La Presse Anarchiste

Le statut social

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Hands-up !

Le peuple, majeur, demande ses comptes de tutelle. Il constate que ses tuteurs ont dila­pi­dé son bien ou qu’ils se le sont appro­prié. Il réclame son dû. Les autres ergotent, résistent, tant et si bien qu’à la fin le peuple se fâche. On se met­trait en colère à moins.

Grève géné­rale, mobi­li­sa­tion, état de siège, arres­ta­tions, émeutes, conflits entre la troupe et les gré­vistes, etc., etc… Nous assis­te­rons à plu­sieurs répé­ti­tions avant la repré­sen­ta­tion de gala. On répè­te­ra pro­ba­ble­ment jusqu’à ce que le dénoue­ment soit au point.

Que sera ce dénoue­ment ? Quand on se livre à des anti­ci­pa­tions sur un tel sujet, il faut être pru­dent dans le choix des expressions.

Les gou­ver­ne­ments n’ont pas su pré­voir la guerre et, n’ayant pu l’empêcher, ils l’ont subie sans en cal­cu­ler les redou­tables consé­quences éco­no­miques. S’ils les ont aper­çues, ils n’ont en tout cas rien fait pour les évi­ter ou sim­ple­ment les atté­nuer. On, ne peut guère attendre d’eux qu’ils confessent leurs torts. Ils accu­se­ront plus volon­tiers la fata­li­té ; d’une manière géné­rale, et, en par­ti­cu­lier, les impa­tientes vic­times de leur impré­voyance ou de leur impuis­sance. À les entendre, ce n’est pas l’accumulation fan­tas­tique des fautes de toute nature, éco­no­miques, mili­taires, diplo­ma­tiques, de cette der­nière décade qui crée une situa­tion révo­lu­tion­naire, c’est l’entêtement de Cam­pa­naud ou l’intempérance de lan­gage de Ray­mond Lefebvre.

On ne trou­ve­ra pas, dans cette étude pure­ment objec­tive, les exci­ta­tions guet­tées par les magis­trats répu­bli­cains. J’estime qu’elles seraient, sous une plume aus­si peu auto­ri­sée, d’une mince effi­ca­ci­té à côté des pro­vo­ca­tions de la presse bour­geoise. M. Lazare Weiller pro­nonce une offen­sive vigou­reuse contre l’une des reven­di­ca­tions qui tiennent le plus au cœur de la classe ouvrière et l’Infor­ma­tion a le rare cou­rage d’arborer ce titre agres­sif : À bas les huit heures ! Il est per­mis de pen­ser, après cela, que Lefebvre a lais­sé échap­per une bien belle occa­sion de se taire. Quel besoin avait-il de défé­rer publi­que­ment M. Ray­mond Poin­ca­ré à la juri­dic­tion des Conseils de Guerre ? N’était-ce point, d’abord, leur don­ner une consé­cra­tion trop écla­tante et four­nir en outre au Par­quet un pré­texte bon mar­ché d’exercer son zèle ?

Nous nous devons à nous-mêmes, par mali­cieuse digni­té, de ban­nir de nos dis­cours et de nos écrits toutes ces vio­lences que les esprits dis­tin­gués condamnent avec rai­son, car elles sont l’indice d’un manque de goût into­lé­rable chez un peuple poli­cé, dis­po­sant d’une langue aus­si souple et claire que la nôtre.

À cet égard, les pour­suites diri­gées contre Lefebvre auront cer­tai­ne­ment l’approbation des gens du monde. Sans recher­cher spé­cia­le­ment leurs suf­frages, je ne vou­drais pas méri­ter leur mépris. Je me bor­ne­rai donc à leur annon­cer en termes mesu­rés, dans la limite où la liber­té d’écrire est com­pa­tible avec la modes­tie du style, que la Révo­lu­tion est en marche et que je n’y suis pour rien.

Ceux qui ont ache­vé leurs huma­ni­tés se for­me­ront une idée approxi­ma­tive de ce que cela signi­fie. Les autres le com­pren­dront quand ils seront en pré­sence du fait accompli.

Que personne ne bouge !

