La Presse Anarchiste

Essai sur la mystique de l’Inde

Vies de Ramakrishna et de Vivekananda

[|par Romain Rol­land|]

Ces trois livres pré­sentent l’at­trait puis­sant d’une intel­li­gence occi­den­tale très lucide, riche d’es­prit cri­tique, défen­dant mer­veilleu­se­ment le concept ardu de la reli­gion pure­ment intel­lec­tuelle, avec un désir de rap­pro­che­ment de la pen­sée posi­tive avec la foi hin­doue. Ceci indique la pro­fon­deur et l’é­ten­due de l’œuvre que l’au­teur, a su rendre véri­ta­ble­ment cap­ti­vante par les per­son­na­li­tés puis­santes dont il a étu­dié la vie, la pen­sée et l’ac­tion. Ces êtres d’ex­cep­tion, bien que se mou­vant dans un monde qui nous parait étrange, res­tent extra­or­di­nai­re­ment humains par leur hyper­sen­si­bi­li­té et leur amour éclai­ré de leurs frères misé­reux. Et l’am­pleur des pro­blèmes sou­le­vés, leur réso­lu­tion par l’exal­ta­tion de la pen­sée et la pra­tique des pro­fondes spé­cu­la­tions méta­phy­siques, donnent à cette étude un inté­rêt d’ac­tua­li­té d’au­tant plus inté­res­sant que la civi­li­sa­tion occi­den­tale, l’es­prit posi­tif — loin de résoudre les dan­ge­reuses dif­fi­cul­tés des dif­fé­rends indi­vi­duels et sociaux — paraît au contraire les aggra­ver en pro­por­tion de sa puis­sance et de son développement.

La vie de Rama­kri­sh­na (1836 – 1886) est un mélange sur­pre­nant d’actes extra­or­di­nai­re­ment mys­tiques et de réa­li­sa­tions sai­ne­ment équi­li­brées, lucides, éclai­rées d’un rare bon sens. À six ans, le spec­tacle d’un vol de grues sur un nuage ora­geux lui don­na une telle éme­tion qu’il per­dit connais­sance et tom­ba en extase. Jus­qu’à trente ans, ce fut une suite de médi­ta­tions, de ravis­se­ments dans les­quels Kâli — la Mère — incar­na­tion fémi­nine de toutes les forces de la nature, lui appa­rais­sait dans une hal­lu­ci­nante réa­li­té. Ins­truit de toutes les reli­gions, il se sen­tit revivre dans toutes leurs incar­na­tions et acquit ain­si, intui­ti­ve­ment, le sens de leur uni­té et de leur uni­ver­sa­li­té. De ce long voyage mys­tique en com­pa­gnie de la folie il revint luci­de­ment vers ses frères souf­fre­teux, prê­chant l’a­mour de tous les hommes, bons ou mau­vais, en ver­tu de leur essence divine.

Son influence fut magné­ti­sante, char­meuse, créa­trice d’ac­tions pro­fon­dé­ment dés­in­té­res­sées. Si cet être remar­quable par­vint à cette évo­lu­tion morale et spi­ri­tuelle sans autres secours que ceux de la médi­ta­tion et de l’ob­ser­va­tion per­son­nelle, et sur­tout de l’a­mour ; et s’il par­vint ain­si à la concep­tion de la Renon­cia­tion à soi-même et à celle de la rédemp­tion du monde, son dis­ciple Vive­ka­nan­da (1863 – 1902), d’une nais­sance plus aris­to­cra­tique et d’une culture ency­clo­pé­dique, y par­vint par la connais­sance directe des choses et la concen­tra­tion de l’es­prit en lui-même.

