La Presse Anarchiste

Une interprétation de l’individualisme anarchiste

III

Nous n’i­gno­rons pas l’ob­jec­tion de ceux qui croient que rien ne peut s’ac­com­plir, en fait de pro­grès social, sans le concours de la mul­ti­tude. Cette objec­tion peut se résu­mer en peu de mots :

« L’a­nar­chiste étant celui qui com­prend le mieux la cor­rup­tion du milieu social et l’in­fluence s’op­po­sant à la volon­té d’a­mé­lio­ra­tion indi­vi­duelle, l’a­nar­chiste doit s’as­so­cier avec ses affi­ni­taires pour accé­lé­rer la décom­po­si­tion totale du régime auto­ri­taire et anti­fra­ter­nel ; il ne doit jamais oublier, en effet, que c’est de l’u­nion que naît la force qui peut don­ner la vic­toire aux idéaux éman­ci­pa­teurs. Être indi­vi­dua­liste, c’est igno­rer les néces­si­tés humaines, s’en­fer­mer dans un exclu­si­visme vani­teux et res­ter indif­fé­rent aux maux sociaux. Il faut se réunir pour lut­ter, for­mer le bloc capable de résis­ter et de faire front aux assauts de l’in­jus­tice d’une socié­té que nous subis­sons tous ».

Ce qu’il est néces­saire de savoir, c’est si cet argu­ment cadre réel­le­ment avec la socia­bi­li­té de l’a­nar­chiste indi­vi­dua­liste et si l’ac­cu­sa­tion qu’elle com­porte se fonde sur des motifs réel­le­ment convain­cants. Certes, l’in­di­vi­dua­liste emploie son acti­vi­té maxi­mum à se créer lui-même, à se réédu­quer, à prendre pos­ses­sion de son moi, sans se lais­ser sug­ges­tion­ner par les belles paroles d’une douce espé­rance exté­rieure ; mais il n’est pas moins vrai que, sans rien perdre de son indi­vi­dua­li­té, il a pour habi­tude de par­ti­ci­per à toute ten­dance ou mou­ve­ment de reven­di­ca­tion, qui vise à miner ou à res­treindre le prin­cipe auto­ri­taire dans l’une quel­conque de ses mul­tiples phases. S’il se joint à un mou­ve­ment qui lui soit sym­pa­thique, il n’en­tend pas s’y lais­ser tota­le­ment absor­ber ni en deve­nir un adhé­rent incon­di­tion­nel ; il veut conser­ver la liber­té de ses mou­ve­ments per­son­nels, agir avec un dis­cer­ne­ment clair des consé­quences, des actes et des exté­rio­ri­sa­tions aux­quels il par­ti­cipe. La sym­pa­thie et la spon­ta­néi­té des sen­ti­ments n’an­ni­hilent pas en lui cette réflexion qui lui fait pré­voir d’a­vance ce qu’il risque et ce qu’il gagne­ra en s’u­nis­sant — sous condi­tions — à autrui pour des buts visi­ble­ment huma­ni­taires qui ne sont pas en contra­dic­tion avec sa concep­tion anar­chiste per­son­nelle. En agis­sant de cette manière, il ne pour­ra plus tard se lamen­ter d’a­voir été trom­pé ; ayant pré­vu les résul­tats de tel ou tel acte et les élé­ments qui entrent en jeu, il ne sau­rait se décou­ra­ger ; il sait d’a­vance que la vie est la somme d’ex­pé­riences indi­vi­duelles qui se suc­cèdent, les­quelles peuvent aus­si bien pro­duire des joies que des dou­leurs, pro­cu­rer des triomphes comme des défaites de la per­son­na­li­té. Voi­là pour­quoi les dés­illu­sions de la conscience col­lec­tive n’au­ront aucune influence sur ses déter­mi­na­tions per­son­nelles : elles sont exemptes de sug­ges­tions exté­rieures à son moi.

