lui et se servir de son armée pour établir ce pouvoir en Ukraine qu’il convoitait. Il demanda donc un rendez-vous à Makhno. Mais il ne comprit pas que celui-ci, tout en ayant beaucoup souffert des bolcheviks, était un révolutionnaire intraitable, fidèle à son idéal, et qu’il ne pourrait jamais accepter une telle proposition. Makhno accepta le rendez-vous de cet ennemi de la Révolution, mais lorsqu’il se présenta, il le tua. C’est ainsi que se termina l’aventure de cet aventurier tzariste.
Mais revenons aux luttes de Makhno. Les réactionnaires ayant conquis le Midi, son armée cessa d’exister comme force compacte. Mais cet idéaliste profondément dévoué à la Révolution, ne pouvait ainsi abandonner son œuvre. Il continua, avec des camarades, à lutter d’une façon cachée ; il reconstitua des détachements à l’arrière de l’armée contre-révolutionnaire et reprit la guerre de partisans, naguère menée contre les Allemands. Son armée, qui arriva à se reconstituer, fit beaucoup pour soulever la population contre la dictature de Denikine. Maintenant tout le monde sait quelle part revient à cette armée dans les défaites récemment subies par les armées du dictateur.
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Quelque forte individualité que soit Makhno, il serait faux de croire, d’ailleurs, qu’il agit isolément : son action se poursuit en plein accord avec les organisations anarchistes du Midi. La Confédération anarchiste qui fonctionne dans cette région de la Russie (son centre se trouve à Elisabethgrad) prend une part active à l’organisation de l’année de Makhno, qui compte dans ses rangs un grand nombre de nos militants. Actuellement, nous apprenons qu’ils tentent de reconstituer les communes ; ils mènent une propagande active dans les masses, organisent des conférences sur des sujets divers, organisent des œuvres d’éducation, publient des ouvrages de vulgarisation, etc., etc., tout cela sans préoccuper de savoir si telle ou telle chose est autorisée ou défendue par le Gouvernement bolcheviste.
Ils travaillent aussi dans les organisations professionnelles et dans la population paysanne, s’appliquant à organiser l’échange direct des produits entre les villes et les campagnes, les paysans ne voulant pas accepter de l’argent pour leurs produits.
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Les dernières nouvelles que nous recevons d’un camarade ayant récemment quitté Odessa nous apprennent que beaucoup de nos camarades ont péri dans les derniers combats contre Denikine. Parmi eux, quelques-uns avaient autrefois habité Paris et Londres et étaient connus de nos camarades occidentaux : Alexandrovitch, Feldmann Samuel « Le Noir ».
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