Il ne vien­drait à l’idée d’aucun homme rai­son­nable de mettre le feu au domaine parce que l’intendant était indé­li­cat. C’est pour­tant ce qu’ont fait les bolcheviks.

On repré­sente les Fran­çais comme un peuple spi­ri­tuel. C’est les calom­nier en fei­gnant d’ignorer que leur qua­li­té domi­nante est un incoer­cible bon sens. Jamais ce pays n’acceptera la dic­ta­ture léniniste.

Dans la période de tran­si­tion entre l’état de choses pas­sé et l’ordre futur, le pré­sent ne cesse pas d’exister. Le bon sens ordonne de ne arrê­ter la machine sociale pour rem­pla­cer les rouages usés par des organes nou­veaux. Le dan­ger contre-révo­lu­tion­naire sur­git dès que la vie éco­no­mique est para­ly­sée. On doit donc pro­cé­der pièce à pièce et mettre de l’huile aux bons endroits.

Pour­vu qu’on ne dérange pas trop brus­que­ment ses habi­tudes, la foule a une facul­té d’adaptation mer­veilleuse. Mais il lui faut le sen­ti­ment d’une totale sécu­ri­té. Moyen­nant quoi, le régime nou­veau aura le loi­sir de s’installer en uti­li­sant d’abord le méca­nisme exis­tant pour la pro­duc­tion et les échanges et le fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics. Les timides expé­riences du temps de guerre, et notam­ment celle des dépôts Mag­gi, ont mon­tré com­bien il serait aisé d’adapter le com­merce de détail aux entre­prises coopé­ra­tives sans bru­ta­li­ser le bou­clier, ni le boulanger.

La cir­cu­la­tion des tram­ways est un symp­tôme carac­té­ris­tique dans toute révo­lu­tion. Les dépêches des agences n’omettent pas de le men­tion­ner comme l’indice que la vie nor­male est réta­blie. Qu’aucune chau­dière n’éteigne ses feux, que l’éclairage public s’allume à l’heure dite, que les trains roulent, que les postes fonc­tionnent, que les halles soient appro­vi­sion­nées, que le mar­chand des quatre-sai­sons pousse son cri accou­tu­mé et le triomphe de la Révo­lu­tion est certain.

L’ordre lui-même, car il impor­te­ra de veiller à ce qu’il ne soit pas trou­blé par le bour­geois sub­ver­sif, conti­nue­ra d’être assu­ré an prix de quelques muta­tions dans le haut per­son­nel, par les mêmes fonc­tion­naires. On rem­pla­ce­ra peut-être le terme dis­cré­di­té de « flic » par celui plus conve­nable « d’homme de confiance », et les agents qui le pas­sèrent à tabac le 1er mai 1919, se met­tront au garde à vous et salue­ront  mili­tai­re­ment Jou­haux quand son taxi le dépo­se­ra rue Grange-aux-Belles.

Liquidation après inventaire

Quand on vou­dra orga­ni­ser la pro­duc­tion et les échanges, on se trou­ve­ra en pré­sence d’une situa­tion tel­le­ment embrouillée qu’il sera dif­fi­cile d’arranger les choses sans faire crier des tas de gens. Natu­rel­le­ment, ceux qui auront le plus cyni­que­ment joui du gâchis crie­ront le plus fort.

Le dogme de la concen­tra­tion capi­ta­liste per­dra de sa rigueur. C’est que le capi­ta­liste aven­ture rare­ment sa for­tune per­son­nelle ; il met en œuvre sur­tout les réserves de l’épargne publique. Le fait qu’on retrouve tou­jours les mêmes noms dans les Conseils d’administration des grandes socié­tés finan­cières et indus­trielles prouve seule­ment que leur ges­tion est concen­trée entre les mains d’un petit nombre d’individus qui en tirent de larges pro­fits avec l’argent des autres. Qu’une grosse entre­prise échoue, comme le Pana­ma, qu’un éta­blis­se­ment de cré­dit cesse de rem­bour­ser ses dépo­sants à gui­chet ouvert, comme l’ancien Comp­toir d’Escompte, qu’un État ne paie pas les arré­rages se ses emprunts, comme la Rus­sie, le désastre prend les pro­por­tions d’une cala­mi­té natio­nale et le gou­ver­ne­ment se croit obli­gé d’intervenir. Dénom­brez les por­teurs de fonds russes, les pauvres bougres rui­nés par le krach de l’Union Géné­rale, par Rochette ou par la Rente Via­gère, après nous repar­le­rons de la concen­tra­tion capitaliste.

