La Presse Anarchiste

Lutte des classes ou lutte nationale

« La France est un pays de 90 mil­lions d’âmes. » Ce sont les paroles consa­crées, les mots que pro­noncent tous les bons patriotes afin de mon­trer l’at­ta­che­ment sen­ti­men­tal, d’ailleurs fort rela­tif, qu’ils éprouvent. pour les colo­nies, pour « notre plus grande France d’outre-mer ».

La France est donc un pays de 90 mil­lions d’ha­bi­tants, habi­tants noirs de l’A­frique Équa­to­riale et des Antilles, habi­tants arabes et ber­bères de l’A­frique du Nord, habi­tants jaunes de l’In­do­chine ; et 50 mil­lions de colo­niaux qui semblent sou­vent ne pas éprou­ver beau­coup de joie à être sujets de la France, s’a­gitent, se révoltent contre les exploi­teurs comme ils se sont jadis agi­tés et révol­tés contre les envahisseurs.

L’es­prit de la lutte est-il res­té le même ? Les com­bats actuels conti­nuent-ils la guerre natio­nale d’au­tre­fois ? Un nou­veau fac­teur s’est intro­duit dan la lutte : le déve­lop­pe­ment du pro­lé­ta­riat colo­nial ; ce nou­veau fac­teur va-t-il sup­plan­ter l’es­prit natio­nal ? Va-t-il se jux­ta­po­ser à lui ? En un mot y a‑t-il eu aux colo­nies, plus exac­te­ment y a‑t-il eu dans les colo­nies qui peuvent sou­te­nir une lutte de classes, ou les impé­ria­lismes, pas­sage de la lutte natio­nale à la lutte de classes, ou bien est-ce la lutte natio­nale qui se conti­nue sous une forme plus moderne et menée par un pro­lé­ta­riat mécontent ?

D’autre part, il serait inté­res­sant de savoir quelle posi­tion doit prendre le pro­lé­ta­riat métro­po­li­tain devant les formes de lutte aux colonies.

Il est impos­sible de faire une démar­ca­tion nette entre lutte de classes et lutte natio­nale sans étu­dier dans chaque colo­nie sépa­ré­ment les mou­ve­ments indi­gènes qui s’op­posent actuel­le­ment à l’ex­ploi­ta­tion fran­çaise ; en effet, les formes de lutte peuvent varier beau­coup d’une colo­nie à l’autre, et ces dif­fé­rences rendent fort dif­fi­ciles une étude géné­rale du problème.

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L’empire colo­nial fran­çais est rela­ti­ve­ment neuf ; c’est sous la Troi­sième Répu­blique que s’a­chèvent les grandes conquêtes ; c’est seule­ment en 1912 qu’est recon­nu, par la conven­tion de Fez, le pro­tec­to­rat de la France au Maroc. Entre 1871 et 1912, se placent les conquêtes de la Tuni­sie, de l’In­do­chine, de l’A­frique Équa­to­riale et Occi­den­tale, de ‘Mada­gas­car. C’est donc à la fin du xixe siècle et au début du xxe que la France va conqué­rir ses plus grandes colo­nies, l’Al­gé­rie mise à part. 

La conquête, la com­po­si­tion de l’Em­pire fran­çais fut assez longue. Elle por­ta aus­si sur des pays tota­le­ment dif­fé­rents. Les peuples for­mant l’A.E.F. et l’A.O.F., par exemple, n’a­vaient jamais for­mé de nations. « Aucun sen­ti­ment natio­nal d’in­dé­pen­dance ne les ani­mait ; ils se sont vite habi­tués à obéir aux offi­ciers fran­çais. » (Sei­gno­bos.) D’autre part, la nature sau­vage de ces pays, leur faible den­si­té, le déve­lop­pe­ment encore minime des voies de com­mu­ni­ca­tion rendent dif­fi­ciles les contacts entre indi­gènes, et par suite, l’or­ga­ni­sa­tion d’une révolte quelconque.

Si les don­nées du pro­blème sont dif­fé­rentes pour les Antilles, la solu­tion est la même. La Gua­de­loupe et la Mar­ti­nique sont bien trop petites pour pou­voir orga­ni­ser un mou­ve­ment sérieux, et il ne peut s’a­gir de lutte natio­nale, les habi­tants actuels du pays des­cen­dant de nègres afri­cains. Notons pour mémoire l’exis­tence d’une ten­sion per­pé­tuelle entre noirs et blancs, qui régit toute la lutte poli­tique. Les colo­nies où la lutte s’est le mieux déve­lop­pée, où elle a pris une forme impor­tante sont l’A­frique du Nord et l’In­do­chine. C’est sur elles que nous allons main­te­nant cen­trer cette étude.

