La Presse Anarchiste

Épilogues Gymnomystiques

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En 1925, M. J. Tra­vel, tra­ver­sant l’Al­le­magne, s’é­ton­nait de voir expo­sées aux vitrines des librai­ries des cartes pos­tales repro­dui­sant à des mil­liers d’exem­plaires les pho­to­gra­phies ― avec les noms — de jeunes filles des plus res­pec­tables familles en train de faire de la gym­nas­tique — au plein sens éty­mo­lo­gique du mot.

Et l’an­née sui­vante, M. C. Géniaux notait que les jeunes fran­çaises, elles aus­si, « mêmes éle­vées chré­tien­ne­ment, ont régu­liè­re­ment déve­lop­pé le sen­ti­ment de la puis­sance d’at­trac­tion et de la valeur de leurs corps ». De là, les « modes » et us que nous montrent les plages esti­vales et cette vogue des sports, en laquelle, dès 1913, je dis­cer­nais les pré­ludes du nudisme systématique.

Si, sur ce nou­veau ter­rain de la concur­rence sociale, les classes labo­rieuses ne veulent pas se lais­ser trop dis­tan­cer, qu’elles emboîtent réso­lu­ment le pas de leurs concur­rentes déjà plus favo­ri­sées dans les autres domaines !

Alors que toute exhi­bi­tion de luxe, — se com­plai­sant à enca­drer de quelques pré­cieux coli­fi­chets de larges sur­faces d’é­pi­derme inten­tion­nel­le­ment adus­tées — trouve autant de recrues que d’a­deptes, jadis, les vieilles pros­ti­tu­tions ritué­liques, le res­pect humain du dénu­ment, la crainte ata­vique d’être trai­tés en pauvres diables, retient les gens du peuple d’a­nu­der, eux aus­si, leurs membres valeu­reux, dont le bron­zage ne serait plus le fruit d’une vaine coquetterie.

Voi­là pour­quoi d’au­cuns, pro­fessent qu’il est urgent — peut-être même avant de son­ger au dosage de la nudi­té — de la mettre à la por­tée. effec­tive de tous. Telle est, sans doute, l’in­ten­tion de M. S. Bon­ma­riage, quand il pro­pose de la rendre léga­le­ment obli­ga­toire pour les enfants (La Lan­terne du Midi, n° 55).

C’est encore, je me plais à le consta­ter, celle de vivre : « L’eau, la lumière, le soleil et l’eau doivent péné­trer dans tous les foyers ; la gym­ni­té fera plus pour la régé­né­res­cence des indi­vi­dus que la seule pra­tique des sports, qui ne pas­sionnent que quelques mil­liers d’hommes de 16 à 30 ans » (n° 63).

Six mois plus tard (n°60, p. 10), je lisais dans le même organe, sous la plume du Dr Viard, cette expli­cite pro­fes­sion de foi : « L’éner­gie poten­tielle d’une démo­cra­tie dépend de la mise en pra­tique de nos conseils », ― lisez des obser­vances nudi-natu­ristes — qua­si unanimisées.

Telle est bien, semble-t-il, la convic­tion du gou­ver­ne­ment du Reich, puisque, après avoir révo­qué A. Koch de ses fonc­tions d’é­du­ca­teur public, — pour le bon exemple, — il sub­ven­tionne géné­reu­se­ment désor­mais ses Écoles libres de Nudisme prolétarien.

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« Mais, va-t-on d’ob­jec­ter, com­ment accor­dez-vous vos réserves sur la mora­li­té et l’es­thé­tique du nu avec la dif­fu­sion, que vous pré­co­ni­sez, des mœurs gym­niques au sein des masses ? À vul­ga­ri­ser de tels erre­ments, dont la simple spo­ra­di­ci­té vous est sus­pecte, pré­ten­dez-vous donc les amender ? »

Ma foi, oui !

D’ac­cord, cette fois, avec M. Nadel, qui nous rap­porte un pas­sage de la très com­pé­tente Ques­tion sexuelle, de Forel, la plus sûre façon de dés­éro­ti­ser le nu, c’est de le rendre pour ain­si dire uni­ver­sel et constant (Nudi­té et Mora­li­té, p. 13).

M. J. de Gaul­tier nous démontre phi­lo­so­phi­que­ment que la morale — bien loin de les com­man­der, — n’est que fonc­tion des mœurs domi­nantes en un siècle et en un pays don­nés. Même dépen­dance asué­tu­di­nelle de l’es­thé­tique, au sur­plus : L’Île du Dr Moreau, de H. Wells témoigne, par l’hor­rible, que le sen­ti­ment du beau nous est impo­sé par le type moyen des objets qui acca­parent le champ de nos sens intel­lec­tuels, à la seule condi­tion qu’ils ne nous ins­pirent pas une crainte trop vive.