Si ce phé­no­mène était réel, ou plu­tôt, — car il existe, en effet, de grosses for­tunes, — si à côté d’elles il n’y avait pas la foule innom­brable des petits pos­sé­dants, pro­prié­taires ter­riens, action­naires ou obli­ga­taires, l’expropriation du capi­ta­lisme serait com­mode en véri­té. En annon­çant le résul­tat de l’emprunt de la Vic­toire, M. Klotz tirait vani­té de ses trois mil­lions de sous­crip­teurs. Ils sont der­rière les mitrailleuses bra­quées contre la Révo­lu­tion. Le citoyen Loriot n’y attache pas d’importance, il a tort. Lénine et lui ne vien­dront pas à bout du pay­san fran­çais qui vend ses œufs 9 francs la dou­zaine et qui achète de la rente en reve­nant du mar­ché. Ce n’est pas M. de Roth­schild qui me tra­casse, c’est mon concierge avec son livret de caisse d’épargne.

On est bien obli­gé de conve­nir qu’on a lais­sé se créer et se for­ti­fier par l’usage, et se dif­fu­ser infi­ni­ment, un droit de pro­prié­té indi­vi­duelle du fonds social. Sans doute, la grande pro­prié­té peut sans incon­vé­nient être expro­priée par voie de réqui­si­tion, mais pour reve­nir au droit strict, pour rendre à la col­lec­ti­vi­té ce qui lui appar­tient, il est main­te­nant impos­sible d’en dépos­sé­der pure­ment et sim­ple­ment les actuels. déten­teurs sans com­mettre une injus­tice d’autant plus criante qu’elle serait davan­tage réper­cu­tée. Par contre, il serait légi­time, et plus faci­le­ment admis, de leur en recon­naître, dans des limites déter­mi­nées, l’usufruit leur vie durant. Ain­si la nue-pro­prié­té en revien­drait rapi­de­ment au fonds social dont elle n’aurait jamais dû être distraite.

Dividende est mort

Quelle opi­nion se fait-on, dans les milieux com­pé­tents, — j’entends les milieux révo­lu­tion­naires, — des moyens propres à assu­rer la pro­duc­tion et les échanges et le fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics, de manière à res­pec­ter le droit indi­vi­duel sans por­ter atteinte au droit collectif ?

Je ne pense pas qu’on puisse trou­ver des pré­ci­sions dans les théo­ries anar­chistes encore à l’état de spé­cu­la­tion pure. Ce sont les tra­vailleurs qui vont nous ren­sei­gner. Ils ont adap­té les idées à l’ordre des faits. Leurs syn­di­ca­listes ont for­gé l’outil révo­lu­tion­naire par excel­lence et leurs coopé­ra­teurs ont créé l’embryon de l’organisation sociale.

On conçoit que la pro­duc­tion et la répar­ti­tion des pro­duits et le fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics seront assu­rés par des grou­pe­ments de pro­duc­teurs et de consom­ma­teurs. Il n’y aurait pas grande dif­fi­cul­té à intro­duire dans les sta­tuts de ces grou­pe­ments cer­tains articles fon­da­men­taux, appli­cables à tous et obli­ga­toires, inter­di­sant pra­ti­que­ment la per­cep­tion d’un béné­fice et réser­vant les droits de la col­lec­ti­vi­té dans la pro­prié­té du fonds social.

Il est impos­sible de faire concor­der exac­te­ment le prix de répar­ti­tion et le prix de pro­duc­tion. Celui-ci n’a pas un carac­tère de fixi­té abso­lue. Théo­ri­que­ment éta­bli d’après des don­nées cer­taines, il reste sou­mis à des fluc­tua­tions dues des causes impré­vi­sibles. Aux élé­ments connus qui servent à le déter­mi­ner, s’ajoute donc une marge com­pen­sant l’insuffisance pro­bable de l’évaluation pre­mière. L’inventaire tota­lise les dif­fé­rences entre le prix de répar­ti­tion et le prix de pro­duc­tion réel : c’est le trop perçu.