Il est facile de com­prendre pour­quoi dans ces deux pays la lutte est deve­nue si forte. Ce sont d’a­bord les colo­nies les plus peu­plées. L’A­frique du Nord compte 17 mil­lions d’ha­bi­tants, l’In­do­chine en compte 20 mil­lions. À elles deux, ces colo­nies forment donc plus des deux tiers de la popu­la­tion colo­niale fran­çaise. D’autre part, ce sont celles qui ont exci­té le plus tôt les convoi­tises des capi­ta­listes, culture de la vigne et de l’o­li­vier en Algé­rie, phos­phate dans toute l’A­frique du Nord, fer en Algé­rie. En Indo­chine, riz cochin­chi­nois, fer et houille du Ton­kin, sans comp­ter d’autres res­sources moins impor­tantes mais cepen­dant appré­ciables. Dans ces deux pays, exis­tait une culture déve­lop­pée, une uni­té natio­nale déjà assez forte, des reli­gions qui rat­ta­chaient l’A­frique du Nord à tout le bloc isla­mique. Le boud­dhisme et le culte de Confu­cius rat­ta­chaient au point de vue cultu­rel le Viet-Nam à la Chine. Dans des pays si dif­fé­ren­ciés et civi­li­sés, les conquêtes furent longues, Après les conquêtes, les révoltes furent pro­fondes. Elles durent encore. Elles ont pris des formes dif­fé­rentes. C’est sous ces formes qu’il convient de les consi­dé­rer pour poser net­te­ment le pro­blème : lutte de classes ou lutte natio­nale.

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Il n’y a pas de mou­ve­ment com­mun à la Tuni­sie, au Maroc, à l’Al­gé­rie. Au Maroc, notons l’exis­tence d’un mou­ve­ment natio­nal qui groupe les forces indi­gènes autour de jour­naux tels que l’Ac­tion Popu­laire, l’Ac­tion, El Atlas. En Algé­rie, à côté des par­tis com­mu­niste et socia­liste, le peuple va au Par­ti popu­laire algé­rien. Ce par­ti a suc­cé­dé à l’Étoile Nord-Afri­caine dis­soute par le Front popu­laire, cepen­dant ses ten­dances sont moins sépa­ra­tistes. L’Étoile récla­mait un Par­le­ment algé­rien élu au suf­frage uni­ver­sel, la sup­pres­sion, de la jus­tice admi­nis­tra­tive, la consti­tu­tion d’une armée natio­nale, le res­pect de la petite pro­prié­té, la langue arabe recon­nue comme langue prin­ci­pale. Les indi­gènes seuls avaient le droit d’y adhé­rer. Le P.P.A. réclame l’in­dé­pen­dance dans le cadre de la léga­li­té. Il sou­haite la consti­tu­tion d’un Par­le­ment fran­co-musul­man. Il semble bien d’a­près le résul­tat des der­nières élec­tions can­to­nales qui virent Mes­sa­li Hadj arri­ver en tête du scru­tin que le P.P.A. a pris une très grosse impor­tance en Algérie.

En Tuni­sie, la lutte est sur­tout menée par le Néo-Des­tour. C’est ce par­ti qui réunit le pro­lé­ta­riat indi­gène avec les étu­diants et les bour­geois. Ce Néo-Des­tour tra­vaille à côté du vieux par­ti Des­tour, plus reli­gieux, et dont le chef, le cheik Tal­bi sou­haite l’u­nion des dif­fé­rents mou­ve­ments musul­mans du monde (Pales­tine, Égypte, etc.).