Mi-croyant, mi-athée dans sa jeu­nesse, la misère sou­daine et l’in­fluence de Rama­kri­sh­na lui révé­lèrent sou­dai­ne­ment la Véri­té. Renon­çant à lut­ter pour les conquêtes maté­rielles, il par­cou­rut pen­dant trois ans, après la mort de son maître, une grande par­tie de l’Inde, mêlé à toutes les classes sociales, appre­nant les misères de son peuple. Cette misère le han­ta, tan­dis que l’an­tique splen­deur mys­tique de l’Inde lui parut néces­saire pour sau­ver maté­riel­le­ment sa race, conver­tir le monde et le sau­ver. Pour cette œuvre, il par­tit seul et sans res­sources pour l’A­mé­rique, assis­ta au Par­le­ment des Reli­gions de Chi­ca­go, en 1893, et enthou­sias­ma les assis­tants par l’é­lé­va­tion de son sen­ti­ment reli­gieux. Pen­dant quelques années, il par­cou­rut ain­si ces régions flo­ris­santes, semant ses pen­sées géné­reuses mais devi­nant la pau­vre­té intel­lec­tuelle de cette civi­li­sa­tion méca­nique. Il voya­gea ensuite en Angle­terre et revint dans l’Inde mener la lutte pour la libé­ra­tion de son peuple. Doué d’une grande puis­sance d’ac­tion, ora­teur élo­quent et riche­ment ins­pi­ré, son influence fut consi­dé­rable et l’Inde se trou­va pro­fon­dé­ment remuée par sa pen­sée à la fois uni­fiante et géné­reuse. Son but était d’u­nir tous les hommes par la reli­gion au culte de la véri­té, issu de la fusion de la foi et de la raison.

À vrai dire, il est assez dif­fi­cile de sai­sir exac­te­ment le sens du concept reli­gieux tel que le Com­prend Romain Rol­land. Il me semble que l’au­teur, bien que pré­ve­nu et maître de son esprit cri­tique, est res­té à l’in­té­rieur du cercle magique et s’est lais­sé char­mer par le côté trouble et indé­fi­ni du mys­ti­cisme. Son œuvre embras­sant les deux acti­vi­tés de l’homme : la recher­ché de la véri­té et la réa­li­sa­tion d’une meilleure vie, semble avoir trou­vé dans la reli­gion les meilleurs maté­riaux pour cette double réalisation.

En fait, la véri­té reli­gieuse reste fort au des­sous de l’ex­pli­ca­tion objec­tive des choses et la misère du peuple hin­dou, loin d’être atté­nuée par ce mys­ti­cisme mil­lé­naire, en paraît être le plus beau fruit. C’est que l’ac­tion des Pro­phètes se joue sur un plan trop éle­vé, trop sub­jec­tif pour modi­fier effi­ca­ce­ment ce qui est.

On com­prend aisé­ment qu’en ce monde féroce, où l’in­tel­li­gence ne paraît s’in­gé­nier qu’à la des­truc­tion, la réac­tion mys­tique pro­jette l’homme vers des fins radi­ca­le­ment oppo­sées aux déce­vantes réa­li­tés bio­lo­giques. Mais croit-on vrai­ment avoir ain­si réso­lu la ques­tion du ventre et de l’in­quié­tude humaine ?

Pour par­ve­nir à la sagesse suprême, le croyant hin­dou peut pra­ti­quer quatre che­mins ou Yogas : le tra­vail, pra­ti­quer la concen­tra­tion de l’es­prit, la connais­sance totale ou dis­cri­mi­na­tion. Or, cha­cun de ces che­mins ne peut, en aucun cas, être com­pris par le vul­gaire sous une forme com­mune et leur com­pré­hen­sion, dans le sens védique, indique déjà une telle évo­lu­tion psy­chique, que les pro­blèmes humains dis­pa­raissent alors d’eux-mêmes par le dés­in­té­res­se­ment du croyant des causes qui les ont engendrés.