Il semble dû en toute équi­té à l’acheteur. Ima­gi­nons sché­ma­ti­que­ment ceci : l’usine capi­ta­liste est deve­nue coopé­ra­tive de pro­duc­tion ; la coopé­ra­tive de consom­ma­tion s’y appro­vi­sionne, soit direc­te­ment, soit par le canal d’organismes cen­tra­li­sa­teurs, et répar­tit les pro­duits. Le trop per­çu, sui­vant le même che­min, serait donc fina­le­ment ris­tour­né au consom­ma­teur au pro­ra­ta de ses achats.

Nous ne nous dis­si­mu­lons pas que ce sys­tème n’est sédui­sant qu’en appa­rence. Sa géné­ra­li­sa­tion se heurte à des dif­fi­cul­tés qui en rendent le béné­fice illu­soire. Com­ment l’appliquerait-on au ticket de métro ?

Mais les contro­verses pas­sion­nées aux­quelles cette ques­tion a don­né lieu n’ont plus qu’un inté­rêt aca­dé­mique dans une orga­ni­sa­tion sociale à base coopé­ra­tive. Tou­te­fois, comme on ne sau­rait tolé­rer l’abandon du trop per­çu aux orga­nismes de pro­duc­tion et de répar­ti­tion, non plus qu’aux grou­pe­ments de tra­vailleurs assu­rant le fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics, c’est à la col­lec­ti­vi­té tout entière qu’il doit reve­nir, pour des affec­ta­tions d’intérêt général.

Vive le Franc !

« Lorsqu’il eut bien satis­fait son esto­mac, Don Qui­chotte prit une poi­gnée de glands et les consi­dé­rant atten­ti­ve­ment, il se mit à par­ler de la sorte : « Heu­reux âge et siècles heu­reux, ceux que les anciens nom­mèrent l’âge d’or, non parce que l’or, auquel on attache tant de prix en notre âge de fer, s’obtenait sans nul effort, mais parce que les hommes qui vivaient à cette époque for­tu­née igno­raient ces deux mots : « tien » et « mien ». En ce temps béni, toutes les choses étaient communes… »

Le dis­cours admi­rable de Don Qui­chotte aux che­vriers dont il par­ta­geait le fru­gal repas, me reve­nait à d’esprit en écou­tant la rela­tion du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire dans le Sud de la Rus­sie, qu’un cama­rade venu de là-bas nous fit récem­ment. Il mon­trait l’éclosion des Com­munes dans les pays arra­chés à Deni­kine par les bataillons de l’anarchiste Makh­no. Il eut été inté­res­sant au suprême degré de savoir com­ment elles s’administraient et com­ment s’y orga­ni­saient la pro­duc­tion et les échanges. Notre cama­rade ne put nous don­ner que des ren­sei­gne­ments très vagues. Nous apprîmes que dans cer­tains cas on y pra­ti­quait le troc, forme rudi­men­taire de l’échange tant de pouds de blé contre un pan­ta­lon. Mais j’ai bien rete­nu ceci, il y avait tou­jours évaluation.

Qu’à l’âge d’or toutes les choses fussent com­munes, cela tenait à leur abon­dance et à ce qu’elles ne néces­si­taient aucun effort. Don Qui­chotte nous dit que les hommes n’avaient qu’à lever la main pour cueillir aux branches des robustes chênes le gland doux qui consti­tuait leur ordi­naire ali­ment. Les claires fon­taines et les fleuves rapides leur offraient en abon­dance leurs eaux lim­pides et savou­reuses ; les dili­gentes et pré­voyantes abeilles aban­don­naient dans les fentes des rochers ou le creux des arbres, à qui la vou­lait prendre, sans inté­rêt aucun, la récolte de leur suave labeur. Les vigou­reux chênes-lièges se dépouillaient de leurs larges et légères écorces avec les­quelles on com­men­ça à cou­vrir les rus­tiques demeures bâties sur pilo­tis, édi­fiées uni­que­ment pour se défendre des inclé­mences du ciel. Alors, tout était paix, ami­tié, concordes. Et Don Qui­chotte ajoute : « Le lourd soc de l’araire ne s’était pas encore hasar­dé à fouiller les pieuses entrailles de notre pre­mière mère, qui, sans y être contrainte, offrait aux fils qui la pos­sé­daient alors, sur toute l’étendue de son sein fer­tile et spa­cieux, ce qui les pou­vait ras­sa­sier, sus­ten­ter et réjouir. »