Le Néo-Des­tour qui a pris le nom de Par­ti libé­ral consti­tu­tio­na­liste tuni­sien se montre plus pro­gres­siste. Il tâche d’en­glo­ber, et d’ailleurs, il y réus­sit, la majo­ri­té des ouvriers. Ben Yous­sef déclare un jour dans une réunion : « Notre par­ti groupe dans son sein tous les élé­ments de la popu­la­tion, les ouvriers y ont une place et même une place pré­pon­dé­rante parce qu’ils sont encore plus exploi­tés que les autres, étant exploi­tés deux fois : une pre­mière fois en tant que colo­ni­sés, une deuxième fois en tant que pro­lé­taires… » Il ajoute plus loin : « Chez nous, il ne doit pas y avoir de lutte de classes. » D’ailleurs, la tache de ceux qui rabattent vers le Des­tour les ouvriers est faci­li­tée par l’ex­ploi­ta­tion qu’ils subissent et par les avan­tages accor­dés aux métro­po­li­tains. Il faut consi­dé­rer cette remarque comme valable pour le P.P.A. Cet état de choses per­met à Noui­ra de dire : « Mes amis, vous êtes d’un tiers colo­nial patro­nal qui se mani­feste par un salaire plus éle­vé des ouvriers fran­çais, ita­liens ou autres. Ain­si, avec vos reven­di­ca­tions d’ordre cor­po­ra­tifs vous en avez d’autres aus­si urgentes, sinon plus : les reven­di­ca­tions poli­tiques qui sont celles du peuple dont vous faites par­tie, vous ne devez pas l’ou­blier. Un seul par­ti peut les taire abou­tir : notre par­ti, votre par­ti, le Des­tour. » De telles paroles, la pro­messe d’un Par­le­ment élu, au suf­frage uni­ver­sel, maître de son ordre du jour, ayant la plé­ni­tude du pou­voir légis­la­tif, l’ins­truc­tion obli­ga­toire, attirent le pro­lé­ta­riat à ce par­ti qui veut assu­rer la place de la Tuni­sie « dans le concert des nations civi­li­sées, maî­tresses de leurs des­ti­nées » et qui désire « un gou­ver­ne­ment natio­nal issu du peuple et pla­cé sous l’é­gide de notre sou­ve­rain bien-aimé » (doc­teur Ben-Slimane).

L’a­na­lyse de la situa­tion en Afrique du Nord nous montre bien une forte action natio­nale avec des ten­dances plus ou mains libé­rales. Seule la C.G.T. tuni­sienne, récem­ment dis­soute, pou­vait se per­mettre une action de classe assez forte, mais elle était tiraillée par la lutte des par­tis indigènes.

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En Indo­chine, depuis 1930 (après la révolte de Yen-Bay) la lutte s’est pro­fon­dé­ment modi­fiée. L’an­cien mou­ve­ment natio­nal était le mou­ve­ment des « Let­trés » qui, s’ins­pi­rant de la phi­lo­so­phie de Confu­cius tra­vaillait plu­tôt à une éman­ci­pa­tion cultu­relle qu’à une éman­ci­pa­tion sociale. La lutte prit un carac­tère plus âpre sous l’in­fluence du par­ti natio­na­liste indo­chi­nois dont le chef prin­ci­pal était Nguyen-Thai-Hoc. Ce par­ti vou­lait la mise à la porte des Fran­çais, une révo­lu­tion éco­no­mique très libé­rale, par la natio­na­li­sa­tion des grandes entre­prises et se décla­rait l’a­mi de tous les peuples oppri­més. Le par­ti natio­na­liste joua un rôle pré­pon­dé­rant avant 1930 et il grou­pait à côté du par­ti com­mu­niste (qui n’é­tait pas encore sous l’é­gide de Mos­cou) la majo­ri­té des pro­lé­taires indo­chi­nois. Après la révolte de Yen-Bay, ses prin­ci­paux membres ayant été condam­nés à mort et exé­cu­tés, le par­ti per­dit la plus grande part de son influence.