Éthique et esthé­tique n’é­tant, donc, qu’une ques­tion d’a­dap­ta­tion et d’ha­bi­tude, on s’ex­plique que M. R. Salar­denne, lors de sa prime visite à un libre-park, se soit trou­vé à la fois gro­tesque et ver­go­gneux sous ses vête­ments, par­mi une foule de nudistes en tenue de « réa­li­sa­tion », au milieu de laquelle il se sin­gu­la­ri­sait mal­gré lui.

Mais, à la thèse de la mora­li­sa­tion du nu démo­cra­ti­sé, il n’est pas que ce jour, tout rela­ti­viste, de favo­rable : l’as­sai­nis­se­ment sera confé­ré aux pra­tiques nudistes, comme l’in­dique M. Nadel, par l’am­pleur même de leur pro­pa­ga­tion, — la meilleure tac­tique pour défaire les convoi­tises, — filles hâves, du Mys­tère et de l’Inégalité.

Si, tout autre­ment que les nudi­tés labo­rieuses, les nudi­tés de gala pro­voquent les convoi­tises éro­tiques, c’est, sans doute, que le pro­fane ne sau­rait leur prê­ter d’autre visée der­nière, — hypo­crite, naïve ou cynique, — que la consom­ma­tion phy­sique de l’amour…

Oh ! certes, c’est un idéal bien ardu à réa­li­ser que celui d’un nudisme de groupe, qui se veut édi­fi­ca­teur, sans rien sacri­fier de sa valeur esthé­tique, et tout en condes­cen­dant à n’être plus qu’une ins­ti­tu­tion banale !

Est-il vrai­ment réalisable ?

Des roman­ciers archéo­graphes nous l’as­surent : c’est ain­si que M. E. Romil­ly l’é­voque rétros­pec­ti­ve­ment pour l’É­gypte pro­to­pha­rao­nique. Sa plume insi­nuante nous hal­lu­cine presque de la joie d’al­ler sans vête­ment sous un cli­mat sec et de mar­cher pieds nus sur la mosaïque des rues d’une métro­pole de l’é­poque : « Que de pieds char­mants ce pave­ment a vu pas­ser, — aux mal­léoles nacrées, aux ongles roses, avec des anneaux pré­cieux aux che­villes, des bagues aux orteils !… Spec­tacle tout gra­cieux, élé­gance popu­laire, suprême pro­pre­té, que les peuples rudes ne connaî­tront plus ! » (Les Amants de Cléo­patre p. 46.).

Cette roma­nesque nos­tal­gie est-elle jus­ti­fiée ? Le tour que, depuis les pre­miers siècles de l’ère chré­tienne, semble avoir pris l’é­vo­lu­tion des socié­tés humaines nous sèvre-t-il de tout espoir d’un renou­veau pro­chain des belles et saines mœurs antiques ?

M. P. Mille ne par­tage nul­le­ment la défi­ni­tive mélan­co­lie de notre lau­da­tor tem­po­ris acti : com­men­tant la récente Psy­cha­na­lyse de l’A­mé­rique, du Comte Key­ser­ling, il conclut que le pro­grès des tech­niques indus­trielles est vrai­sem­bla­ble­ment très près de son apo­gée et que l’homme de demain, orien­tant désor­mais ses aspi­ra­tions créa­trices vers un nou­veau par­vis, va s’in­gé­nier à fon­der une civi­li­sa­tion esthé­tique. Réplique du « miracle grec », res­ti­tuant à l’in­di­vi­du son indé­pen­dance spi­ri­tuelle, avec l’exer­cice dés­in­té­res­sé de son intel­li­gence, — qu’ob­nu­bi­la le confor­ta­bi­lisme maté­ria­liste, ― plou­to­cra­ti­que­ment nive­leur, — elle ouvri­rait, enfin, l’ère d’une aris­to­cra­ti­sa­tion de la démo­cra­tie.

Tel était expres­sé­ment le vœu d’une étude, sur Nietzsche que je publiai dans La Bataille syn­di­ca­liste, en 1914. Encore ani­mé de la même foi en nos des­ti­nées, je pré­cise, aujourd’­hui, que je vois dans le déve­lop­pe­ment nudique un des moyens d’at­teindre ce magni­fique but.

Il ne suf­fit pas, cepen­dant, de faire de l’homme un bel et robuste ani­mal : l’an­thro­po­cul­ture n’est que le sou­bas­se­ment de l’hu­ma­nisme, et les pro­ces­sus d’hy­giène ne doivent nul­le­ment entra­ver les visées plus hautes qui concourent avec eux à édi­fier la noblesse humaine.

(à suivre)

[/​Dr Louis estève/​]

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