(suite)
Dans la présente série d’articles, recherchant une organisation communale qui convienne à des esprits libres, nous avons successivement marqué notre abhorrence des procédés de la politique, l’utilité d’envisager dès maintenant le fonctionnement des services publics, puis nous avons pris en exemple l’instruction dans un centre villageois. Nous avons indiqué, dans ce cas particulier, qu’il y avait de quoi occuper au moins trois groupements d’individus ne craignant pas les initiatives et s’intéressant soit au bien-être des enfants en âge d’aller à l’école, soit à celui de la jeunesse qui poursuit ses études au loin, soit enfin, à satisfaire l’esprit curieux des adultes et personnes d’âge. Au sujet de l’instruction primaire, il eût peut-être été bon d’insister un peu plus sur le rôle que la communauté entière doit jouer dans la formation des caractères enfantins en dehors de l’école : respecter leurs jeux, leurs initiatives, leur exubérance, mais en même temps, leur faire sentir le poids de l’opinion publique réprouvant la tricherie, les disputes trop fréquentes, les gamineries mauvaises. Le public est souvent responsable par son inaction du développement des mauvais penchants.
Mais revenons à nos moutons et donnons notre liste des besoins de l’individu que la communauté peut aider à satisfaire ; aucun des points énumérés n’étant du reste réellement indépendant des autres, et le classement étant, purement artificiel : 1° Eau, éclairage, chauffage, force motrice (électricité) ; 2° Voirie, hygiène, vidange ; 3° Soins aux malades, aux femmes en couche, hôpital ; 4° École primaire, jeunesse, adultes ; 5° Routes et chemins, transports en commun ; 6° Liaison avec le commerce, foires, marchés ; 7° Liaison avec l’industrie ; 8° Liaison avec l’agriculture ; 9° Service des postes, distribution des lettres.
Répétons que cette énumération ne prétend pas à la logique parfaite, que vingt personnes l’envisageront de vingt manières divergentes et que d’un bout à l’autre d’un territoire comme la France, il doit être répondu différemment à la question posée. La mer, la montagne, la rivière apportent leurs richesses et leurs menaces ; profiter des unes, se défendre des autres ; soulève d’innombrables problèmes dont chacun ne peut être résolu avec efficacité que par un organisme local. C’est bien là un des points où l’on constate l’impuissance profonde d’un État centralisé ; il ne peut qu’opposer une sourde oreille à des besoins extrêmement diversifiés.
En général, cependant, on peut reconnaître dans toute communauté, des nécessités internes, l’hygiène de ses maisons, la coquetterie de ses rues et de ses abords, l’utilisation de son sol ; et des liaisons avec l’extérieur, routes ; approvisionnements, écoulement de l’excédent de ses produits. Vis-à-vis du monde extérieur, on peut aussi parler de défense — pour un village établi sur les deux côtés d’une grande route, le passage des autos en démence ― et d’appel pour combler des ressources insuffisantes et se tenir au courant des choses nouvelles.
Il n’est pas dans mon intention de traiter en détail, chacune des catégories ci-dessus énumérées. Tout le monde imagine ce qui pourrait être dit en matière d’hygiène de l’habitation et des soins à porter aux malades, ce qui pourrait être dit et ce qui devrait être fait. Il n’y a pas grande erreur à affirmer que la sanitation rurale n’existe pas en France, et que cela n’est guère différent dans l’urbanisme ; on en est encore au stade parlottage. Quiconque ouvre les yeux, soit en ville, soit à la campagne, se rend parfaitement compte que, abandonné aux soins des autorités, c’est un enterrement de première classe. Je me rappelle un escalier de la rue Grenéta, il y a vingt ans ; a‑t-il cessé de puer depuis lors ? Et le fumier de tel de mes voisins, à trois mètres de sa table à manger ? Voilà un large domaine où des volontés individuelles pourraient agir sans attendre, ni la permission de l’État, ni le lendemain de la Révolution ; et le sentiment public serait avec les gens d’initiative.
On peut être étonné de voir mentionner dans la liste ci-dessus, le service des postes qui est bien considéré comme un privilège du pouvoir central. Respectons-le comme tel en ce moment, mais demandons-nous en même temps s’il ne peut être amélioré par des activités locales. Il y a au moins le service des facteurs ruraux qui ne satisfait pas partout les usagers ; mais n’insistons pas, car d’autres problèmes moins familiers sollicitent notre attention.
Voyons d’abord les relations d’un organisme villageois avec une industrie établie sur son territoire. En général, la direction se borne à acheter du terrain, à embaucher des habitants ; pour le reste, elle sait se débrouiller, elle a ses techniciens, de l’intelligence et l’habitude de commander ; s’il se produit le moindre conflit, c’est l’industrie qui aura le dernier mot. Même s’il le désire, l’industriel deviendra le potentat local en toute matière on contentera de tenir la municipalité dans sa main. Et nous ne parlons pas ici des cas où tout est sacrifié à l’industrie, comme par exemple en certains pays de mine. Néanmoins, il se trouve généralement dans l’agglomération quelques individus indépendants qui peuvent maintenir les revendications de la vie champêtre contre l’industrie qui empeste l’atmosphère, salit les eaux et défonce les chemins, et souvent modifie profondément la vie locale en faisant appel à une main-d’œuvre étrangère. D’autre part, si les partis en présence veulent y mettre de la bonne volonté, des améliorations évidentes peuvent surgir de leur collaboration : l’usine pourra souvent faciliter la distribution des commodités : eau, gaz, électricité, force motrice ; elle pourra parfois fournir aux habitants, un lavoir à eaux tièdes par ses eaux de condensation. Il faut bien comprendre que l’établissement d’une industrie à la campagne soulève des problèmes d’ordres divers ; il y a certes le conflit éternel entre ouvriers et patrons ; mais il y a autre chose aussi ; la source de litiges n’en existerait pas moins si ce fut un syndicat ouvrier qui possédât l’usine. Les conditions du travail sont tellement différentes aux champs et dans l’industrie qu’il se crée des mentalités autres. Nous reprendrons cette question dont la discussion en ce moment, nous mènerait plus loin qu’il ne semble à première vue.
