La Presse Anarchiste

La période jeffersonnienne

L’Angleterre, après avoir connu des moments de liber­té superbe et avoir vu se mani­fes­ter chez elle les élans les plus géné­reux d’une démo­cra­tie incom­pa­rable, était retom­bée, vers le milieu du xviiie siècle, dans un état de des­po­tisme qui n’avait rien à envier aux autres pays d’Europe et du monde entier. Cc des­po­tisme régnait en maître abso­lu sut toute la grande île bri­tan­nique ; seule la secte des qua­kers y fai­sait une oppo­si­tion tenace et conti­nue. Par leur nombre, les adhé­rents de cette secte ne fai­saient qu’exciter la risée des par­ti­sans du régime abso­lu de la poigne forte ; ce qui ne les empê­chait point d’être l’objet de per­sé­cu­tions impla­cables et féroces. Mais par la pro­fon­deur de leurs idées et de leur bon­té, plus humaines que divines, ils devaient révo­lu­tion­ner le monde et secouer le vieil édi­fice basé sur l’affirmation de la force bes­tiale, néga­trice de toutes les décla­ra­tions de droit et de principes.

Les qua­kers étaient des non-résis­tants ; mais leur non-résis­tance ne devait point leur faire condam­ner le geste de révolte des oppri­més au pro­fit des oppres­seurs omni­po­tents ; ils eurent la fran­chise et le cou­rage de dire : « La révolte d’en-bas a tou­jours pour cause la tyran­nie et l’oppression d’en-haut. » Puis, défen­seurs, mal­gré tout, des humbles et des oppri­més, ils affir­mèrent : « Pour­quoi la socié­té per­met-elle l’ignorance, cette mau­vaise ins­pi­ra­trice du cœur humain ? — Pour domi­ner plus faci­le­ment et assu­rer le triomphe com­plet du gou­ver­ne­ment exclu­si­ve­ment basé sur l’oppression et la force bru­tale, répon­dirent-ils eux-mêmes. » Aus­si, sans hési­ter, ils se firent tes pro­tec­teurs des faibles et des vic­times des puis­sants. Ils tra­vaillèrent avec une ardeur inlas­sable au relè­ve­ment des masses vic­times de la tyran­nie et de l’oppression. Leur œuvre fut autant morale que maté­rielle, elle ne prit jamais la forme de la cha­ri­té qui humi­lie et dégrade ; leur atti­tude, sous une appa­rence humble et rési­gnée por­tait en elle quelque chose de grand et de sublime : leur humi­li­té vain­quit les Indiens, dont ils devinrent les fidèles alliés et amis ; leur rési­gna­tion frap­pa de teneur leurs bour­reaux. Enfin, par leur conduite géné­rale, ils firent l’admiration des pen­seurs et des phi­lo­sophes pré­cur­seurs ou col­la­bo­ra­teurs directs des grandes révo­lu­tions amé­ri­caine et fran­çaise, de 1776 et de 1789.

L’idéologie de la secte des qua­kers, autre­ment nom­mée Socié­té des Amis, peut se résu­mer ain­si : Éta­blis­se­ment d’un gou­ver­ne­ment non basé sur la vio­lence ; condam­na­tion de la guerre comme un fra­tri­cide égor­ge­ment ; sup­pres­sion de la peine de mort, cette sur­vi­vance de la bar­ba­rie ; abo­li­tion de l’esclavage et de toutes sortes d’oppressions de l’homme par l’homme ; amé­lio­ra­tion immé­diate des condi­tions maté­rielles et morales des classes labo­rieuses, cam­pagne sans trêve ni répit contre le luxe tapa­geur et l’opulence pro­vo­ca­trice des classes pri­vi­lé­giées. Pour la réa­li­sa­tion d’un tel pro­gramme, ils ne recu­lèrent devant aucun obs­tacle et ils payèrent libé­ra­le­ment de leur liber­té et de leurs per­sonnes. Devant leurs juges, ils furent cranes dans leur humi­li­té : « Vous faites usage envers nous, leur décla­rèrent-ils, de la vio­lence, comme de vul­gaires voleurs de grands che­mins, avec cette dif­fé­rence que vous ne pou­vez invo­quer l’ignorance comme une excuse. » Ils sur­ent bra­ver les tor­tures de toutes sortes et ne fai­blirent jamais devant la corde. En Amé­rique, ils contes­tèrent tous les titres de pro­prié­tés des colons : « Ces terres, affir­maient-ils, vous les avez volées et vous avez assas­si­né leurs pro­prié­taires légi­times, les Indiens. » Eux ne volèrent jamais de terres, celles qu’ils occu­pèrent, ils les tenaient d’après le libre consen­te­ment des Peaux-Rouges, à qui ils avaient dit : « Ces terres que nous occu­pe­rons res­te­ront votre pro­prié­té, vous pour­rez les reprendre quand vous vou­drez. D’ailleurs, tout ce que nous pos­sè­de­rons vous appar­tien­dra. » À cette décla­ra­tion qui peut se résu­mer par ces mots : « Tout pour les Indiens », les Peaux-Rouges répon­dirent : « Tout pour les qua­kers. » Ain­si fut conclut, sui­vant l’expression de Vol­taire, l’unique contrat, qui non lié par un ser­ment, ne fut jamais vio­lé (voir Géo­gra­phie Uni­ver­selle, Éli­sée Reclus).