Pour com­prendre ce qui se passe main­te­nant en Indo­chine, il faut faire une dif­fé­rence entre le groupe Annam-Ton­kin, d’une parte, et la Cochin­chine d’autre part. En. effet, si dans l’An­nam, il faut signa­ler un mou­ve­ment natio­nal-démo­crate, autour de Thuc-Khang, et au Ton­kin un mou­ve­ment de même nature, avec cepen­dant une ten­dance appuyée vers la classe ouvrière, sous la direc­tion de Tien-Phu, dont l’or­gane est Le Tra­vail, en Cochin­chine la lutte a pris un carac­tère plus âpre et s’est orga­ni­sée dans un sens très pro­lé­ta­rien. Il y a bien en effet un par­ti indo­chi­nois, le par­ti consti­tu­tio­na­liste, né en 1925, qui pré­co­nise le pro­grès social sous l’é­gide de la France. Ce par­ti réunis­sait autour de Bui-Quang-Chien et Ngyen-Phen-Lang, la majo­ri­té des petits-bour­geois. Le der­nier chef nomi­né s’a­per­ce­vant du manque d’in­fluence du par­ti et voyant que les intel­lec­tuels com­men­çaient à s’in­té­res­ser à la lutte ouvrière, a pro­po­sé une révi­sion tac­tique, et essayé d’ob­te­nir de « La Lutte », dont nous par­le­rons tout à l’heure la for­ma­tion d’un congrès popu­laire natio­nal, afin de pré­sen­ter un cahier de reven­di­ca­tions à la com­mis­sion d’en­quête. Il y eut scis­sion entre les deux chefs. Le pre­mier garde près de lui la majo­ri­té du par­ti. Le deuxième dirige un organe natio­nal, Le Flam­beau d’An­nam. Les par­tis natio­na­liste donc, s’a­per­çoivent de leur manque d’in­fluence, et tentent un rap­pro­che­ment avec le mou­ve­ment ouvrier, c’est-à-dire le par­ti com­mu­niste et la ive Internationale.

Le par­ti com­mu­niste indo­chi­nois est depuis 1931 seule­ment sous l’é­gide de Mos­cou. Il groupe sous la direc­tion de deux chefs : Guyen Van Thao qui dirige l’A­vant-Garde, et Duang Bach Mai qui dirige Le Peuple, la majo­ri­té du pro­lé­ta­riat. Une autre par­tie des ouvriers suit les trots­kistes sous la direc­tion de Ta-Tu-Thau, dont l’or­gane est La Lutte.

Le com­bat ouvrier était très bien orga­ni­sé, il avait atteint son apo­gée avec l’i­nat­ten­du et for­mi­dable front unique qui durait depuis 1931, mais à l’a­vè­ne­ment du Front popu­laire, les dis­sen­sions com­men­cèrent au sein des groupes après un voyage de Duang Bach Mai en France, Thau s’ef­for­ça de main­te­nir le front unique, mais il ne put y par­ve­nir et quelque temps après, un voyage du dépu­té com­mu­niste Honel consa­crait la scission.

De toute façon, en Cochin­chine, la lutte a pris un carac­tère très net­te­ment ouvrier.

Nous avons mon­tré la pro­fonde dif­fé­rence exis­tant entre l’A­frique du Nord et l’In­do­chine. En Afrique du Nord, il semble bien qu’il y ait une bour­geoi­sie essayant d’en­traî­ner le pro­lé­ta­riat dans une lutte natio­nale. En Indo­chine, les mou­ve­ments natio­naux ne sont pas si déve­lop­pés et le mou­ve­ment ouvrier a trou­vé en Cochin­chine un ter­rain de déve­lop­pe­ment d’où il essaye de s’é­tendre dans toute l’In­do­chine. Cepen­dant, la situa­tion est loin d’être excel­lente. Il y a encore dans les colo­nies fran­çaises pré­pon­dé­rance de la lutte natio­nale sur la lutte de classes, tant la dif­fé­rence entre les peuples colo­ni­sés et colo­ni­sa­teurs est res­tée grande.

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Il me semble qu’en gros, l’on peut com­pa­rer avec jus­tesse, la situa­tion des colo­nies avan­cées avec celles de dif­fé­rentes nations en 1848, au moment de la grande vague des révo­lu­tions natio­nales. Ce sont les mêmes forces sou­vent libé­rales, tou­jours natio­na­listes ; libé­rales par réac­tion contre l’ab­so­lu­tisme outran­cier des pos­sé­dants, mais sur­tout natio­nales : c’est l’I­ta­lie qui s’é­lève contre l’Au­triche ; ce sont les com­pli­ca­tions natio­nales et reli­gieuses au sein de l’Au­triche même.

