Je ne m’intéresse guère à quoi que ce soit d’autre au monde qu’aux enfants.
Dans ce carnaval chaotique que nous dénommons vie, quiconque a dépassé vingt et un an n’a plus guère d’importance. Ils continuent leur route. Ils font déjà partie du cortège, leurs rôles sont distribués, leurs destinées déterminées.
Seuls, les enfants restent pour moi la chose la plus merveilleuse et la plus magigue qui soit au monde. Ils figurent parmi le peu de choses qui peuvent me remplir d’une humilité sincère et purifiante.
Pour commencer, il n’est pas d’enfants. Les enfants sont du petit monde. Ce petit monde n’est pas donné à leurs parents, il leur est prêté : légué temporairement.
J’ai trois enfants, un garçon de 14 ans, un garçonnet de 9 ans, une fillette de 7 ans.
Point d’intervention dans leur développement.
Ils ont doué ma vie d’une beauté sans rivale. En échange de cette beauté, je me suis montrée d’une loyauté à toute épreuve et je me suis astreinte à une discipline constante. Je les ai laissés à eux-mêmes et s’il y a au monde une chose plus difficile pour des parents, qu’on me l’indique.
Je ne me drape pas dans le bleu éternel d’un manteau de Madone, je ne me regarde pas avec des yeux souriants de satisfaction personnelle pour faire cette déclaration. Je crois de tout mon cœur à la nécessité absolue et vitale de laisser les enfants se développer seuls. Je n’en tire donc aucune vanité.
Mes enfants me traitent avec considération et politesse, me manifestent une amitié des plus solides. Je leur rends la pareille — et, de plus, je les laisse à eux-mêmes.
Nous nous consultons sur toutes choses, sans assumer, les uns ni les autres, un air protecteur.
Nul de mes enfants n’a encore choisi sa carrière. Nous parlons de toutes choses impersonnellement. Je ne les accable pas de mes théories et je ne cherche pas à les influencer ni consciemment, ni subconsciemment.
Leurs idées personnelles.
J’essaie — et je pense avoir réussi — de ne pas m’identifier à eux. Ils ne doivent qu’à eux seuls leurs échecs et leurs succès. De même pour ce qui concerne leurs idées.
Naturellement, c’est parfois incommode. Les individualistes sont toujours incommodes. Ce serait beaucoup plus facile pour moi si je considérais uniquement mes 3 enfants du point de vue conventionnel de la nursery et de l’école — je les lançais, encourageais, contraignais, moulais, ajustais, assujettissais selon mes théories, mes fantaisies personnelles.
Les enfants sont une matière toujours malléable — une argile fraîche chaque jour — une toile vierge et inspirante pour l’égotiste — un livre en blanc pour l’expérimentateur. Ils sont tout cela pour nombre de parents que je connais.
Je visite des maisons et j’y vois des enfants tellement imprimés, gravés dessinés que ce sont simplement de très pâles reproductions de ceux qui les ont mis au monde.
Mes enfants me sont très souvent comme des étrangers dans leurs perspectives et leurs points de vue, mais ils ne me demeurent pas longtemps éloignés ou hostiles.
Je les laisse penser par eux-mêmes et c’est parfois effroyablement assommant. Je les laisse agir par eux-mêmes et très souvent c’est terriblement incommode. Je les laisse édifier leurs théories personnelles et très fréquemment, c’est fort embarrassant…
Libre cours à leur ambition.
Je suis neutre, mais jamais indifférente. Ils constituent l’âme de ma vie tout entière, mais je ne m’impose pas comme une source bouillonnante de conseils non sollicités, de suggestions très probablement erronées.
Je ne suis pas non plus une mine infaillible de renseignements. Depuis que j’ai été assez âgée pour comprendre combien peut être ennuyeux et submergeant pour des enfants sans défense, le flot d’une conversation, tout ce que j’ai jamais demandé d’une mine de renseignements est de bien vouloir exploser ailleurs que dans mon voisinage.
