[[Article publié sans titre]]
Voici le texte de la lettre envoyée par le Conseil fédéral anglais au Comité fédéral jurassien
[/Association internationale des travailleurs.
Conseil fédéral anglais
Londres, le 6 novembre 1871 /]
Au Comité fédéral de la Fédération jurassienne.
Chers citoyens,
Je viens vous accuser réception des exemplaires de votre Bulletin contenant le compte-rendu du Congrès de la Haye et les résolutions adoptées au Congrès que vous avez tenu à St-Imier. Conformément à votre demande, nous en avons envoyé un exemplaire à chacune de nos Sections, en les accompagnant de quelques remarques de notre part. Jusqu’à présent aucune décision n’a été prise à l’égard des résolutions de St-Imier, les membres de notre Conseil fédéral étant en faveur d’une politique expectante. En attendant, nous nous organisons solidement pour être prêts en toute occurrence.
Nous combattrons aussi énergiquement que vous-mêmes pour le principe fédératif et l’autonomie des Sections, mais en même temps nous ne sommes pas d’accord avec vos idées sur la politique. Nous croyons complétement à l’utilité de l’action politique, et je crois que chaque membre de chaque Section de notre fédération en est persuadé ; car nous avons obtenu quelques-uns de nos meilleurs résultats par les concessions et les craintes des classes possédantes. Ainsi, dans ce pays, les heures de travail sont réglées et contrôlées par la loi ; les mines doivent être inspectées et ventilées ; le travail des enfants est défendu, excepté sous certaines conditions ; et divers autres droits précieux nous sont garantis. Tout cela est dû à la vigilance avec laquelle la classe ouvrière s’occupe des affaires politiques. Nous sentons que nous devons nous emparer du pouvoir politique avant de pouvoir accomplir notre propre émancipation. Nous croyons que vous seriez arrivés à la même opinion que nous, si vous vous trouviez placés dans le même milieu, et nous pensons que les événements donneront raison à nos idées.
Mais en même temps nous reconnaissons votre loyauté, et nous admettons parfaitement qu’il puisse y avoir une semblable différence d’opinions quant à la politique à suivre pour réaliser les grands principes pour lesquels nous luttons les uns et les autres. C’est une preuve de plus que le principe fédératif est le seul sur lequel notre association puisse être basée. Comme le citoyen Guillaume l’a dit à la Haye, « l’Internationale est le produit de notre vie de tous les jours, c’est une nécessité causée par les conditions dans lesquelles nous vivons. » Les choses étant ainsi, il est certain qu’il serait impossible d’adopter une politique uniforme qui serait applicable à tous les pays et à toutes les circonstances.
Le Congrès de la Haye, qui devait et qui aurait pu apaiser les différends qui malheureusement avaient éclaté dans nos rangs, s’il avait été organisé d’une manière honnête, n’a fait que prouver que l’internationalisme est incompatible avec le système des intrigues secrètes.
Ce Congrès nous a au moins rendu un service. Il a démarqué l’hypocrisie des hommes de l’ancien Conseil général, de ces hommes qui cherchaient à organiser une vaste société secrète dans le sein de notre Association, et cela sous le prétexte de détruire une autre société secrète dont ils avaient inventé l’existence pour les besoins de leur cause. [[Ces mots sont soulignés dans la lettre anglaise.]]
Celui qui n’a pas connu de près le défunt Conseil général ne peut pas se faire une idée de la manière dont les faits y étaient dénaturés et dont les renseignements qui auraient pu nous éclairer y étaient interceptés. Il n’a jamais existé de conspiration secrète dont l’action ait été plus occulte que celle de l’ex-Conseil général. C’est ainsi, par exemple, que lorsque j’étais secrétaire-général de ce Conseil [[On sait que le citoyen Hales a fonctionné pendant plusieurs mois comme secrétaire-général du Conseil général de Londres.]], je n’ai jamais connu et je n’ai jamais pu obtenir les adresses des fédérations du continent. Autre exemple : un jour le Conseil fédéral anglais reçut une lettre très importante du Conseil fédéral espagnol ; mais le signataire de cette lettre, le citoyen Anselme Lorenzo, avait oublié de donner son adresse dans la lettre ; le Conseil fédéral anglais pria alors le citoyen Engels, qui était à cette époque secrétaire-correspondant du Conseil général pour l’Espagne, de lui donner l’adresse du Conseil fédéral espagnol ; le citoyen Engels refusa formellement. Dernièrement il nous a fait le même refus à l’égard du Conseil fédéral de Lisbonne. Les membres anglais du Conseil général entendaient parler de temps en temps de la Fédération jurassienne : on la leur représentait comme n’étant composée que d’une poignée de charlatans doctrinaires qui cherchaient constamment à semer la discorde dans notre sein, Mais qui n’y réussissaient pas, parce qu’ils n’avaient aucun ouvrier avec eux. Quand nous avons enfin connu la réalité, nous avons vu que c’était, en cette chose comme en beaucoup d’autres, précisément le contraire qui était le vrai.
