La Presse Anarchiste

Voudra-t-on nous comprendre ?

Au nom de la Revue, j’ai envoyé une cir­cu­laire à tous ceux de nos abon­nés habi­tant une loca­li­té que nous pen­sions pou­voir être assez impor­tante pour « recé­ler » au moins deux ou trois camarades.

J’ai le regret de dire que, à part trois ou quatre réponses, néga­tives du reste, per­sonne ne s’est déran­gé pour nous dire ce qu’il en pen­sait. La ques­tion, cepen­dant, valait que l’on s’en occu­pât. Je lais­se­rai de côté la vente de la Revue. On peut nous répondre que c’est à ceux qui l’ont mise au monde, sans qu’on les eu priât, de se débrouiller.

Ça n’est pas tout à fait vrai. La Revue, si elle est et doit res­ter l’œuvre de ceux qui la font, elle est, avant tout, une œuvre de pro­pa­gande qui doit inté­res­ser tous ceux qui par­tagent les idées qu’elle défend. Et nous ne sau­rions trop le répé­ter, si les cama­rades pensent que la Revue fait de la pro­pa­gande, qu’il y ait quelque uti­li­té qu’elle vive, ils doivent nous aider à la répandre.

Mais ce n’est pas ce point que je veux dis­cu­ter. Comme je le notais dans la cir­cu­laire, la ques­tion de grou­pe­ment dépas­sait la ques­tion de bou­tique. L’aide la Revue ne devait être qu’un pre­mier pas pour aller plus loin, et faire mieux.

J’écrivais :

« Notre espoir est que ces groupes gran­di­ront, et se déve­lop­pe­ront de façon à pou­voir, un jour, se mêler aux mani­fes­ta­tions de la vie jour­na­lière, per­met­tant aux anar­chistes de prendre la place qui leur revient dans l’éducation de l’opinion publique. »

Rien que ce pas­sage, à mon avis, aurait dû atti­rer l’attention des cama­rades, et les ame­ner à étu­dier si, vrai­ment, il était tout à fait impos­sible de ten­ter d’organiser, sinon des grou­pe­ments défi­ni­tifs, du moins d’essayer d’en jeter les bases. J’aurais pré­fé­ré des engueu­lades à un mutisme pareil.

Allons-nous retom­ber dans la même iner­tie qu’avant la guerre, quand les gens allon­geaient leur pièce de cinq sous, de cent sous, de dix francs, et plus, selon leurs moyens ou leur géné­ro­si­té, mais croyant avoir fait tout ce qu’ils pou­vaient par ce geste ?

Sans doute, si les T.N. ont pu tenir pen­dant plus de trente ans, si on englobe la période du Révol­té et de la Révolte, c’est que ce concours finan­cier et dés­in­té­res­sé des cama­rades ne leur man­qua jamais. Nous serions donc mal venus de récriminer.

Cepen­dant, il faut oser le dire, lorsqu’on, pré­tend avoir des idées, que l’on pense qu’il est urgent de les faire connaître, de les pro­pa­ger, il n’est pas suf­fi­sant de payer pour cette pro­pa­gande. Il est des choses que l’argent ne peut rem­pla­cer, il faut savoir se remuer lorsque c’est néces­saire, et tâcher de mettre en pra­tique — dans la mesure que nous le per­met l’état social actuel, bien enten­du — quelques-unes des idées que l’on pré­tend professer.

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De notre côté, avons-nous fait tout ce qui était néces­saire pour don­ner plus de vie au mou­ve­ment ?? — Non. Mais notre excuse est que, absor­bés par le sou­ci constant de la lutte jour­na­lière, par la course au billet de 50 ou de 100 francs qui, régu­liè­re­ment, chaque semaine, ou à peu près, man­quait pour faire sor­tir le numé­ro, toute l’attention et l’énergie de la demi-dou­zaine que nous étions, s’usait dans cette lutte constam­ment renou­ve­lée, ne lais­sant place à aucune autre besogne.

D’autre part, ceux qui, en dehors, essayèrent d’organiser ces grou­pe­ments dont nous sen­tions la néces­si­té, sans pou­voir nous en occu­per, ne les voyaient que sur le plan des orga­ni­sa­tions cen­tra­listes, ce qui était un dan­ger. Nous eûmes à les com­battre, en ayant soin d’indiquer notre façon de com­prendre l’organisation répon­dant — il y a cinq ans j’aurais dit : — à notre « besoin » d’initiative. Aujourd’hui, je me conten­te­rai de dire : à nos décla­ma­tions sur l’initiative.