Les révo­lu­tions natio­nales furent longues, dif­fi­ciles, subirent maints échecs avant la réus­site finale. Le peuple en tira un pro­fit plus idéo­lo­gique que maté­riel et si l’on regarde main­te­nant, pro­je­tés dans notre époque, les abou­tis­sants de la poli­tique natio­na­liste, on assiste à l’ap­pa­ri­tion du fas­cisme dans cer­tains des États ayant fait « leur révo­lu­tion natio­nale » : Ita­lie, Alle­magne, par exemple. Ces révo­lu­tions sont mal défi­nies, elles exa­cerbent le natio­na­lisme du peuple, au grand pro­fit des bour­geois et elles risquent sou­vent d’en­traî­ner le fas­cisme sous une forme au sous une autre.

Cepen­dant, la situa­tion aux colo­nies n’est pas tout à fait la même. À côté de la réac­tion natio­nale existe une réac­tion anti­ca­pi­ta­liste et les peuples colo­niaux ont pu même par­fois prendre net­te­ment conscience de leur classe. Nous avons déjà, vu les avances des ora­teurs des­tou­riens au pro­lé­ta­riat. Nous avons vu le déve­lop­pe­ment des par­tis pro­lé­ta­riens en Cochin­chine. Il nous faut par­ler main­te­nant d’un énorme mou­ve­ment pro­lé­ta­rien, d’un mou­ve­ment qui montre bien à quel point peut aller le réveil d’une classe « les grèves de 1936 en Afrique du Nord et en Indochine ».

En Afrique du Nord, dès juin 1936, cor­res­pon­dant au mou­ve­ment de leurs cama­rades fran­çais, un mou­ve­ment indi­gène est déclen­ché. Ce sont les ouvriers du bâti­ment et de la métal­lur­gie qui ouvrent la lutte. Les autres suivent. Fait rare : le pro­lé­ta­riat agri­cole lui-même se met en grève. Les pro­lé­taires algé­riens lut­tèrent avec cou­rage. Il fal­lut envoyer contre les gré­vistes la garde mobile. Des autos-mitrailleuses par­cou­raient le Sahel. On arrê­tait les meneurs. Quand la lutte fut ter­mi­née en_​France, elle s’ar­rê­ta aus­si en Afrique du Nord. Un peu plus tard, c’é­tait le pro­lé­ta­riat indo­chi­nois qui entrait en lutte. Il faut d’ailleurs remar­quer qu’il fut tou­jours très com­ba­tif. Là-bas, en 1929, en Cochin­chine et pour la pre­mière fois au Ton­kin (Hai­phong) des grèves s’or­ga­nisent sur le ter­rain de classe. Péra pou­vait dire dans la R.P. : « Mal­gré le régime d’es­cla­vage, la lutte de classe sous des formes qui se rap­prochent énor­mé­ment de celles des pro­lé­ta­riats euro­péens, et avec des reven­di­ca­tions iden­tiques, a fait son appa­ri­tion dans le fief des grands négriers ». En 1936, un immense mou­ve­ment se déclenche avec des reven­di­ca­tions pure­ment sociales : appli­ca­tion des lois sociales, réduc­tion des amendes, inter­dic­tion des sévices cor­po­rels, aug­men­ta­tion des salaires de 25 % en moyenne. Les grèves sévirent du Nord au Sud, le gou­ver­neur Pagès dut prendre des mesures « éner­giques » pour les étouf­fer. Voi­là qui prouve bien la force que peuvent mal­gré tout prendre les reven­di­ca­tions du pro­lé­ta­riat indi­gène sur le ter­rain de classe.

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Les mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion colo­niale com­mencent à être connus. La lutte des indi­gènes est sui­vie favo­ra­ble­ment par une par­tie du pro­lé­ta­riat fran­çais. Des mee­tings réunissent dans les salles pari­siennes bon nombre de pro­lé­taires. À ces mee­tings prennent la parole des per­son­na­li­tés du mou­ve­ment ouvrier. Aux mee­tings qui eurent lieu, on pou­vait noter l’adhé­sion de Rous­set du P.O.I., de Gué­rin de la G.R., de l’U.A., des étu­diants socia­listes. Il importe main­te­nant de faire le point et de déga­ger l’at­ti­tude du pro­lé­ta­riat devant les par­tis natio­naux indi­gènes. Ceci se rat­tache très inti­me­ment au pro­blème des luttes natio­nales ; en ver­tu du fameux « droit qu’ont les peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes » beau­coup de mili­tants regardent d’un bon œil les mou­ve­ments d’in­dé­pen­dance. Il est inutile de rap­pe­ler que le par­ti com­mu­niste sou­tint assez long­temps les mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion colo­niale. Lénine pre­nant posi­tion, écri­vait « Dans une guerre réel­le­ment natio­nale, les mots “« défense de la patrie” ne seraient pas une trom­pe­rie et je n’en suis pas adver­saire » (Tome xii des œuvres com­plètes). En face de cette atti­tude s’é­le­vèrent d’une part les anar­chistes et Rosa Luxem­bourg aus­si qui prit net­te­ment par­ti contre la thèse du droit des peuples sou­te­nue par Lénine. Dans sa bro­chure sur la Révo­lu­tion, elle écrit : « Mais, et nous tou­chons ici le nœud du pro­blème, le carac­tère uto­pique, petit-bour­geois de ce mot d’ordre natio­na­liste, consiste pré­ci­sé­ment en ceci : que dans la dure réa­li­té de la socié­té de classes, res­tant dans une période d’an­ta­go­nismes extrêmes, il se trans­forme en un moyen de domi­na­tion de la classe bour­geoise ».