Le sen­ti­ment reli­gieux né de la ter­reur pri­mi­tive, de l’i­nex­pli­cable, et de l’in­ves­ti­ga­tion de l’es­prit hors du domaine sen­suel, se jus­ti­fie comme élé­ment de coor­di­na­tion des pre­miers hommes, comme pre­mières réponses à leur inquié­tude sur le deve­nir humain, mais il n’a point créé le sen­ti­ment de soli­da­ri­té, dont il est au contraire un effet ; car, bien avant son appa­ri­tion, l’homme redou­ta l’homme pour sa mal­fai­sance, et le recher­cha pour les avan­tages de la lutte, com­mune. De même, ce furent les néces­si­tés de pré­vi­sion des phases de la lutte vitale qui déve­lop­pèrent cette curio­si­té, mère de toutes les connais­sances, de tous les savoirs. Des cir­cons­tances iden­tiques, des états d’âme com­muns créèrent les croyances com­munes, sources de toutes les reli­gions. La bru­ta­li­té natu­relle de l’homme, son esprit conqué­rant, sa sen­sua­li­té ima­gi­na­tive, trou­vèrent là une norme, une digue coor­di­na­trice, plus ou moins socia­li­sante et favo­rable à la for­ma­tion des socié­tés ; mais sur­ajou­tée au phé­no­mène vital, la reli­gion n’a réso­lu aucun des deux pro­blèmes humains. Le conflit reste ouvert entre les appé­tits conqué­rants de l’homme, qui le poussent vers la pos­ses­sion des choses et la lutte fra­tri­cide ; et sa connais­sance du néant de tous ses efforts. La reli­gion évo­lue entre ces deux extrêmes : batailleuse et dyna­mique, elle sert avan­ta­geu­se­ment la brute conqué­rante et ne parait point avoir amé­lio­ré l’an­ces­tral sen­ti­ment de soli­da­ri­té, que l’a­ni­ma­li­té nous offre dans sa forme pri­mi­tive ; spé­cu­la­tive, elle sombre dans la logo­ma­chie et l’illu­sion : la mayâ.

Certes il y a une cer­taine gran­deur dans le concept hin­dou de l’u­ni­té de la sub­stance-éner­gie, de l’u­ni­ver­sa­li­té de la vie et de la fra­ter­ni­té humaine, mais par­ve­nu à ce degré d’é­vo­lu­tion, la reli­gion, loin de dépas­ser la science, ne fait que la rejoindre dans la déses­pé­rante consta­ta­tion de l’ab­sence de fina­lisme uni­ver­sel. Et son rôle conso­la­teur dis­pa­raît du même fait. Cher­cher la véri­té pour la véri­té est le rôle du vrai savant ; non celui du reli­gieux. Celui-ci cherche quelque chose qui donne un sens à sa vie, la dépasse, la pro­longe et coor­donne tous les aspects de l’u­ni­vers dans un concept fina­liste, vers un but obli­ga­toi­re­ment humain.

Je sais bien que des intel­li­gences, comme celles d’un Vive­ka­nan­da, s’é­lèvent au-des­sus de cet anthro­po­mor­phisme presque inévi­table, mais ici nous tou­chons au domaine de la pure connais­sance qui se dédouble alors ain­si : l’ob­jet à connaître, l’ac­tion joyeuse pour connaître. Nous retrou­vons l’a­ni­mal bel­li­queux, avide de conquête, de triomphe sur l’in­con­nu. C’est l’ac­tion aven­tu­reuse qui satis­fait — non la décou­verte elle-même, pro­fon­dé­ment déce­vante dans son irré­duc­tible néga­tion de la durée des choses, de l’i­nexis­tence du moi abso­lu. Trou­ver au terme de ses médi­ta­tions que l’être ou le n’être pas s’é­qui­valent exac­te­ment n’est pas extra­or­di­nai­re­ment réjouis­sant. Cette pré­pa­ra­tion au néant détourne peut-être la brute humaine de l’é­goïsme féroce, mais n’a­bou­tit-elle pas, au même résultat ?

Les deux yogas : le Tra­vail et l’A­mour tels que les conçoit Vive­ka­nan­da doivent être tota­le­ment dés­in­té­res­sés pour atteindre la Véri­té, qui est l’é­lan vers la Liber­té : « L’u­ni­vers entier tra­vaille. Pour­quoi ? Pour la Liber­té ». « Remet­tez tout à Dieu ! Dans cette four­naise for­mi­dable, où le feu du Devoir consume le monde entier, buvez la coupe de nec­tar et soyez heu­reux ! Nous sommes sim­ple­ment occu­pés à faire Sa volon­té et nous n’a­vons rien à voir aux récom­penses et aux châ­ti­ments. Si vous vou­lez la récom­pense, il vous faut avoir le châ­ti­ment. La seule façon d’é­chap­per au châ­ti­ment est de renon­cer à la récom­pense. La seule façon d’é­chap­per au mal­heur est de renon­cer à l’i­dée de bon­heur, parce que tous deux sont liés d’un à l’autre. La seule façon d’al­ler au-delà de la mort est de renon­cer à l’a­mour de la vie. La vie et la mort sont le même, regar­dé de dif­fé­rents points ».