Ces pro­jets de cen­tra­li­sa­tion tom­bèrent à plat, mais les idées d’organisation émises par notre groupe ne furent pas davan­tage com­prises. Et les anar­chistes res­tèrent tou­jours une pous­sière d’aspirations.

C’est pour­quoi la situa­tion révo­lu­tion­naire créée par l’agression alle­mande nous trou­va impuis­sants à faire quoi que ce soit pour agir sur l’opinion publique. Et les anar­chistes, effa­rés, la plu­part s’en tenant aux for­mules, tirèrent les uns à hue ! les autres à dia ! et sont res­tés plus désor­ga­ni­sés, plus épar­pillés, plus impuis­sants que jamais. Nous en sommes reve­nus à la période dû « demi-quar­te­ron ». Toute notre pro­pa­gande est à reprendre.

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Aujourd’hui, l’expérience nous a démon­tré le côté faible de notre pro­pa­gande ; aujourd’hui, l’exemple des révo­lu­tions russe, hon­groise, nous a démon­tré, ce que nous savions théo­ri­que­ment déjà, qu’une révo­lu­tion sociale ne peut réus­sir que si elle apporte avec elle une orga­ni­sa­tion éco­no­mique sor­tie, du peuple ; et non en por­tant au pou­voir, à la dic­ta­ture, des hommes qui, quelles que soient leurs bonnes inten­tions, quelle que soit leur valeur, res­te­ront tou­jours impuis­sants à réa­li­ser ce que la masse révo­lu­tion­naire n’aura pas su réa­li­ser elle-même.

C’est pour parer à ce côté faible de notre pro­pa­gande qu’à côté de la pro­pa­gande théo­rique de la Revue, nous aurions vou­lu y ajou­ter la pro­pa­gande pra­tique, essayer un com­men­ce­ment d’organisation qui, par la suite, aurait pu vivre sa propre vie, mener sa propre propagande.

Mais en disant que nous n’avons pas reçu d’autres réponses que les trois ou quatre néga­tives en ques­tion, je me trompe, un de nos anciens abon­nés m’a écrit, je ne dirais pas une lettre d’engueulades, mais un réqui­si­toire de toutes mes fautes :

« D’avoir, anar­chiste, cru à la guerre, à la défense, d’avoir écrit contre les bol­che­vistes », etc…

Cru à la guerre ! — Non. Mon opi­nion, n’a pas varié là-des­sus. La guerre est tou­jours détes­table. Mais j’ai cru que devant le péril alle­mand, puisque inca­pables d’empêcher la guerre, il ne res­tait aux peuples mena­cés qu’à se défendre, oui : c’est encore mon opi­nion, quelles que soient les dés­illu­sions que nous aient appor­tées, les clauses de la paix.

Écrit « contre » les bol­che­vistes, non. Écrit que leurs méthodes ne sont pas les nôtres, que, comme révo­lu­tion véri­ta­ble­ment éco­no­mique leur révo­lu­tion est ratée, oui. Nous ne savons pas beau­coup sur eux, mais ce que nous savons nous auto­rise à tirer cette conclusion.

Mais ces reproches, ne consti­tuent qu’un détail. Le plus grave est ce que mon cor­res­pon­dant ajoute, vu que ce n’est pas un état d’esprit qui lui est par­ti­cu­lier, mais semble s’être abat­tu sur nombre de nos cama­rades, sur les braillards, ce qui n’a pas la moindre impor­tance, mais aus­si sur des cama­rades que, jusqu’ici, j’avais cru très pondérés

Il ajoute : « Pour moi, je suis atte­lé avec les socia­listes, les syn­di­ca­listes, les coopé­ra­teurs, avec le diable, je jugeais néces­saire, utile sa col­la­bo­ra­tion. Avec tous les fonds dont je dis­pose, je sou­tiens, à Alger, le jour­nal socia­liste, Demain. Et je crois que c’est le seul tra­vail néces­saire : décras­ser les cer­veaux en leur par­lant le lan­gage qu’ils com­prennent ; être tout prêt le jour de la Révo­lu­tion. Quant à l’organisation future, le jour  d’un mou­ve­ment, elle sera toute prête. Nous sommes des vieux. Regarde les jeunes. Exa­mine le peu de foi qu’ils ont, dans le pas­sé, et tu ver­ras qu’ils feront table rase, et qu’ils seront tout prêts à prendre la succession… »

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Cette lettre nous démontre com­ment on se berce faci­le­ment avec des phrases toutes  faite. Et que, pour beau­coup, l’enseignement des faits est une leçon perdue.