Le pro­blème se trouve net­te­ment posé : faut-il sou­te­nir en ver­tu du droit des peuples les luttes natio­nales, ou faut-il prendre par­ti contre-elles ? Nous n’al­lons pas nous étendre sur cette ques­tion ; nous essaie­rons seule­ment d’a­voir une posi­tion claire.

On ne peut dis­cu­ter dans l’ab­so­lu sur les posi­tions du pro­lé­ta­riat envers les luttes natio­nales. Il faut tenir compte de plu­sieurs faits pré­cis : d’une part, les mou­ve­ments colo­niaux existent. Cer­tains sont très forts et groupent une grande par­tie des indi­gènes, d’autre part la lutte du pro­lé­ta­riat révo­lu­tion­naire se fait, doit se faire sur le ter­rain inter­na­tio­nal de la lutte de classes et non sur un ter­rain natio­nal. Recon­nais­sons que sou­te­nir la lutte des indi­gènes contre l’im­pé­ria­lisme est un moyen de com­bat inté­rieur contre le capi­ta­lisme fran­çais. En effet, en cas d’a­bou­tis­se­ment d’une lutte natio­nale un rude coup serait por­té aux grands trusts dans la recherche de leurs matières pre­mières. Mais il serait vain de croire qu’une telle lutte suf­fi­rait à éli­mi­ner à tour jamais le pro­blème du capi­ta­lisme colo­nial. Il est à craindre que les colo­nies ne pou­vant vivre en éco­no­mie fer­mée (aucun pays ne le peut) ne retombent sous une oppres­sion capi­ta­liste, soit indi­gène, soit et plu­tôt, inter­na­tio­nale. Déli­vrer le pro­lé­ta­riat indi­gène de l’op­pres­sion fran­çaise n’est pas tout. Il faut le débar­ras­ser du capi­ta­lisme. Chal­laye a bien vu le pro­blème quand il écrit dans sa pré­face à une bro­chure des­tou­rienne « le véri­table inté­rêt et le devoir du peuple de France c’est d’u­nir son effort à celui du peuple tuni­sien contre les exploi­teurs des deux peuples ».

En un mot, il faut inten­si­fier par­tout la lutte sur le ter­rain de classes. Les grands par­tis popu­laires ont failli à leur tâche. Les pro­lé­taires fran­çais ne doit pas faillir à la leur. Il faut encou­ra­ger et sou­te­nir par tous les moyens les mou­ve­ments pro­lé­ta­riens indo­chi­nois, il faut encou­ra­ger les pro­lé­taires afri­cains ayant tra­vaillé en France et repar­tant là-bas à, mon­trer à leurs cama­rades indi­gènes le vrai sens de la lutte. Il faut se trou­ver tou­jours prêts à sou­te­nir les mou­ve­ments pro­lé­ta­riens qu’ils pour­ront déclencher.

Sou­te­nir la lutte natio­nale n’est qu’une par­tie de la grande tâche. Le but que nous essayons de pour­suivre mal­gré tout est une éman­ci­pa­tion de tous les pro­lé­taires. Il appar­tient aux mili­tants res­tés sin­cères de grou­per leurs efforts dans ce sens. Alors peut-être arri­ve­rons-nous un jour au but pour­sui­vi. Il importe de se sou­ve­nir tou­jours de la phrase de Marx : Pro­lé­taires de tous les pays unis­sez-vous.

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