S’il est vrai que les grands chan­ge­ments dûs aux révo­lu­tions his­to­riques ont eu une grande influence édu­ca­trice et sociale, elles n’ont cepen­dant pas obte­nu la libé­ra­tion com­plète de l’homme. On a pro­cla­mé les droits de celui-ci, le pou­voir abso­lu et la théo­cra­tie durent céder, mais l’in­di­vi­du demeu­ra sou­mis aux lois, nour­ris­sant l’illu­sion qu’il était libre, bien que contraint, de gré ou de force, à se plier sous les divers jougs que lui impose la socié­té des hié­rar­chies auto­ri­taires. Il y a tou­jours deux forces oppo­sées en pré­sence, celle du pas­sé, qui veut que ce soient les morts qui dominent ; et celle de l’a­ve­nir, grosse d’op­ti­mismes et de concep­tions, non d’un nou­vel être humain, non d’une uni­té plus par­faite, mais d’une socié­té de rêve à la féli­ci­té chi­mé­rique de laquelle on ne pour­ra par­ve­nir que par la révolution.

Si nous avons pu mettre en pièces et reje­ter le dogme des tra­di­tions, nous ne dou­tons aucu­ne­ment de pou­voir faire la même chose concer­nant le dogme de la révo­lu­tion et de la vio­lence pour par­ve­nir à une socié­té libre. N’ayant aucun inté­rêt à la per­du­ra­tion du milieu social, nous ne pou­vons être des conser­va­teurs ni des adver­saires sys­té­ma­tiques de la révo­lu­tion sociale. Rien ne nous lie à la socié­té actuelle ; tout, par coutre, nous en éloigne ; ceci ne nous retire pas le droit de dou­ter des trans­for­ma­tions à obte­nir par voies catas­tro­phiques, sans se pré­oc­cu­per d’a­bord que cha­cun réa­lise pour soi et en soi ce qu’il désire pour tous. Vous vou­lez la bon­té, la jus­tice, la rai­son, la domi­na­tion de l’in­tel­li­gence et de la sen­si­bi­li­té sociales. Com­men­cez indi­vi­duel­le­ment par être bons, justes, rai­son­nables, intel­li­gents et sensibles.

Les grands ébran­le­ments sociaux qui se sont suc­cé­dé depuis que la der­nière héca­tombe guer­rière à déso­lé d’Eu­rope, ont démon­tré jour après jour com­bien il était pué­ril de se lais­ser illu­sion­ner par les belles et sub­jec­tives paroles des rédemp­teurs de peuple, peu importe le par­ti dont ils se réclament. Il y a de la par­tia­li­té, il y a du sophisme, il y a de la pas­sion enthou­siaste — sem­blable à un feu de paille — dans toutes ces pré­di­ca­tions col­lec­tives qui veulent ramas­ser diverses consciences et les fondre en une conscience com­mune, capable d’a­me­ner une véri­table civi­li­sa­tion sur la terre entière. Ce serait une belle pro­messe si elle n’é­tait pas basée, comme tout ordre social, sur la ser­vi­tude plus ou moins dégui­sée de l’in­di­vi­du aux des­seins grégaires.

Toutes les bonnes inten­tions rela­tives à l’a­ve­nir s’ef­fondrent, mal­gré leur sagesse sociale, devant le manque de cri­tère unique. Par­mi les par­ti­sans d’une même cause, d’une même doc­trine, d’une même méthode, se font jour des diver­gences impor­tantes, cau­sant des scis­sions, des schismes, des luttes intes­tines où se gas­pillent des éner­gies for­mi­dables ; l’en­ne­mi com­mun, se délec­tant en sa toute puis­sance, ricane du spec­tacle d’entre-déchi­re­ment que lui four­nissent ceux qui émettent la pré­ten­tion de l’a­néan­tir. Et cela n’est pas seule­ment vrai des par­tis poli­tiques dont les membres ont accou­tu­mé de s’en­tre­dé­truire par l’in­jure, l’as­tuce, la calom­nie, les mille et un arti­fices de la haine que pro­duisent les inté­rêts contra­riés et la sotte vani­té momen­ta­née — dans l’ou­bli du but qui devrait les tenir unis. Même dans les milieux les plus extré­mistes, dans les milieux où l’on agite les spé­cu­la­tions les plus hautes en matière phi­lo­so­phique et socio­lo­gique, les plus sélec­tion­nés d’entre les hommes qui pensent et sentent en dehors de la vul­ga­ri­té de l’en­vi­ron­ne­ment gré­gaire et auto­ri­taire, se voient enva­his par les que­relles, les ran­cunes, l’af­fec­ta­tion d’un per­son­na­lisme qui entrave et éloigne toute vic­toire de l’al­truisme, quelque noble que soit son but.