Ces paroles ont un sens pro­fond dont il sied de ne point rica­ner. L’outil crée­ra à nou­veau l’abondance en aug­men­tant le ren­de­ment au prix d’un moindre effort. Il ache­mine l’humanité vers une forme supé­rieure de civi­li­sa­tion et la libère en lui don­nant des loi­sirs. Mais en atten­dant que l’âge d’or, agréable fic­tion, devienne réa­li­té, tant que les hommes pei­ne­ront pour vivre, ils éva­lue­ront leur labeur.

Je ne sai­sis pas com­ment la sup­pres­sion de l’argent faci­li­te­rait cette évaluation.

Les anar­chistes lui ont voué une haine tenace. Il sym­bo­lise à leurs yeux la cor­rup­tion de la socié­té bour­geoise et l’exploitation de l’homme par l’homme. Le désir de sa pos­ses­sion a dépla­cé le centre de gra­vi­té de l’humanité, tout tourne autour de l’argent. Par lui, tout s’achète et se rend, l’intelligence, l’âme, le corps. À son contact empoi­son­né, la ver­tu se fane, le vice s’épanouit. Il est cruel, cynique, impu­dent. La bêtise, la vani­té, l’égoïsme, la ruse, l’envie, lui font cor­tège et le crime pré­cède ou suit son char.

Il n’est que trop vrai

Mais que le béné­fice, pré­lè­ve­ment mons­trueux du capi­tal sur le tra­vail, soit abo­li, l’accumulation de l’argent, valeur repré­sen­ta­tive du tra­vail, devient impos­sible, puisqu’il ne peut plus rému­né­rer autre chose que du tra­vail, selon sa qua­li­té, sa dif­fi­cul­té, sa durée ou son uti­li­té, et que le tra­vail est limi­té par les pos­si­bi­li­tés de chaque indi­vi­du et les besoins, réels ou sup­po­sés, de la collectivité.

J’avertis les contemp­teurs de l’argent que le pro­cès qu’ils lui font, ils l’ont per­du d’avance : ils ne pros­cri­ront pas le franc, uni­té de valeur, de notre sys­tème métrique. Ce n’est pas l’argent le cou­pable, c’est le divi­dende, et la condam­na­tion de celui-ci réha­bi­lite auto­ma­ti­que­ment celui-là. J’ose même affir­mer que cet ingé­nieux tru­che­ment du génie humain, rame­nant à un éta­lon unique l’évaluation des acti­vi­tés diver­si­fiées, concré­tise l’idée de jus­tice dans les rap­ports économiques.

Le Travail rémunéré

La Socié­té que nous vou­lons ins­tau­rer ne tolère aucune forme de para­si­tisme. Pour vivre, il faut tra­vailler : Sciences, Arts, Métiers, ce n’est plus le capi­tal, mais le Tra­vail qui vous dicte sa loi.

Com­ment s’imposera-t-elle à tous, savants, artistes, pro­fes­seurs, méde­cins, ingé­nieurs, ouvriers de l’usine et des champs, employés, fonc­tion­naires ? Par la rému­né­ra­tion libre­ment éta­blie et non par l’odieux salaire imposé.

Dans chaque pro­fes­sion, cette rému­né­ra­tion sera étu­diée par les grou­pe­ments inté­res­sés. Ils en déter­mi­ne­ront le mini­mum sui­vant les néces­si­tés et l’échelle sui­vant les apti­tudes. Dis­cus­sions au grand jour des Congrès où le consom­ma­teur sau­ra faire entendre sa voix.