Rama­kri­sh­na disait aus­si : « L’Ab­so­lu est sans attache avec le bien comme avec le mal… Quels que soient le pêché, le mal ou la misère que nous trou­vions dans le monde, ils ne sont misère, mal ou péché que rela­ti­ve­ment à nous. L’Ab­so­lu n’en est pas affec­té. Il est au-des­sus et au-delà. Son soleil luit éga­le­ment sur le Mal et sur le Bien ».

Par­lant du Tra­vail, il disait : « Tra­vailler sans atta­che­ment, c’est tra­vailler sans l’at­tente d’au­cune récom­pense, sans la crainte d’au­cun châ­ti­ment, dans ce monde ou dans l’autre ».

Voi­ci com­ment est conçu l’A­mour : « Où est l’A­mour ? Où il n’y a ni mar­chan­dage, ni crainte, ni aucun inté­rêt ; où il n’y a qu’a­mour pour l’a­mour de l’a­mour ! ». « … Si le simple pou­voir des bonnes actions a ame­né l’homme à cet état où il est prêt à don­ner sa vie et tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, pour les autres, il est arri­vé au plus haut que puisse atteindre l’homme reli­gieux par ses prières et le phi­lo­sophe par sa connais­sance : à savoir, à l’ab­né­ga­tion de soi ». « Com­men­cer par don­ner sa vie pour sau­ver la vie de ceux qui meurent ; voi­là l’es­sence de ta religion ».

En fait, se tuer pour le voi­sin, ou tuer le voi­sin pour soi, me paraît par­fai­te­ment équi­valent. De même l’ai­mer sans rai­son de l’ai­mer ne me paraît point supé­rieur à l’oc­cire sans motif de l’oc­cire. On objec­te­ra que la men­ta­li­té de celui qui tue est infé­rieure à celle de celui qui se tue. Voire. Par rap­port à quoi peut-on trou­ver qu’une chose est infé­rieure ou supé­rieure à une autre, sinon par rap­port à l’in­té­rêt que nous por­tons à cette chose. Nous voi­là reve­nu à l’é­goïsme comme élé­ment d’ap­pré­cia­tion, alors que pré­ci­sé­ment la grande bataille enga­gée par l’Hin­douisme, pour le salut des hommes, lutte pour l’a­néan­tis­se­ment de cet égoïsme. Sur le plan où évo­lue le mys­ti­cisme hin­dou, le bien et le mal n’ont plus de sens. Affa­mer tout un peuple, le tor­tu­rer, le mas­sa­crer, n’a pas plus d’im­por­tance que lui pro­cu­rer les suprêmes féli­ci­tés. La vie seule crée l’é­goïsme, l’é­goïsme seul crée le bien et le mal. Par delà le bien et le mal, il n’y a plus rien d’in­tel­li­gible pour l’être humain, car il n’y a plus de vie.

Avec une telle morale, l’Inde n’a­vait plus qu’à médi­ter sur l’au-delà et cre­ver de la peste et de la misère. Ce qu’elle fait d’ailleurs à mer­veille. Son mys­ti­cisme, ses réin­car­na­tions, ses sept cycles pro­gres­sifs et toute sa fan­tas­ma­go­rie orien­tale issue de plus de cin­quante siècles d’é­ga­re­ment intel­lec­tuel, n’ont pas ren­du ses maîtres meilleurs, ni ses esclaves moins vils, bien au contraire.

Plon­gée dans la vie, la reli­gion sert l’é­goïsme féro­ce­ment, fana­ti­que­ment. Hors de la vie elle berne, elle dévi­ri­lise, elle détruit l’es­prit cri­tique, seule puis­sance réelle de l’homme, seule arme de conquête et de triomphe de l’être vivant sur la méca­nique aveugle de l’univers.

D’ailleurs ni Rama­kri­sh­na, ni Veve­ka­nan­da n’at­tei­gnirent ce dés­in­té­res­se­ment mor­tel. Le pre­mier, qui affir­mait voir Dieu lui-même, croyait fer­me­ment être une incar­na­tion divine, pré­des­ti­née au salut des hommes. Qu’au­rait-il pen­sé s’il avait été convain­cu qu’il n’é­tait qu’une méca­nique pas­sa­gère, sans âme, sans ave­nir, sans Dieu ?

Quant au second, il son­geait que sa reli­gion étant la plus pure de toutes devait conqué­rir les hommes. N’est-ce point là le vœu d’un conquérant ?