J’ai trois enfants chez moi sur lesquels je veille soigneusement et incessamment. Ils se développent selon de nouvelles lignes pour s’ajuster à un monde nouveau. Je n’entrave pas leur activité par mes critiques ; et j’espère que leur ambition et leur énergie ne sont pas endiguées par les craintes subconscientes — inévitables et parfaitement naturelles — que je puis nourrir à leur égard.
Je les emmène en voyage autant que mes moyens le permettent. Je les laisse photographier en leur mentalité — et de la manière qui leur convient — le monde frémissant et toujours changeant. Je les laisse entrer en contact avec autant de personnes qu’il est possible et former leurs jugements par eux-mêmes.
Autant que possible, je les laisse satisfaire leurs ambitions immédiates. J’assouvis très humblement leur soif de connaissance, je leur dis la vérité sans ambages et cela m’est parfois effroyablement éprouvant.
Ils se conduisent chez moi en visiteurs. À ce titre, ils ne m’ont jamais manqué de politesse, de reconnaissance, d’amour, d’affection — et c’est beaucoup dire.
Nous ne sommes jamais complètement habitués les uns aux autres. J’espère même que cela n’aura jamais lieu.
Je n’ai jamais essayé consciemment d’édifier aucun de ces ponts sentimentaux et artificiels — « camaraderie », « sympathie », « maman te comprend » — qui permettent à certains parents et à certains enfants d’entreprendre de soudaines, courtes et craintives excursions sur leurs territoires mutuels — les parents envahissent un monde enfantin qu’ils ont oublié et les enfants explorent nerveusement un monde adulte qui leur est étranger et les intimide.
Mes théories désuètes de la vie.
En me surveillant continuellement, grâce à une humilité à laquelle je me suis désespérément astreinte, j’ai, à la place de ces théories, construit un terrain de rencontre commun, normal, naturel.
Sur ce terrain difficilement édifié, merveilleusement maintenu, entretenu soigneusement — résultat de nos efforts mutuels — trois enfants se transforment en grandes personnes avec tout l’espace voulu pour se mouvoir et se découvrir.
Les choses que je sais (et elles sont rares) je les partage avec eux. Les choses que j’ignore (et elles sont nombreuses), je les avoue.
Lorsque, en dernier ressort, ils se joindront au cortège du carnaval qu’est la vie, ils ne seront pas ce que j’aurais désiré être. Ils ne seront pas non plus marqués au sceau de mes théories désuètes de la vie. J’espère qu’en ce qui concerne mon rôle tout au moins, ils entreront dans la vie sans entraves et sans chaînes.
Mes enfants m’ont été prêtés. Je les ai traités avec la sensibilité et l’impersonnalité dont on doit faire usage à l’égard d’objets précieux qui vous ont été confiés, mais, je le déclare solennellement, ils s’appartiennent, entièrement et complètement à eux-mêmes.
Les laisser à eux-mêmes.
Il est facile de parquer des enfants, de les contrôler, de les mouler. C’est un sentiment reposant, agréable, puissant, mais je suis absolument convaincue que c’est agir criminellement à leur égard.
Laissez-les à eux-mêmes. Laissez-les évoluer par eux-mêmes.
Je crois que tous les enfants ne sont que prêtés. Considérés avec un courage mental véritable, une loyauté individuelle sincère, une réelle humilité, du respect et de la tendresse, ils magnifieront la vie d’une façon insurpassable.
Mais laissez-les à eux-mêmes, de crainte de détruire des potentialités que vous n’êtes pas assez sages pour apercevoir.
Je connais des masses d’enfants qu’on traite comme de petits moutons. Je m’efforce de toujours traiter les miens comme le mouton symbolique du Cligne-musette : « laissez-les à eux-mêmes et d’eux-mêmes ils reviendront au bercail ».
[/Christine