Ces temps derniers, la jeunesse française fait parler d’elle autrement que par le truchement d’un parti politique dont elle représente, suivant l’expression de Marcel Giton : « l’espoir le plus doux ». La jeunesse de France se met, à grands coups de trompettes, à la découverte de la nature, et tous les dignitaires de la France libérale l’encouragent par les moyens habituels.
Il serait intéressant de savoir dans quelle sphère sociale se recrute cette jeunesse et quel est l’esprit qui l’anime.
Le mouvement de jeunesse a connu, il y a quelques années, un épanouissement considérable dans les pays de langue allemande. En Autriche, en Allemagne, en Tchécoslovaquie allemande, mais aussi en Hollande et en Belgique flamande, il y avait des mouvements de jeunes dont l’étude, tout au moins sommaire, s’impose, avant de passer en revue les formations d’apparence analogues en France.
L’amour de la nature est une vieille tradition de l’Allemagne littéraire. Les romantiques allemands, avec leur fleur bleue, exaltaient depuis toujours les miracles qu’effectuaient sur leur état d’âme un simple clair de lune ou un lever de soleil. Toute l’éducation scolaire s’est inspirée de cet esprit, et déjà à l’école primaire, on servait au petit Allemand ou au petit Autrichien du régionalisme romantique rendu plus utile à la société par une bonne dose de nationalisme. Ainsi, le gout des beautés de la nature fut éveillé chez les écoliers, dès l’enfance.
À cet élément s’ajoutait, dans les pays de langue allemande, une autre tradition qui, observée surtout par la classe artisanale, était pratiquée pendant tout le dix-neuvième et le début du vingtième siècles. On en trouve en Suisse, encore de nos jours, des survivances : l’adolescent, après avoir quitté l’école et avant de continuer le métier de son père, se mit à voyager, à pied… le bâton à la main, à travers l’Allemagne, pour faire l’apprentissage de la vie.
Il n’y a donc rien d’étonnant dans le fait que le tourisme à pied est dans ces pays chose universellement pratiquée. Toutes les amicales, toutes les unions dont raffolent les Allemands organisaient, le dimanche, leurs sorties collectives à pied. Ces entreprises ne changeant en rien le caractère que prenait la lutte des classes, ne constituent aucunement un phénomène de différenciation sociale. Elles formaient plutôt la base naturelle dont partit le mouvement de jeunesse allemand de caractère nettement combattif et non-conformiste.
Il y avait après la guerre, jusqu’en 1932 – 1934, une foule d’organisations de jeunes dont la plus connue était celle des Wandervoegel qui, composées pour une majorité écrasante de fils de prolétaires n’étaient sous aucune influence politique directe. Seul le Faucon Rouge, vrai mouvement de jeunesse formait, surtout à Vienne, la section. de loin la plus sympathique de la social-démocratie. (Il est inutile de préciser que l’organisation paramilitaire des Boys-Scouts, fondée par le général Baden Powell pour assurer à l’impérialisme anglais une nouvelle génération de soldats utilisables aux Indes ou ailleurs, qui, encore aujourd’hui, a des sections dans presque tous les pays du monde, ne saurait revendiquer le titre de mouvement de jeunesse, terme qui se réfère exclusivement à des groupements dirigés sans le concours d’adultes, et implique la notion de lutte des générations.)
La raison d’être du mouvement des Wandervoegel, ce n’était pas seulement l’amour de la nature, des chants et des feux de camp. C’était surtout le côté libérateur de ces penchants qui les poussait plutôt instinctivement que d’une façon raisonnée vers des idées de principe. La liberté que leur apportait la campagne devint une libération, l’action que leur imposait leur vie indépendante, une réaction. L’amour de la nature devint la haine de ce qui lui est opposé.
Le pire ennemi du jeune fut le bourgeois terre à terre. Non pas ces bourgeois pour qui nos romantiques français jouaient leur mascarade, non pas non plus le bourgeois qui représente socialement le système économique. Aussi peu touchés par la littérature qu’éveillés à la conscience de classe — l’expérience du travail ayant été trop courte pour la jeunesse entre 14 et 18 ans — les jeunes connaissaient et détestaient avant tout l’esprit bourgeois de l’école et de la famille.
Et ils voulaient aller jusqu’au fond des choses. Leur grand mot d’ordre fut : « La Réforme de la vie », le bouleversement des conditions de leur existence juvénile. Leur idéologie, nettement intelligible, ne leur fut aucunement dictée ou enseignée par des adultes. Ils avaient une idéologie jeune dans toute l’acception du mot, bien que celui-ci puisse prêter, après tout ce que nous avons entendu en France, à confusion. Certes, ils avaient des maîtres, mais ces maîtres, ils les choisissaient eux-mêmes.