Les deux autres Yogas : la Concen­tra­tion de l’es­prit et la Connais­sance, donnent-ils aux ini­tiés la puis­sance, la véri­té, la liber­té ? C’est douteux.

La concen­tra­tion de l’es­prit sup­pose que le « fluide vital » créa­teur des trois étages de la pen­sée — conscient — sub­cons­cient — supra-conscient ou au delà de la rai­son — s’ac­cu­mule au bas de la colonne ver­té­brale et que les glandes sexuelles sont un réser­voir d’éner­gie qu’il s’a­git de trans­for­mer en éner­gie spi­ri­tuelle en évi­tant sa dévia­tion dans la région des sens, d’où chas­te­té abso­lue. Par des pré­pa­ra­tions phy­sio­lo­giques spé­ciales, l’éner­gie ain­si cana­li­sée monte vers le cer­veau. Quand elle arrive au cœur le rayon­ne­ment divin com­mence à appa­raître et « l’homme qui se concentre peut encore par­ler, mais par­ve­nue au niveau de la gorge, il ne peut plus ni par­ler, ni entendre par­ler que de Dieu. Puis c’est le silence. Au niveau des sour­cils, se pro­duit, en extase, la vision de l’Âme suprême ; un seul voile ténu sépare de l’Être abso­lu ; on croit que l’on s’est fon­du en Lui, mais on ne l’est pas… Il faut en géné­ral vingt-et-un jours pour atteindre de là au sep­tième plan, où l’on entend le son total qui embrasse l’im­mense sym­pho­nie de l’univers ».

Les antiques pen­seurs de l’Inde ont consta­té qu’en s’é­loi­gnant du centre — (quel centre ?) — les dif­fé­ren­cia­tions s’ac­cu­saient, tan­dis qu’en s’en rap­pro­chant ils per­ce­vaient le voi­si­nage de l’U­ni­té. « La condi­tion néces­saire est donc d’at­teindre un centre, d’où partent les direc­tions de tous les plans de l’exis­tence. Ce centre est au dedans de nous. Les anciens Védan­tistes, dans leur explo­ra­tion, ont fini par décou­vrir qu’au noyau le plus intime de l’âme — (où se trouve ce noyau ?) — est le centre de tout l’univers ».

« Toutes les reli­gions déclarent que l’es­prit humain trans­cende à cer­tains moments, non seule­ment la limi­ta­tion des sens, mais aus­si les facul­tés ordi­naires du rai­son­ne­ment et qu’il est mis alors en pré­sence de faits que n’au­raient pu lui four­nir, ni les sens, ni le rai­son­ne­ment ». Dieu, disait Vive­ka­nan­da, est la somme totale de l’in­tel­li­gence mani­fes­tée dans l’u­ni­vers et toutes les éner­gies en sont les manifestations.

L’in­tel­li­gence humaine, ajoute Romain Rol­land, implique l’in­tel­li­gence uni­ver­selle ; l’in­tel­li­gence cos­mique est taci­te­ment impli­quée dans les rai­son­ne­ments de la science. Le but de la science et de la reli­gion est le même : la recherche de l’unité.

Tout ce qui pré­cède est net et ne prête à aucune confu­sion. Par la concen­tra­tion de l’es­prit, par l’in­tui­tion, le voyant hin­dou par­vient à la connais­sance totale, à la véri­té abso­lue ; alors que l’oc­ci­den­tal, rivé à ses ins­tru­ments d’in­firme par son insuf­fi­sante rai­son sen­so­rielle, s’en­ferme dans l’af­fir­ma­tion du rela­tif erroné.

Or, quelle est la nature de cet abso­lu, décou­vert par les mys­tiques ? Quelles sont les véri­tés extra­or­di­naires rame­nées de ces pro­fon­deurs énigmatiques ?

Rien ! Ils ne ramènent rien Rien que du verbe.