À de telles habi­tudes, com­pré­hen­sibles dans la socié­té actuelle, que nous com­bat­tons, n’é­chappent pas les anar­chistes eux-mêmes. Et c’est un para­doxe vrai­ment décon­cer­tant de voir des hommes, remar­quables par leurs idées d’a­vant-garde, se com­battre entre eux, se débi­ner niai­se­ment, pré­sen­ter le spec­tacle le plus ridi­cule de toute cette faune idéo­lo­gique, qui pré­tend trans­for­mer la face du monde sans créer aupa­ra­vant des consciences indi­vi­duelles qui sentent et qui comprennent.

En pré­sence d’un tel pano­ra­ma, il n’est pas extra­or­di­naire du tout que les plus grandes incon­sé­quences se mani­festent, et que se véri­fie le dic­ton : « Fais ce que je dis et non ce que je fais. ». On veut édu­quer les autres, com­battre théo­ri­que­ment les mœurs, les vices et les pré­ju­gés contem­po­rains et on est inca­pable de vivre ses idées dans sa famille ou au cours des rela­tions qu’on entre­tient avec la socié­té, qu’on pré­tend détes­ter, mais à laquelle on s’a­dapte sans grande difficulté !

L’a­nar­chiste indi­vi­dua­liste ne sau­rait tran­si­ger avec les men­songes conven­tion­nels ni perdre la claire vision du pré­sent, pour se perdre dans le rêve des réa­li­sa­tions futures. Il lui faut évi­ter autant qu’il lui est pos­sible les charges et les obli­ga­tions sociales s’il veut obte­nir une plus grande indé­pen­dance : morale d’a­bord, éco­no­mique ensuite. Ceux qui portent en leur âme l’es­cla­vage, conti­nue­ront à être des esclaves, même si se pro­dui­sait une révo­lu­tion pro­fon­dé­ment trans­for­ma­trice. L’a­nar­chiste est déjà libé­ré d’a­vance en son for intime et, au sein de l’es­cla­vage for­cé, il se sent libre en esprit. Il a fer­mé son cœur aux caresses per­fides de l’illu­sion et il sait regar­der la vie en face, l’ac­cep­tant et la com­bat­tant telle qu’elle se présente.

L’homme vul­gaire — ou celui qui pour­suit des idéaux gré­gaires — a besoin, lui, de croire encore à des abs­trac­tions. Certes, les reli­gions, la vie d’outre-tombe ne l’im­pres­sionnent plus, car la science et le ratio­na­lisme vul­ga­ri­sés ont, grâce au libre exa­men, réduit en poudre les croyances. Mais il est encore sou­mis à l’in­fluence des ata­vismes : c’est pour­quoi, la foi de jadis se trouve rem­pla­cée par la foi moderne en la socié­té future de jus­tice, de paix, de fra­ter­ni­té… Ces songes enivrants font oublier l’é­cra­se­ment et l’es­cla­vage ter­ribles de la socié­té. Le mys­ti­cisme demande tou­jours à l’homme de se sacri­fier en échange des féli­ci­tés d’outre-tombe ou d’une heu­reuse exis­tence en com­mun au len­de­main d’une révo­lu­tion libé­ra­trice. L’i­déal humain est encore impré­gné de reli­gio­si­té. Si la reli­gion nous parle de pêcheurs, qui sont les relaps, les héré­tiques, les incré­dules qui ne se conforment pas aux doc­trines fidéistes, et de justes, qui sont les élus et les croyants qui seront sau­vés dans le royaume des cieux — les idéo­lo­gies futu­ristes nous parlent des sou­tiens de la détes­table socié­té et les humbles pro­duc­teurs, les­quels en ren­ver­sant les valeurs domi­nantes et en fai­sant la révo­lu­tion, trou­ve­ront dans le nou­vel état de choses la com­pen­sa­tion de toutes leurs peines et de tous leurs sacri­fices… Or, il est évident que la foi ne pro­cure aucun pro­fit posi­tif, encore moins la clair­voyance et la séré­ni­té néces­saires pour exa­mi­ner cal­me­ment, mais sûre­ment, les anti­ci­pa­tions sal­va­trices. Rien d’ex­tra­or­di­naire donc, devant l’a­veu­gle­ment des masses, que la puis­sance arbi­traire des lois s’af­firme par la dic­ta­ture et que le des­po­tisme des pou­voirs publics gros­sisse de plus en plus l’im­mense et sinistre cor­tège des per­sé­cu­tés, des mar­tyrs moraux et maté­riels, parce qu’ils pro­testent et ne veulent pas s’a­dap­ter aux des­seins des maîtres actuels du monde.