Quoique différant avec vous sur certains points, comme je vous l’ai dit, le Conseil fédéral anglais sera très heureux de correspondre directement avec vous, et de travailler d’accord avec vous à tout ce qui pourra servir à l’avancement de nos principes.
Salut cordial de votre ami et compagnon dans la cause du travail,
[/John
26, Baroness Road, Columbia Market, E, Londres./]
[|* * * *|]
Le Comité fédéral jurassien a adressé la réponse suivante au Conseil fédéral anglais :
Chers compagnons,
Nous avons lu avec un vif plaisir la lettre que votre secrétaire John Hales nous a adressée en date du 6 courant pour nous accuser réception des documents envoyés par nous et nous assurer de vos sentiments d’amitié et de solidarité. Nous voyons dans ce fait d’une correspondance directe entre les ouvriers anglais et les ouvriers jurassiens le gage certain d’une organisation toujours plus solide de l’Internationale et d’une union toujours plus intime de ses Sections. Les divisions intestines dont on avait fait grand bruit et qui avaient tant réjoui la bourgeoisie, étaient, tout le prouve aujourd’hui, beaucoup plus apparentes que réelles : ce n’était que l’œuvre de quelques hommes intéressés à faire croire qu’elles existaient et qui pratiquaient la maxime : Diviser pour régner. Aujourd’hui que ces hommes ont disparu, et que les ouvriers des divers pays ont pu enfin échanger leurs idées sans intermédiaire et se voir face à face, tous ces internationaux qu’on avait cherché à animer les uns contre les autres, s’aperçoivent que leurs prétendues inimitiés n’existaient pas, que de part et d’autre il n’y a que des sentiments fraternels, que les aspirations, le but, les intérêts sont les mêmes ; ils se tendent la main avec joie, et l’Internationale, un instant compromise par quelques intrigants, est sauvée.
Recevez donc, ouvriers anglais , vous que plus que tous les autres on avait cherché à faire passer pour les ennemis jurés de la fédération jurassienne, recevez le salut le plus cordial de la classe ouvrière de notre contrée.
Toutefois, si nos aspirations sont les mêmes, nous différons, comme vous le dites, sur les moyens à employer pour atteindre le but. Mais si nous avons adopté chez nous une ligne de conduite qui nous parait nécessitée par les circonstances, l’idée ne nous viendra jamais de blâmer les ouvriers anglais de suivre une tactique différente : vous êtes seuls juges de ce qu’il est utile et opportun de faire chez vous, et probablement, comme vous le dites très bien, que si nous étions à votre place, subissant l’influence du milieu dans lequel vous vivez, de vos conditions industrielles spéciales, de vos traditions historiques, ayant à combattre outre les seigneurs de la banque et de l’usine, la vieille féodalité terrienne et toutes les institutions du moyen-âge qui pèsent encore sur vous, probablement nos idées se seraient modifiées.
Et nous sommes certains, de notre côté, que si vous viviez dans les républiques suisses, sous nos institutions démocratiques dans la forme, institutions grâce auxquelles le peuple, qui se croit libre, ne s’aperçoit pas de sa servitude économique et se laisse docilement embrigader par les charlatans politiques qui ont besoin de lui pour escalader le pouvoir ; — si vous viviez dans ce milieu-là, vous éprouveriez sans doute comme nous le besoin de protester contre l’immorale comédie du suffrage universel, et de répéter aux ouvriers de notre pays que la première chose à faire, pour travailler à leur émancipation, est de se débarrasser des intrigants politiques qui cherchent à escamoter les questions sociales, et que, pour se débarrasser d’eux , le moyen le plus simple est de leur refuser leurs votes. — Si les ouvriers de Paris n’avaient pas voté autrefois pour Jules Favre, Jules Simon et autres de la même clique, ils ne fussent pas devenus plus tard les victimes de ces misérables dans lesquels ils s’étaient donné des maîtres en leur accordant leurs suffrages.
Du reste, nous vous le répétons, nous reconnaissons de la façon la plus complète le droit des ouvriers anglais à adopter une tactique différente, et nous croyons même qu’il est utile qu’ils tentent cette expérience. Nous verrons ainsi qui de vous ou de nous atteindra le plus vite et le plus sûrement le but, et les premiers arrivés tendront la main à leurs frères restés en arrière.