Cette fusion dans l’U­nique ne leur apprend ni le secret des choses, ni leur propre secret. Ils ignorent ce qu’est la pesan­teur, ce qu’est le mou­ve­ment, ce qu’est l’é­tat ultime de la sub­stance-éner­gie, ce que peut être l’é­ther, s’il existe. Pas plus qu’ils ne savent ce qu’est la conscience, ce qu’est la vie elle-même. Ils ne savent ni évi­ter les mala­dies, ni s’en gué­rir. Ils ignorent le sens des grands pro­blèmes et des petits ; et le concept de l’é­ter­ni­té de l’es­pace et du temps leur est aus­si fer­mé qu’à nous-mêmes. Ils ignorent tota­le­ment la marche de l’u­ni­vers et ses incon­ci­liables contra­dic­tions avec leurs pué­riles rêve­ries. Com­ment ne s’a­per­çoivent-ils point qu’af­fir­mer intui­ti­ve­ment des véri­tés autres que celles four­nies par l’u­sage des sens et de la rai­son c’est affir­mer en même temps trois absur­di­tés : la pre­mière que le rela­tif scien­ti­fique, le phé­no­mène, existe par lui-même, ce qui est contra­dic­toire, puisque seul l’ab­so­lu existe par lui-même. La deuxième que le rela­tif est créé par rien ; ce qui n’est pas plus intel­li­gible. La troi­sième que l’ab­so­lu se mue en rela­tif ; mais alors com­ment ce qui existe peut-il se muer en une chose qui n’existe pas ?

En somme le croyant parle bien de l’ab­so­lu et de l’illu­sion, mais toute son intui­tion s’a­vère impuis­sante à expli­quer intel­li­gi­ble­ment pour­quoi l’ab­so­lu exis­tant seul réel­le­ment, l’homme de science ne trouve que des phé­no­mènes du rela­tif. Est-ce que par hasard ses sens et sa rai­son ne seraient point une forme de l’ab­so­lu ? Si oui, qu’est-ce que ce pro­duit de l’ab­so­lu qui fabrique du rela­tif avec de l’ab­so­lu ? Et qu’est cet abso­lu lui-même qui besogne sem­blable ouvrage ?

Si non, y aurait-il une autre réa­li­té que l’ab­so­lu ? Est-ce que la rai­son et les sens n’au­raient aucune réa­li­té ? En ce cas il serait per­mis de dou­ter de toutes les réa­li­tés sen­suelles, y com­pris celles de l’Inde et de tous ses illu­mi­nés ; ce qui sim­pli­fie­rait consi­dé­ra­ble­ment la question.

Le pro­blème de la recherche de l’U­ni­té est éga­le­ment bien contra­dic­toire. Lorsque l’es­prit du voyant s’ap­proche de l’Ab­so­lu « il est Un avec l’Ai­mé ». « Je suis vous et vous êtes moi. Et tout n’est qu’Un », affirme-t-il. Remar­quons que si le blanc devient noir, et le noir devient blanc, il est impos­sible d’ob­ser­ver un chan­ge­ment quel­conque dans l’ordre des choses.

Si tout ce qui est, est uni­té, rien ne peut se rap­pro­cher de rien ; tout reste soi en soi. Com­ment peut-il y avoir de centre, si tout est centre ! Si l’ab­so­lu a son exis­tence propre, il ne peut se fondre en un autre abso­lu. Si l’âme existe comme Uni­té dis­tincte abso­lue, elle ne peut que res­ter éter­nel­le­ment elle-même. Si elle est for­mée d’U­ni­tés abso­lues, cha­cune d’elles sera éga­le­ment impé­né­trable aux autres.

Ain­si cette vision des choses ultimes sup­pose l’i­so­le­ment éter­nel des Uns, non leur fusion­ne­ment. Et alors quel rap­port peut-il exis­ter entre, ces Uni­tés abso­lues ? N’est-il pas évident que connais­sance signi­fie modi­fi­ca­tion ; qu’elle se rap­porte à des syn­thèses modi­fiées par d’autres syn­thèses, tan­dis que l’ab­so­lu immo­di­fiable en lui-même ne peut être com­pré­hen­sif à aucun degré !

Mais peut-on se lais­ser prendre sérieu­se­ment à ces jeux. de l’es­prit ? Com­prend-on l’ir­ré­duc­ti­bi­li­té. d’une âme éter­nelle avec l’exis­tence d’un but quel qu’il soit ? Com­ment peut-on affir­mer que l’être tend vers la liber­té, vers l’ab­so­lu en même temps que l’on affirme l’é­ter­ni­té de l’âme ?