À l’époque où l’ouvrier allemand dépensait son maigre salaire au bistro et où il rentrait ivre chez lui pour provoquer les conflits les moins supportables pour un jeune, ils prêchaient le mépris de l’alcool et du tabac ; au temps où ceux de leurs camarades d’âge qui ne participaient pas à leur mouvement faisaient de grasses plaisanteries sur les choses sexuelles et où les maladies vénériennes sévissaient ils étaient les apôtres d’une nouvelle morale sexuelle, plus libre et plus saine. À leurs mères, esclaves du foyer, ils opposaient la jeune fille camarade. Quand les vieux, traqués par les soucis d’argent leur paraissaient égoïstes, ils élevaient l’entr’aide et la solidarité au rang de principe. Ceux qui faisaient fonction de chefs ou qui étaient, tout simplement parmi les plus âgés dans le mouvement voulaient suppléer au manque de compréhension des instituteurs par l’étude de la psychologie, voire de la psychanalyse.
À tout cela s’ajoutait dans le mouvement du Faucon Rouge la notion d’un socialisme humanitaire qui ne pouvait qu’approfondir ces tendances. Les Faucons Rouges touchés par les côtés démagogiques de la social-démocratie avaient, à travers un commencement de conscience de classe, l’intention de réaliser leur vie idéale dans la société socialiste après le bouleversement violent du capitalisme.
Ainsi, on voyait dans les bibliothèques de ces organisations (car ils avaient souvent des locaux, organisaient des réunions instructives et contradictoires), « l’Introduction » de Freud voisiner avec « l’Entr’aide » de Kropotkine et « l’Eclaireur » de Baden Powelll.
Il serait exagéré de prétendre que, hormis le Faucon Rouge, le mouvement de jeunesse ne subissait pas d’influences politiques indirectes. Il y avait des milieux plus proches des nationaux-socialistes et d’autres encore sympathisant avec les partis de gauche. Mais l’esprit qui régnait chez eux était sensiblement le même, les chansons identiques (il arriva très souvent que pour une même chanson, les mots variaient suivant le caractère plus ou moins nationaliste de l’ambiance) et les buts analogues.
Par leur manque d’expérience, par le caractère idéaliste de leurs conceptions, par l’impossibilité de réaliser leurs idées sur une échelle sociale, ils commettaient des fautes souvent irréparables. Abstraction faite de leur végétarisme poussé parfois à l’absurde, ils échouaient presque complètement dans le domaine sexuel. Rejetant — et pour cause — toute la morale sexuelle bourgeoise, enseignant à ceux qui se trouvaient à l’âge de la puberté la libération sexuelle, il leur fut impossible, exception faite de quelques fortes individualités, de trouver la forme de leur morale nouvelle. Craignant le mensonge de la coquetterie et de l’amour livresque, refusant de faire appel à la prostitution, ils aboutissaient à un puritanisme et à un ascétisme non voulus, dans l’incapacité où ils étaient de réaliser en face de leurs camarades du sexe contraire, la fameuse synthèse de l’amour tendre et de l’amour sensuel. Inévitablement cette attitude devait avoir ses prolongements douloureux dans la vie.
La misère, l’oppression tchèque en Tchécoslovaquie, la lutte extrême des partis politiques, le fascisme enfin ont englouti tous ces mouvements. Que sont devenus les Wandervoegel ? Peut-être, le fascisme, avec sa discipline, avec son enthousiasme, a‑t-il pu, profitant de leur apolitisme, apporter à certains d’entre eux une solution momentanée. Peut-être ont-ils, en proie aux soucis d’existence, renoncé à une lutte d’idées. Les anciens « Faucons Rouges » furent, dit-on, parmi ceux qui restaient jusqu’au bout sur les barricades viennoises… Même si certains cadres de ces mouvements ont pu se maintenir dans l’illégalité, on n’en entend plus parler et tout cela semble bien mort.
Il existe aujourd’hui certainement des mouvements analogues en Scandinavie. Il y en a en Hollande, où ils ont pris, en général, un caractère fort religieux (quel est le courant d’idées que l’Église ne saurait mettre à profit ?), en Belgique flamande, où ils sont empoisonnés en partie par le chauvinisme flamand et la haine de tout ce qui est wallon, sans parler des organisations de jeunes en Angleterre, où elles se réduisent, à quelques exceptions près, à un nombre infini de Cyclists’ Clubs, School Associations et Councils for the Preservation of Rural England.