Ce que nous vous disons en ce moment, nous le disions déjà en 1870, au moment où l’on nous représentait à vous comme des doctrinaires intolérants ; et si alors nous avions pu, comme aujourd’hui, correspondre directement avec vous sans passer par l’intermédiaire de la police secrète de M. Marx, bien des choses fâcheuses eussent été évitées. Permettez-nous de vous citer ce que disait, sur cette question, notre organe d’alors, la Solidarité ; vous verrez si notre langage n’était pas absolument conforme à celui que vous tenez vous-mêmes dans votre lettre à cet égard :
« Nous devons compter avec les faits existants, » disait la Solidarité (numéro du 4 juin 1870). « Et c’est pourquoi nous déclarons que si les Anglais, les Allemands, les Américains ont un tempérament qui leur fait voir les choses autrement que nous, si leur conception de l’État diffère de la nôtre, si enfin ils croient servir la cause du travail au moyen des candidatures ouvrières, nous ne pouvons pas leur en savoir mauvais gré. Nous pensons autrement qu’eux ; mais, après tout, ils sont plus compétents que nous pour juger de la situation chez eux, et, d’ailleurs, s’il leur arrive de se tromper en ce moment, l’expérience leur fera reconnaitre leur erreur mieux que ne le pourrait faire tout le raisonnement des théoriciens.
» Mais nous demandons, à notre tour, à être mis au bénéfice de la même tolérance. Nous demandons qu’on nous nous laisse juger quelle est la tactique qui convient le mieux à notre position sans en conclure dédaigneusement à notre infériorité intellectuelle. Et lorsqu’un mouvement antipolitique se produit avec autant de puissance, lorsque des hommes des nationalités les plus différentes, des Belges, des Hollandais, des Suisses, des Français, des Espagnols, des Italiens, y participent, il nous semble juste de reconnaître là aussi un fait qui a le droit d’être respecté.
» Travaillons chacun dans notre voie ; élaborons nos théories, en tenant compte de l’expérience de chaque jour ; tâchons de nous défaire de toute prétention au dogme, à l’absolu : discutons de bonne foi, sans arrière-pensée personnelle ; il est impossible que la vérité ne se dégage pas du grand débat qui préoccupe en ce moment toute l’Internationale. Et lors même que nous n’arriverions pas à nous mettre d’accord, rappelons-nous que, dans ces questions-là, la vérité n’est pas une, mais multiple, c’est-à-dire que ce qui convient à certains groupes d’hommes peut n’être pas approprié à d’autres, et laissons chaque groupe se choisir en toute liberté, l’organisation, la tactique et la doctrine qui résultent pour lui de la force des choses. »
Voilà ce que disaient, il y a deux ans et demi, les doctrinaires du Jura. Jugez s’ils méritaient d’être anathématisés comme des agents de discorde, ou si leur esprit était conforme, dès cette époque, aux vrais principes de l’Internationale.
Les faits que vous nous racontez au sujet de la conspiration jésuitique organisée par MM. Marx et Engels ; ce fait incroyable, entr’autres, que les adresses des fédérations du continent restaient un secret pour ceux qui n’étaient pas du complot, et que le secrétaire du Conseil général n’a jamais pu obtenir qu’on les lui communiquât ; tout cela met en lumière avec plus d’évidence que jamais une chose dont vous vous êtes aperçus comme nous, et dont, pour notre part, nous avions les preuves en mains depuis longtemps : l’existence d’un vaste système d’intrigues secrètes au sein de l’Internationale, dans le but d’assurer la domination de M. Marx sur notre Association. Et l’acharnement de ces intrigants à dénoncer l’existence d’une soi-disant Alliance secrète, n’est, comme vous nous le dites en d’autres termes, que la répétition de la manœuvre bien connue du filou qui crie « au voleur » pour détourner l’attention.
Nous vous remercions de l’envoi de votre journal, the International Herald, et nous avons été heureux d’y lire les progrès que l’Internationale fait en Angleterre. Nous espérons que vous nous tiendrez au courant de tout ce qui se passera dans votre pays intéressant la cause ouvrière, et dans ce but, nous vous soumettons une idée : Chaque Conseil fédéral ne pourrait-il pas, une fois par mois, rédiger une circulaire rendant compte de la situation de sa région, et adresser un exemplaire de cette circulaire aux autres Conseils fédéraux ? Nous pourrions de cette manière, sans avoir besoin de centraliser les renseignements au moyen d’un Conseil général, nous tenir mutuellement au courant de tout ce qui se passe, et la vie créée de cette façon amènerait une union et une solidarité toujours plus grandes entre les fédérations des divers pays.
Nous vous prions de mettre cette idée à l’étude, et en attendant votre réponse, nous vous présentons notre salut fraternel.
[/Au nom et par ordre du Comité fédéral jurassien,
Le secrétaire-correspondant, Adhémar
Sonvillier, 17 novembre 1872./]