Ou bien admettre un inin­tel­li­gible com­men­ce­ment de l’u­ni­vers (idée anthro­po­mor­phique) ; ou bien admettre que de toute éter­ni­té l’âme s’est trou­vée devant les mêmes dif­fi­cul­tés qu’elle n’a pas pu résoudre et que, par consé­quent, elle ne résou­dra jamais. Toutes les réin­car­na­tions ima­gi­nables, tous les cycles pas­sés et futurs n’empêcheront point l’é­ter­ni­té de s’op­po­ser à une pro­gres­sion, quelle qu’elle soit, donc de frap­per d’i­nu­ti­li­té toute cette agi­ta­tion spiritualiste.

Quel­qu’un peut-il jus­ti­fier l’as­pect du monde actuel comme étant un résul­tat magni­fique d’une éter­ni­té d’ef­forts spi­ri­tuels ? Cela ne démontre-t-il pas qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir d’in­tel­li­gence cos­mique ! Au fond toutes les intui­tions mys­tiques, loin de décou­vrir de l’in­con­nu, de l’au delà sen­suel, ne font que trans­po­ser le sen­suel dans l’ex­tra-sen­suel, le connu dans l’in­con­nu. Il suf­fit de les ana­ly­ser pour y décou­vrir la trame sen­suelle qui, seule, les rend quelque peu intel­li­gibles. Douer l’Un de toutes les richesses de la pen­sée, qui est une syn­thèse d’Uns, c’est affir­mer que la par­tie vaut le tout. De même le mou­ve­ment uni­ver­sel n’est pas intel­li­gence, pas plus qu’il n’est lumière. ou cha­leur, mais cer­taines de ses syn­thèses forment cela. Quant à l’é­lan vers la liber­té, il ne peut que se rap­por­ter à la dis­so­cia­tion des élé­ments, à la dis­pa­ri­tion des syn­thèses mar­chant non pas vers l’U­ni­té, mais vers l’in­di­vi­dua­li­té des élé­ments (mort), vers le mal. Cette liber­té n’est point un bien, c’est un mal, vu du point synthétique.

Com­ment résoudre l’être ou ne pas être ; l’ab­so­lu avec l’illu­sion ? Le simple bon sens nous indique que les phé­no­mènes (et nous sommes nous-mêmes entiè­re­ment phé­no­mènes par rap­port aux autres) sont les seuls aspects réels de l’ab­so­lu ; qu’il ne peut en aucune façon y en avoir d’autres. Notre âme, notre moi, notre conscience, n’est que le rap­port syn­thé­tique des élé­ments abso­lus consti­tuant notre per­son­na­li­té. Il nous est impos­sible par consé­quent de sai­sir l’Un puisque notre conscience n’est que la somme des Uns, et en fait, la conscience ne se com­prend point elle-même, puis­qu’en s’a­na­ly­sant elle se détruit.

Nous exis­tons donc réel­le­ment, sans aucune illu­sion pos­sible, mais le mou­ve­ment éter­nel trans­forme, modi­fie et détruit toutes les syn­thèses, et notre mort est bel et bien une mort totale, défi­ni­tive. Puisque tout change, dira-t-on, où est la réa­li­té ? La réa­li­té est dans la durée consciente, dans le pré­sent. La sub­stance vivante essen­tiel­le­ment conqué­rante et conser­va­trice conserve l’empreinte de ses heurts avec les autres syn­thèses. Ces impres­sions sont plus ou moins durables, mais répé­tées et pro­duites par le contact per­ma­nent avec l’ob­jec­tif elles éta­blissent, à tout ins­tant, le rap­port exact de l’être avec le milieu. La per­cep­tion objec­tive, avec durée consciente, consti­tue le pré­sent et la seule réa­li­té exprimable.

Cette réa­li­té ne satis­fe­ra pro­ba­ble­ment point les mys­tiques, dési­reux d’im­mor­ta­li­té, et leur ima­gi­na­tion pré­fé­re­ra les refuges défi­ni­tifs au sein de l’U­ni­té éter­nelle. Cela ne change rien aux faits. Puisque nous sommes une syn­thèse d’élé­ments éter­nels autant vaut les aimer chez nous en bloc, qu’é­par­pillés en d’autres com­bi­nai­sons qui ne sont pro­ba­ble­ment pas meilleures. Puisque tout est divin, aimons-nous donc comme nous sommes et ne nous sacri­fions pas. Cela ne chan­ge­rait rien à l’ab­sence de fina­li­té de l’u­ni­vers. Notre réa­li­té pré­sente vaut toutes les autres réa­li­tés et je ne vois aucune bonne rai­son pour sup­pri­mer ma réa­li­té en faveur d’une autre, tout aus­si pro­vi­soi­re­ment trébuchante.