Nier l’ef­fi­ca­ci­té de la foi laïque pour par­ve­nir à une trans­for­ma­tion sociale pro­fonde, n’est pas affir­mer la faillite ni l’i­nu­ti­li­té des efforts humains visant à une amé­lio­ra­tion de l’é­tat des choses. Rien n’est éter­nel, tout se trans­forme et nous savons trop que la vio­lence qui pré­tend résoudre à fond les conflits n’a pas encore ache­vé son cycle. Bien éloi­gné encore de se réa­li­ser par la jus­tice ou la juste appré­cia­tion des causes déter­mi­nantes, est l’ac­cord néces­saire pour solu­tion­ner les dif­fé­rends ou les conflits qui sur­gissent de la vie sociale anta­go­nique. Les révo­lu­tions, les guerres, la des­truc­tion sys­té­ma­tique des vies et des richesses sociales, des pro­grès et des équi­libres réa­li­sés, son­ne­ront plus haut que la logique en matière de conser­va­tion et d’embellissement de l’exis­tence géné­rale. Les injus­tices atroces engendrent les haines conte­nues et les dési­rs de repré­sailles, et ceux-ci explo­se­ront vio­lem­ment. Pro­ba­ble­ment se répé­te­ra l’his­toire des grandes vin­dictes popu­laires et tous les peuples de la terre, moles­tés par les pou­voirs qui les dominent, assou­vi­ront leurs colères trop long­temps maî­tri­sées, pre­nant leur revanche de leurs tyrans sécu­laires… Il est à pré­voir de nou­velles scènes de ter­reur, le déchaî­ne­ment de tous les ins­tincts de cruau­té san­gui­naire, dont les pos­ses­seurs s’as­so­cie­ront et dan­se­ront, ivres, sur les ruines des palais des maîtres actuels, deve­nus à leur tour des esclaves… Mais la révo­lu­tion pas­se­ra comme un tour­billon, avec la rapi­di­té et la vio­lence des grands cata­clysmes… Mais comme les hommes ne seront pas par­ve­nus à la pos­ses­sion de leur moi, comme ils feront encore par­tie du trou­peau, liés à la sug­ges­tion des petites ou des grandes masses, il est inévi­table que sur­gissent de nou­velles formes de tyran­nie. Quand donc, dans l’é­vo­lu­tion humaine, le cycle de la vio­lence s’a­chè­ve­ra-t-il ? S’a­chè­ve­ra-t-il jamais ?… Dans tous les cas, tant que l’in­di­vi­du pos­sé­de­ra une men­ta­li­té auto­ri­taire, l’au­to­ri­té s’af­fir­me­ra dans la socié­té et la libé­ra­tion défi­ni­tive du genre humain se pour­sui­vra, son but final appa­rais­sant comme une agréable chi­mère poé­tique, adou­cis­sant mys­ti­que­ment la réa­li­té gros­sière de la vie pro­saïque, la féroce bes­tia­li­té humaine…

Je ne crois pas que soit néces­saire un plus ample dis­cer­ne­ment des choses pour reven­di­quer et com­prendre ce qu’est, en véri­té, l’in­di­vi­dua­lisme anarchiste.

[/​Cos­ta Iscar/​]

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