Les rapports entre villages et usines existantes n’épuisent pas la question qui nous occupe. Les recherches sur la nature du sol et du sous-sol dont nous avons déjà dit un mot, susciteront, parfois, des études plus approfondies aboutissant peut-être à la découverte de matières intéressantes. Il n’est pas fait allusion ici à des recherches qui dépassent les compétences locales ou le cadre de la commune — houille verte, houille blanche, pétrole, etc. — mais de la nature des couches peu profondes qui peut fort bien provoquer la création d’industries nouvelles. La collectivité rurale possède un intérêt primordial à ce que l’exploitation envisagée se fasse au profit de tous et sans défigurer les aspects du paysage.
Il est un autre sujet, dont on peut dire ici un mot, celui de la disparition des ouvriers d’état. Si l’on rencontre encore au village, des maçons, des menuisiers, des ouvriers en fer, c’est que des circonstances particulières les y ont retenus ; presque toujours la possession d’une maison et d’un domaine cultivé ; autrement dit, ils ne travaillent comme artisans que pour remplir les vides de leurs occupations champêtres. Autrement, il est clair que la différence des salaires doit les entraîner rapidement vers les grands centres. Ce qui est clair aussi c’est que les apprentis ne peuvent acquérir, dans ce milieu, des connaissances bien sérieuses, et que rares sont ceux qui, ayant été se perfectionner en ville, retourneront à la vie rurale. C’est qu’alors le désir d’une existence plus libre, d’une besogne plus diversifiée que dans les chantiers urbains, aura prévalu sur la quotité du salaire. Nous reviendrons plus tard sur cette question, dans un cadre plus large.
De tous les sujets que nous avons à élucider, le plus délicat est certainement celui de la liaison de la communauté avec l’agriculture. Il serait sans doute facile d’en parler superficiellement et de tirer quelques déductions hâtives. Au contraire, il me semble indispensable d’entrer dans telles digressions qui nous permettent, semble-t-il, d’aller au fond des choses et d’envisager une question plus vaste, non limitée à un centre villageois ni à notre époque mercantile, celle d’une organisation agraire dans une société qui ne reconnaisse pas la propriété individuelle.
Rappelons tout d’abord le peu d’intérêt que l’ouvriérisme naissant a porté aux travailleurs du sol, ou si l’on veut le peu de succès des tentatives qui ont été faites. Pour tout dire, avant la guerre, la vie rurale ressemblait étrangement à la misère, et l’on ne pouvait s’étonner que tant de gens aient fui les conditions dans lesquelles ils étaient parqués. Les circonstances, non pas une bonne volonté humaine, ont bouleversé les situations. Le fait pour les sociétés civilisées d’avoir côtoyé la famine, a rendu son importance au travail du sol. Actuellement, dans les populations rurales que je connais, il n’y a pas de pauvre, et le terrien se sent être devenu l’arbitre des destinées du bourgeois et de l’ouvrier d’usine. Ceux des champs, agriculteurs et éleveurs, tiennent le monde par la gorge, par la gueule plutôt ; ils peuvent poser leurs conditions, car ils savent qu’on ne les remplacera dans leur office — pas plus un cultivateur qu’un poète.
Il est rare que dans un groupement villageois même, les travailleurs du sol forment la population totale ; s’il n’y a pas la moindre industrie, s’il échappe à la diffusion citadine des bourgeois retirés, il s’y trouve au moins quelques commerçants. D’autre part, les paysans forment la majorité dans une très forte proportion des centres ruraux. Seulement, le même vocable recouvre une grande complexité d’activités différentes et d’intérêts dissemblables.
Entre le propriétaire non-travailleur — même parfois non-résident ― et les ouvriers agricoles, travailleurs non-propriétaires, il existe une masse très considérable, formant la majorité dans l’ensemble du pays, de petits paysans à la fois propriétaires et travailleurs, de fermiers et de métayers travailleurs par eux-mêmes, mais devant, le plus souvent, se faire aider par une main-d’œuvre rétribuée à la journée.
La proportion numérique des catégories diffère de province à province ; il est probable que dans les districts de grandes propriétés, le nombre des paysans non-propriétaires est très élevé ; mais dans tout le centre, de nature diversifiée, coteaux et vallées, bois et champs, prairies et rochers, le pourcentage des non-propriétaires est excessivement faible. Tel village ne comporte pas un seul travailleur du sol, ni même un seul ouvrier d’usine, qui ne soit possesseur, au moins, d’un lopin de terre pour légumes ou pour une barrique de vin. La seule exception qu’il faille faire est celle d’étrangers récemment immigrés, Italiens ou Espagnols, et celle d’une portion de métayers car la plupart d’entre eux ont leurs biens propres.
Dans ce qui suit, sauf indication contraire sous le titre de paysan, il est entendu qu’il est question des propriétaires qui font « valoir » eux-mêmes.
Les traits caractéristiques du travail de la terre sont, me semble-t-il, au nombre de trois : l’assujettissement pour les soins à donner au bétail, la dépendance absolue sous laquelle on se trouve par rapport aux phénomènes météoriques et cosmiques, et enfin la nature aléatoire du rendement. Le développement de ces conditions et les conséquences qu’elles entraînent, feront l’objet de mon prochain article.
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