Ce sont les mêmes phrases, les mêmes affir­ma­tions qui, il y a qua­rante ans, accueillaient ceux qui vou­laient dis­cu­ter ce qui serait à faire — ou pos­sible de faire — en temps de révolution.

« Démo­lis­sons ! et l’organisation sor­ti­ra toute prête au jour de la Révolution » !

Et une situa­tion révo­lu­tion­naire est sur­gie tout à coup ; les anar­chistes n’ont su  que faire devant les évé­ne­ments, se conten­tant de rabâ­cher de vieilles for­mules qui, devant les évé­ne­ments à résoudre, n’avaient qu’un tort, mais suf­fi­sant : celui de ne pas avoir pré­vu ceux-ci.

« L’organisation future ? Elle sera prête le jour d’un mou­ve­ment » ! Et c’est ce qui, sous nos yeux, a man­qué aux révo­lu­tions qui se tentent, ou se sont ten­té, en Rus­sie, en Hon­grie, en Alle­magne. Quand et aurons-nous fini de prendre nos espoirs pour des réalités ?

« Nous devons nous unir avec les socia­listes, les syn­di­ca­listes, avec le diable si son concours peut nous être utile. »

Avec le diable ! c’est peut-être aller un peu loin. Lais­sons le diable de côté. Mais il y a des alliances qui ne se font pas. C’est bien mon avis que les anar­chistes ne doivent pas s’entêter à vou­loir, seuls, trans­for­mer la socié­té. Il est temps qu’ils com­prennent qu’il n’y arri­ve­ront qu’en l’attaquant en détail, et en tâchant de réunir sur cer­tains points judi­cieu­se­ment choi­sis tous ceux qui veulent la dis­pa­ri­tion ou la trans­for­ma­tion des abus pris comme points d’attaque.

J’ai ten­té, sans suc­cès, d’expliquer cela bien avant, la guerre. Aujourd’hui que les faits m’ont don­né rai­son, je vais ten­ter, de le reprendre.

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Nous devons nous asso­cier avec ceux qui veulent une trans­for­ma­tion sociale, c’est enten­du. Mais il y a, cepen­dant, la manière. Celle du cama­rade signa­taire de la lettre n’est pas la bonne. Sa manière est celle du déser­teur qui passe, armes et bagages, à l’ennemi. Ce n’est pas une méthode capable d’assurer le triomphe des idées que l’on  pré­tend professer.

Si un pro­gramme de réfor­ma­tion sociale est assez vague, assez neutre pour avoir l’air de récla­mer beau­coup, mais, en réa­li­té, ne signi­fié rien faute de pré­ci­sion, il ne pour­ra ras­sem­bler assez d’adhérents qu’à condi­tion de ne jamais ten­ter de rien réa­li­ser de ce pro­gramme. Du jour où il vou­drait pas­ser aux réa­li­sa­tions, ça serait la guerre dans son sein.

Ce n’est pas à des par­tis que nous devons nous asso­cier, mais aux indi­vi­dus qui, je le répète, pensent abso­lu­ment comme nous sur tel point bien défini.

Il peut y avoir autant de grou­pe­ments, autant d’associations qu’il se trouve d’idées à réa­li­ser, chaque groupe pour­ra, ain­si, mener la cam­pagne qu’il a choi­sie. Rien ne dit que, en cours de route, ils n’aient pas l’occasion de prê­ter la main.

Voi­là com­ment je com­prends l’association avec ceux qui, sans pen­ser, comme nous sur toutes choses, ont, cepen­dant, des points sur les­quels nous pou­vons nous entendre.

Et lorsque, dans toutes les direc­tions de l’activité humaine, se seront créés des groupes capables de faire face aux besoins sociaux en période révo­lu­tion­naire, nous pour­rons alors espé­rer de voir, enfin, sur­gir une vraie révo­lu­tion sociale.

C’est une idée à déve­lop­per. Je tâche­rai de le faire dans de pro­chains articles.

[/​J. Grave./​]

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