Si, les pré­ceptes de la Socié­té de Amis étaient grands et éle­vés par eux-mêmes, on com­pren­dra faci­le­ment com­bien il était pos­sible de leur don­ner une expres­sion plus large et plus sublime par une modi­fi­ca­tion de sa for­mule rela­tive à la non-résis­tance. Ce fut pré­ci­sé­ment un qua­ker, Tho­mas Paine, qui sut, fort à pro­pos, modi­fier cette formule.

Se pré­sen­tant aux popu­la­tions des treize colo­nies bri­tan­niques de l’Amérique du Nord (aujourd’hui les États-Unis de l’Amérique du Nord), avec une lettre de recom­man­da­tion de Ben­ja­min Frank­lin, Paine, le qua­ker, recom­mande la révolte comme un devoir. « Mais, ajoute-t-il, si cette révolte ne devait avoir d’autre but que celui d’une sépa­ra­tion avec la mère-patrie, ce ne serait qu’une ten­ta­tive condam­nable. Nous devons donc avoir un idéal beau­coup plus éle­vé, nous devons son­ger la créa­tion d’une huma­ni­té meilleure, plus libre et plus heu­reuse, par l’établissement d’un gou­ver­ne­ment non basé sur la vio­lence. » Ce fut sous une telle ins­pi­ra­tion qu’il écri­vit son Sens Com­mun qui devait, pour une si grande part, pro­vo­quer la révo­lu­tion amé­ri­caine et l’amener à un suc­cès jusqu’alors sans pré­cé­dent dans l’histoire des révo­lu­tions humaines.

« Des écri­vains, déclare Paine, ont tel­le­ment confon­du socié­té avec gou­ver­ne­ment qu’ils ne font qu’une petite ou pas du tout de dis­tinc­tion entre ces deux termes, lorsque, en réa­li­té, ils ne dif­fèrent pas seule­ment entre eux, mais ont une ori­gine dif­fé­rente. La socié­té est le pro­duit de nos besoins, tan­dis que le gou­ver­ne­ment est la consé­quence de notre méchan­ce­té ; la pre­mière favo­rise notre bon­heur posi­ti­ve­ment en unis­sant nos affec­tions, l’autre dans le même sens agit d’une façon néga­tive en répri­mant nos vices. L’une encou­rage les rap­ports sociaux et l’autre crée des dis­tinc­tions. La pre­mière est une pro­tec­trice et l’autre un punis­seur. La socié­té, sous toutes ses formes, est un bien­fait, mais le gou­ver­ne­ment, dans ses meilleurs états est un mal néces­saire ; sous ses formes pires, il devient un mal intolérable. »

Exac­te­ment à cette même époque (1775), vivait en Vir­gi­nie, un pen­seur, un phi­lo­sophe — je pour­rais dire aus­si un savant — qui pou­vait, dès ce moment, être consi­dé­ré connue le plus beau fleu­ron de la pen­sée humaine, c’était Tho­mas Jef­fer­son. Cet homme avait su s’assimiler tout ce que les auteurs anciens et ceux de son époque avaient écrit sur la liber­té, et le bon­heur des peuples. Le savoir, la bon­té et la har­diesse d’expression s’incarnaient en lui. Des qua­kers, qu’il n’avait ces­sé de pro­té­ger dès son jeune âge mal­gré les lois inqui­si­to­riales du Code vir­gi­nien, il avait pui­sé tout ce que leurs doc­trines douces et béné­voles conte­naient de bon.