C’est pour­quoi je n’ap­prouve point la mort pré­coce de Rama­kri­sh­na et de Vive­ka­nan­da. La puis­sance spi­ri­tuelle qu’ils pré­ten­daient pos­sé­der, leur pou­voir supra-nor­mal sur la matière, devaient recu­ler leur mort indé­fi­ni­ment tan­dis qu’ils sont morts, l’un à cin­quante ans d’un can­cer, et l’autre du dia­bète dix ans plus tôt.

Ceci joint à l’in­suf­fi­sance de la puis­sance spi­ri­tuelle pour libé­rer l’Inde de tous ses maux sans l’aide du savoir occi­den­tal, ne donne pas une trop riche idée de l’ef­fi­ca­ci­té de ces pou­voirs extra­or­di­naires. Que gagne­rions-nous à joindre à notre mer­veilleuse rai­son, à notre lucide bon sens, le grain de folie de la croyance mys­tique, alors que près de quatre cent mil­lions d’hu­mains en sont les lamen­tables victimes ?

Peut-être pen­se­ra-t-on que cette réa­li­té bru­tale, cette absence de but dépas­sant l’in­di­vi­du vont exas­pé­rer l’é­goïsme de l’homme et le rame­ner vers sa bes­tia­li­té pri­mi­tive, ou le plon­ger dans le plus sombre pes­si­misme ? Peut-être trou­ve­ra-t-on que le concept gran­diose des Rama­kri­sh­na et des Vive­ka­nan­da, se jetant volon­tai­re­ment dans le tour­billon des élé­ments pour s’y fondre et créer d’autres vivants, est plus géné­reux, plus pro­met­teur d’har­mo­nie humaine ?

J’ai mon­tré le néant de tout acte qui n’a pas l’é­goïsme comme moteur et j’ai éga­le­ment éta­bli l’é­qui­va­lence, dans l’ab­so­lu, du crime et de la ver­tu. La lutte entre le moi et le non-moi ne peut donc point se régler du point de vue de l’ab­so­lu, mais uni­que­ment du point de vue humain. Et c’est uni­que­ment comme beaux types d’hommes sociables que les deux héros Hin­dous peuvent nous inté­res­ser, non comme mys­tiques. On oublie trop que l’é­goïsme n’est pas uni­que­ment des­truc­teur mais qu’il est tout autant construc­teur et qu’il a créé ces belles et pro­fondes joies de la vie : la soli­da­ri­té, l’at­ta­che­ment, l’a­mi­tié, l’a­mour — qui sont de puis­santes réa­li­tés suf­fi­santes à don­ner un sens magni­fique à notre pré­sente vie. Que veut-on de plus sen­sé et de plus équilibré ?

Si, par alliance de la foi et de la rai­son, Romain Rol­land entend contre­ba­lan­cer la séche­resse de la rai­son par le charme de l’a­mour, il est dans le vrai. Mais qui a jamais pré­ten­du que la rai­son était un motif de vivre ? Elle n’est qu’un outil admi­rable au ser­vice de l’é­goïsme. Le juste équi­libre entre d’in­di­vi­du et le milieu, le non empiè­te­ment du moi, vient pré­ci­sé­ment de l’es­prit de conquête qui nous porte vers l’u­ni­ver­sa­li­té, par amour de la conquête des choses et des êtres ; et nous déter­mine à les com­prendre, à les aimer, sans les détruire, dans leur réalité.

Ain­si sans aucune reli­gion, sans l’aide d’au­cune divi­ni­té, sans béquilles spi­ri­tua­listes, l’a­thée se fait du monde une idée moins contra­dic­toire que celle du croyant. Et il est sûr, tota­le­ment sûr, d’as­sis­ter en curieux pri­vi­lé­gié au seul spec­tacle dont il est abso­lu­ment cer­tain et qui seul l’in­té­resse véri­ta­ble­ment : le spec­tacle de son présent.

Et il n’est pas pres­sé de s’en aller.

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La Presse Anarchiste