Je ne crois pas à la trans­for­ma­tion des Syn­di­cats en orga­nismes pro­duc­teurs. Le pro­jet de loi qui leur donne la capa­ci­té civile veut être une habile roue­rie, c’est une niai­se­rie. La fonc­tion syn­di­cale est essen­tiel­le­ment défen­sive et édu­ca­tive. Elle s’exercera dans la paix quand le Syn­di­cat n’aura plus à dis­cu­ter avec le Patro­nat hos­tile, mais elle sub­sis­te­ra. Sur­tout au len­de­main de la Révo­lu­tion, alors qu’on ne pour­ra espé­rer que d’elle l’unité d’organisation du travail.

Régle­men­ter d’en haut, par voie de décrets, une telle orga­ni­sa­tion, vaste, com­plexe, mou­vante, est à pro­pre­ment par­ler pure démence. Les métiers, les pro­fes­sions, naissent, se déve­loppent et meurent selon l’évolution des tech­niques. Les besoins n’ont pas chan­gé depuis les pre­miers âges de l’humanité, aus­si bien dans le domaine maté­riel qu’intellectuel, ils se sont mul­ti­pliés avec les indi­vi­dus et croissent à mesure que se per­fec­tionnent les moyens de les satis­faire. Voi­là l’explication du pro­grès humain. C’est l’obligation de nour­rir, de vêtir, d’abriter, d’éduquer, de dis­traire un nombre d’hommes sans cesse accru, qui tient en éveil leur ingé­nio­si­té et leur fait exer­cer dans tous les sens l’instinct de curio­si­té dont ils sont doués. Ain­si, le pro­grès nié par les pes­si­mistes existe-t-il réel­le­ment et, n’en déplaise à ces esprits cha­grins, l’eau qui coule sur mon évier et l’ampoule élec­trique à la clar­té de laquelle j’écris, consti­tuent bien un progrès.

Le rôle du Syn­di­cat est de le suivre pas à pas et de veiller à ce que les tra­vailleurs qui le créent n’en soient pas frus­trés. Et par tra­vailleurs, il faut dési­gner tous ceux qui œuvrent de leurs bras ou de leur cer­veau, et moi-même, scribe conscien­cieux, qui me récu­se­rais si je devais labou­rer un champ on manier un outil, n’y étant guère apte.

Voi­là pour les métiers uti­li­taires et les recherches de la science pure à qui la Révo­lu­tion pro­pose un ave­nir magni­fique dans les Centres d’études et les labo­ra­toires de ses Ser­vices sociaux.

Res­tent les pro­duc­tions de l’esprit.

Ali­ment intel­lec­tuel indis­pen­sable après la nour­ri­ture du corps, et dont tant d’hommes sont encore sevrés, l’œuvre d’art, lit­té­raire, musi­cale, plas­tique, est per­son­nelle et la déter­mi­na­tion de sa valeur échappe à toute règle.

Qui donc fixe­ra le prix clés œuvres d’art ? Les artistes.

Ils ne recon­naî­tront plus, tout d’abord, leurs habi­tuels clients. Les ama­teurs capables de payer l’Ange­lus 800.000 francs devien­dront introu­vables, Chau­chard étant mort et défi­ni­ti­ve­ment enter­ré ; Millet, qui vécut dans une pau­vre­té rela­tive, ne l’a d’ailleurs pas connu. En outre, il n’est pas abso­lu­ment indis­pen­sable au bon­heur de l’humanité que M. Matisse, s’avisât-il de cou­vrir davan­tage ses toiles, les fac­ture dans les trente mille après s’être offert gra­tui­te­ment la joie maligne de les peindre. La Révo­lu­tion éten­dra la clien­tèle et démo­cra­ti­se­ra les prix, car Mécène sera peut-être che­mi­not ou méca­ni­cien ajus­teur, mais les artistes lais­se­ront à la Pos­té­ri­té le soin de tari­fer leur gloire et ils s’adapteront par­fai­te­ment aux nou­velles condi­tions sociales. L’art n’y per­dra rien, bien au contraire. Il ne sera pas inter­dit à M. Hen­ri Bataille de chan­ger de métier. M. Pierre Decour­celle sera contre­maître dans un ate­lier coopé­ra­tif de roman ciné­ma où tout le monde gagne­ra hono­ra­ble­ment sa vie et M. Saint-Saëns rédui­ra de lui-même ses droits d’auteur pour mieux concur­ren­cer Wagner.

(À suivre.)

[/​Auguste Ber­trand./​]

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