Dans le cours du mois de juin 1776, Jef­fer­son est dési­gné, par le Congrès des délé­gués des colo­nies rebelles ou qui vont se décla­rer en état de rébel­lion, pour rédi­ger un acte par lequel ces congres­sistes devaient affir­mer leur volon­té de se sépa­rer de la mère-patrie. Cet acte n’est pas comme on l’appelle une simple décla­ra­tion d’indépendance, mais est, en réa­li­té, une affir­ma­tion des prin­cipes sur les­quels devra s’ériger le nou­veau monde sans maîtres et sans esclaves, conçu par la pen­sée jef­fer­so­nienne : « Tous les hommes naissent avec des droits inhé­rents et inalié­nables, tels la liber­té, la libre pour­suite du bon­heur, etc. Défendre ces droits, tel doit être le prin­ci­pal objet d’un gou­ver­ne­ment léga­le­ment consti­tué avec le consen­te­ment des gou­ver­nés. » Dans cette décla­ra­tion doit-on inclure les nègres, les esclaves ? — « Cer­tai­ne­ment. Isaac New­ton était incon­tes­ta­ble­ment supé­rieur à la plu­part de ses contem­po­rains, mais ce n’était pas là une rai­son pour qu’il reven­di­quât sur eux des droits de propriété ? »

Enfin, quelle dif­fé­rence faites-vous entre nour­rir vous-mêmes vos esclaves ou leur don­ner un salaire à peine suf­fi­sant pour se nour­rir eux-mêmes ? — Aucune, affirment Jef­fer­son et ses dis­ciples, et c’est pour­quoi ils décla­re­ront plus tard : « Il ne peut exis­ter de liber­té poli­tique sans liber­té économique. »

Dans ce congrès mémo­rable, les jef­fer­so­niens, mal­gré toute leur valeur et leur éner­gie, ne purent obte­nir qu’un suc­cès moral, qu’une vic­toire théo­rique. Devant l’affirmation des droits humains que pro­cla­mait la Décla­ra­tion de l’Indépendance amé­ri­caine, l’esclavage sous ses dif­fé­rentes formes et dans toute sa hideur sub­sis­tait comme une ins­ti­tu­tion sociale que sanc­tion­nait la loi et que cou­vrait de sa puis­sante pro­tec­tion la reli­gion sainte et sacrée. 

Jef­fer­son, sans se décou­ra­ger, se pré­pare pour une lutte sans trêve ni mer­ci contre les enne­mis du peuple : ceux-ci, les riches pro­prié­taires avec leurs plan­ta­tions immenses et leurs com­plices insé­pa­rables, les révé­rends pères de toutes les reli­gions et de toutes les sectes reli­gieuses — hor­mis, cela va sans dire, la secte de nos bons qua­kers. Dès ce moment, la concep­tion jef­fer­so­nienne nous appa­raît dans toute sa sim­pli­ci­té et dans toute sa grandeur :

Trans­for­ma­tion de la pro­prié­té : « La terre appar­tient, par usu­fruit, aux vivants. Les morts n’ont rien à voir dans nos affaires. »

Orga­ni­sa­tion de la socié­té de bas en haut, en com­men­çant par les plus basses couches sociales : les nègres et les blancs asser­vis sous la domi­na­tion des agra­riens escla­va­gistes. « Toute la force, toute la puis­sance de la socié­té et du gou­ver­ne­ment doivent repo­ser entiè­re­ment sur le peuple. Si le peuple n’était constam­ment armé contre nous, vous et moi, la Chambre et Sénat, serions tous des loups.

« Si notre Gou­ver­ne­ment a dégé­né­ré, c’est parce que le peuple a trop eu confiance en lui. Si notre peuple a eu trop confiance en nos hommes poli­tiques, ou s’il s’est trop dés­in­té­res­sé de la chose publique, c’est parce qu’il n’est pas suf­fi­sam­ment ins­truit. » Pour l’instruction du peuple, Jef­fer­son livre des com­bats de géants, il réclame des écoles et avec ces écoles un ensei­gne­ment ration­nel. Il ose dire aux opu­lents plan­teurs qu’ils doivent créer des écoles et payer les impôts néces­saires pour cou­vrir l’es dépenses d’un bud­get nou­veau, celui de l’instruction publique ; il veut aus­si que les nègres puissent béné­fi­cier du sys­tème sco­laire éta­bli pour tous les enfants du peuple. S’adressant aux sphères les plus éle­vées, celles de l’aristocratie intel­lec­tuelle, il pro­pose de réfor­mer de fond en comble l’enseignement uni­ver­si­taire. Il veut fon­der des uni­ver­si­tés où les pri­vi­lé­giés de la socié­té appren­dront à connaître la science de l’économie poli­tique, non pour pou­voir exploi­ter plus faci­le­ment la cré­du­li­té popu­laire, mais pour édu­quer et diri­ger le peuple dans la voie du self-govern­ment, c’est-à-dire, dans cette par­tie de la science poli­tique qui nous apprend à nous gou­ver­ner nous-mêmes, à vivre en socié­té, autant que pos­sible, sans l’intervention du gou­ver­ne­ment, dont l’action est tou­jours plus ou moins tyrannique.