Voilà maintenant qu’à son tour la France reparle de mouvement de jeunesse. Certes, il existe en France, à l’instar des autres pays, depuis assez longtemps, « l’Union Touristique des Amis de la Nature », qui se recrute presqu’exclusivement dans la jeunesse ouvrière, mais qui reçoit aussi des adultes et qui ne parait pas dépasser le cadre d’une Amicale ouvrière pour la propagande des beautés et des sciences de la nature. Il y avait aussi ces jeunes ouvriers qui partaient en vélo le samedi soir, couchaient chez des paysans ou chez la marraine ; mais leurs dieux sont Speicher et le vieux « Tonin », et leur révolution annuelle est symbolisée par le Tour de France. Aucune misère, aucun abus dans la vie bourgeoise ne les pousse à pédaler à des vitesses record, si ce n’est l’absence d’action physique à laquelle leur vie d’ouvrier des villes les astreint. Le sport pratiqué, par exemple, en Angleterre, dans des proportions autrement considérables n’est pas une manifestation d’un esprit non-conformiste.
Donc, si on reparle, de mouvement de jeunesse, c’est à l’occasion d’une organisation nouvelle, à savoir le « Centre Laïque des Auberges de Jeunesse ». Le Centre Laïque qui était en 1934 encore une petite organisation qui comptait à peine une trentaine d’auberges dans toute la France, est devenu aujourd’hui une institution respectable. Avec l’avènement du Front Populaire et « l’organisation des loisirs », les ministres de gauche, les acteurs et les grands auteurs se sont mis, à coups de présidences d’honneur, de préfaces, de discours ou d’articles, à la disposition de la jeunesse. Les J.E.U.N.E.S. se sont chargés de la traduction de quelques belles chansons allemandes ou russes, de leur enregistrement sur disques, bref du côté profondément technique de la chose.
Le succès escompté, qui ne tarda pas à venir, est une preuve que ce mouvement n’est pas entièrement fabriqué. Il correspondait à un esprit d’évasion qui, à la suite des déceptions dans les carrières studieuse ou commerciale, s’est fait jour dans la jeunesse petite bourgeoise. Il correspondait aussi, mais dans une mesure bien plus réduite, à ce même esprit chez le jeune ouvrier dégoûté de la réalité économique et politique. Les auberges de jeunesse existent dans presque tous les pays de l’Europe. Partout, elles accueillent les jeunes sportifs de quelque organisation qu’ils soient. Mais nulle part, on n’a autant insisté sur un « mouvement des auberges » qu’en France. C’est qu’en réalité — et voilà la raison de la bruyante publicité que lui accorde la presse bourgeoise — il n’y a pas de « mouvement ». Les adhérents sont pour la plupart des étudiants ou des lycéens. Quand un jeune ouvrier, profitant de l’institution et des vacances payées, arrive dans une auberge, il se sent étranger et reste muet devant l’esprit étincelant du quartier latin, devant les chansons dont, n’ayant pas de relations avec les J.E.U.N.E.S., il ne connait pas l’air.
Ce fameux « esprit ajiste », jamais défini, comporte d’abord les règles hygiéniques élémentaires de la vie collective, à l’exclusion de toute solidarité véritable entre jeunes visant des questions d’argent ou autres. Pour le reste, il est constitué par une profonde connaissance gastronomique des auberges de France, par une facilité « gauloise » de la sexualité. Le flirt commencé la veille dans un cinéma du boulevard Saint-Michel est continué le lendemain aux alentours de l’auberge. Aucune révolte contre l’état des choses, aucune réforme de la vie bourgeoise. Les heurts familiaux, sans nombre au temps du mouvement de jeunesse, sont devenus ici des disputes pour l’argent que les parents doivent fournir. L’Œuvre du 3 janvier 1938 assure, par la plume de Joos, à ses lecteurs, qu’ils n’auront pas « à redouter de graves manquements aux principes de la moralité », et c’est bien exact.
Le fait que ces jeunes propagent consciemment l’ignorance des problèmes sociaux, que la guerre est pour eux un sujet de conversation trop laid pour en salir la nature, est bien dans l’esprit de leur propre origine, d’une part, et de « l’organisation des loisirs » d’autre part. Un mouvement de jeunesse qui, partant de la même base morale que celle de sa bourgeoisie n’essaye même pas de la réviser, n’en est pas un.
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La jeunesse ouvrière française n’a pas encore malgré la vague de tourisme, malgré l’atmosphère favorable à une telle entreprise, trouvé les initiateurs de
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