Lorsqu’en Europe, le soleil de la liber­té sem­blait s’être com­plè­te­ment obs­cur­ci, Jef­fer­son fut por­té par les évé­ne­ments et l’action du peuple à la pré­si­dence de la Répu­blique amé­ri­caine (1800). Son pre­mier acte fut d’ouvrir les portes des pri­sons aux vic­times des lois d’exception — nous dirions aujourd’hui lois scé­lé­rates. Quant à ces lois, il les déchi­ra de ses propres mains en disant : « Cette chose infâme à laquelle on a vou­lu don­ner le nom de « lois », et sur ce point la pen­sée jef­fer­so­nienne se pré­cise : « Tout ce qui peut res­treindre ou amoin­drir la liber­té de l’individu (le terme citoyen n’est pas men­tion­né inten­tion­nel­le­ment, puisque les esclaves ne sont pas des citoyens), ne peut avoir force de léga­li­té. La liber­té de l’homme ne peut être limi­tée que par le res­pect de la liber­té d’autrui. »

Ter­mi­nant son dis­cours d’inauguration, le nou­veau pré­sident de la Répu­blique amé­ri­caine pro­nonce ces paroles : « Que nous faut-il encore pour être un peuple heu­reux ? Un gou­ver­ne­ment sobre et fru­gal qui ne reti­re­ra pas de la bouche de l’ouvrier le pain qu’il a si péni­ble­ment gagné. »

Nul homme n’a mieux tra­vaillé que Jef­fer­son à l’amélioration du sort et à l’émancipation des classes oppri­mées ; soixante années de sa vie poli­tique, dont huit pas­sées à la pré­si­dence, furent entiè­re­ment consa­crées à l’accomplissement de sa grande œuvre de liber­té, de jus­tice et d’humanité. Mais le résul­tat obte­nu fut plu­tôt médiocre. Certes, des escla­va­gistes, et en grand nombre, consen­tirent à trai­ter les nègres avec plus d’humanité ; il n’est pas exa­gé­ré de dire que la moyenne des nègres dans les plan­ta­tions des États du Sud, à la fin du xviiie siècle étaient maté­riel­le­ment mieux trai­tés que la plu­part des pro­lé­taires de l’Europe occi­den­tale, de France et d’Angleterre, pour mieux pré­ci­ser. Quant à l’émancipation des esclaves, il ne fal­lait plus en par­ler ; ce fut en vain que le grand Amé­ri­cain usa de toute son influence pour arri­ver à la sup­pres­sion de ce qu’il appelle une « odieuse cala­mi­té ». À ce sujet il disait : « S’il existe un Dieu de jus­tice, je tremble pour mon pays. »

La période jef­fer­so­nienne qui com­prend les deux plus grandes révo­lu­tions des temps modernes, ne se carac­té­rise par seule­ment par ses bou­le­ver­se­ments poli­tiques et sociaux, mais aus­si par les ini­tia­tives qu’elle réveilla chez les classes dites intel­lec­tuelles Des socié­tés se for­mèrent pour la sup­pres­sion de l’esclavage ; des colo­nies furent fon­dées par des phi­lan­thropes, dont cer­tains furent de vrais révo­lu­tion­naires, dans le des­sein d’améliorer immé­dia­te­ment le sort des pro­lé­taires dont les condi­tions éco­no­mique étaient sou­vent plus abjectes que celles des escla­vages des grandes plan­ta­tions de coton et de tabac.

Par­mi ceux qui se dis­tin­guèrent par la har­diesse de leurs expé­ri­men­ta­tions sociales et la gran­deur de leur idéal phi­lo­so­phique, il faut citer comme ayant été le plus grand, Robert Owen, le père du socia­lisme anglais, ou si on veut du socia­lisme tout court. Cette par­tie de l’histoire du peuple qui part des expé­riences si concluantes du phi­lo­sophe anglais à New Lanark sur la Clyde (1820), à la sup­pres­sion de l’esclavage (1864), consti­tue ce que nous appel­le­rons, la période owé­niste pré­pa­ra­toire du grand mou­ve­ment pro­lé­ta­rien de nos jours. Ce sera le sujet d’une pro­chaine étude.

Pour ter­mi­ner cet article, citons ces paroles de feu Whi­te­law Reid, ambas­sa­deur amé­ri­cain à Londres. Ce diplo­mate dis­tin­gué, dans une confé­rence qu’il fit dans une uni­ver­si­té gal­loise parie de Jef­fer­son en ces termes : « Les idées jef­fer­so­niennes furent la cause de cette agi­ta­tion qui écla­ta à la fin du xviiie siècle et qui aujourd’hui s’étend un peu par­tout dans toutes les classes de la socié­té ; une agi­ta­tion qui ne s’apaisera que lorsque les idées de Jef­fer­son auront triomphe. »

[/Laurent-Casas./]

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