Mais dès septembre 1936, la C.N.T. rentre dans la Généralité de Catalogne, puis dans le conseil économique, et en octobre la suppression du comité central des milices préfigure la militarisation de la révolution.
Le débat est donc ouvert dès le début, quand le comité anarcho-syndicaliste devenu vite comité Espagne libre se transforme en novembre 1936 en S.I.A, (Solidarité Internationale Antifasciste) mais sans la participation de la F.A.F. ni de la C.G.T.S.R. ; en effet, la F.A.F. (avec Voline et Prudhommeaux) refuse la conception « inconditionnaliste » de l’U.A. qui dit : « toute critique tendant à affaiblir la solidarité avec la C.N.T.-F.A.I. est à bannir de nos rangs ».
Les questions que soulève la politique de la C.N.T.-F.A.I., et que se posent la quasi-totalité des militants français (y compris ceux de l’U.A.), le courant représenté par la F.A.F. veut les poser ouvertement et dès maintenant. Ces positions critiques seront exprimées dans les journaux suivants : « L’Espagne Antifasciste » et « L’Espagne Nouvelle ».
Au congrès de l’A.I.T. de 1937, toutes les délégations feront des réserves quant à la participation de la C.N.T.-F.A.I. au gouvernement ; comme exemple de critique remarquablement développé, tout le monde connaît le texte de Camillo Bernéri « Guerre de classes en Espagne ». En même temps, Sébastien Faure, de l’Union Anarchiste, commence à développer une position critique lui aussi.
Pourquoi ce rappel historique ?
Non pour critiquer une nouvelle fois les « camarades participationnistes » de la C.N.T. et pour proclamer une nouvelle fois l’évidence qu’il ne peut (qu’il ne devrait) y avoir d’anarchistes dans un gouvernement (pas plus que dans toute forme institutionnalisée de pouvoir). La quasi-totalité du mouvement international a fait la critique de cette période, et de toutes les façons le problème ne se pose pas : la C.N.T. n’est pas assez forte pour prétendre entrer dans un gouvernement.
Par contre, ce qui est actuel c’est le rapport qu’un mouvement développe avec un autre mouvement, rapport de solidarité, de soutien, de critique, de fraternité et autres petits problèmes souvent épineux.
La seule position que nous puissions défendre est justement celle de la F.A.F. En 1936 : droit de critique sur tout et tout de suite.
Cela n’est pas seulement valable pour le problème espagnol, mais devient un principe de base dans toute la discussion sur le problème organisationnel.
Ce droit de critique, nous l’entendons justement comme le meilleur moyen (en plus de la solidarité concrète et matérielle) d’aider des camarades, comme le moyen le plus efficace, bien plus que le silence ou l’attentisme.
Ce ne sont pas les critiques, les droits de tendance, les débats, les divisions et même les scissions qui affaiblissent un mouvement (car on ne peut les éviter et tant mieux) mais au contraire l’inconditionnalité, le mythe de l’unité, la volonté de présenter une façade unie à l’extérieur.
L’étude et la critique du centralisme démocratique nous ont appris qu’un mouvement ne se renforce pas quand sa minorité se tait, pour la bonne raison qu’elle ne se tait jamais sauf par la force. Quand dans une organisation une minorité n’est pas d’accord avec les décisions d’un congrès soit dans la réalité elle scissionne soit elle tente de renverser la majorité (et s’y épuise souvent au lieu de tester sa propre ligne de manière autonome et en pouvant garder de bonnes relations avec le reste du mouvement) et en tout cas elle n’applique pas vraiment les décisions votées à la majorité. Ce système affaiblit donc le mouvement. L’unité d’action, l’unité idéologique, la responsabilité collective sont des mythes auxquels se sont heurtés avec un masochisme effroyable les bolcheviques et certains anars avec à la clé des échecs beaucoup plus conséquents que ceux issus de la maladie anti-organisationnelle des anarchistes (prétendue maladie et prétendument « anti-organisationnelle ») [[On lira avec profit d’abord la Plateforrne des anarchistes russes (dite d’Archinof) publiée par l’ORA, et surtout les différentes réponses qui lui ont été faites dont celle de Malatesta publiée par la F.A. (3, rue Ternaux).]].
C’est dans cet esprit que je me propose d’avancer un certain nombre de positions sur le problème organisationnel, en prenant comme objet concret la reconstruction de la C.N.T. en Espagne et plus particulièrement en partant de l’article paru dans le numéro 5 de la « La Lanterne Noire ».
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Cet article ne peut laisser personne indifférent ; il comblera d’aise les uns et fera hurler les autres et sur chaque problème soulevé il est certain que des « camps se formeront » et que nous n’en sommes qu’au début du débat (dont les termes ont déjà été posés dans leurs grandes lignes il y a longtemps, nous le verrons).
Quoi qu’il en soit, il serait souhaitable que ce débat fondamental puisse avoir lieu de la manière la plus ouverte possible (je veux dire sans que l’exclusion, le mépris, l’ignorance, la dénonciation, soit la forme dominante) en même temps qu’il ne doit sacrifier aucun aspect de la position de chacun (je veux dire que le débat public et contradictoire est une manifestation de la force du mouvement anarchiste et non de sa faiblesse).
Cet article, ainsi qu’un certain nombre d’autres parus dans « Informations rassemblées à Lyon », dans le « Monde libertaire » et d’autres journaux (même bourgeois) montre assez clairement deux choses :
- le mouvement anarchiste est en passe de devenir un pôle non négligeable de la vie politique espagnole, et « sans tomber dans un triomphalisme de bas étage » probablement presque aussi puissant que les courants « gauchistes » réunis ;
- le mouvement qui est en train de naître tend à s’affranchir de deux maladies qui le paralysaient : l’immobilisme de la plus grande partie du mouvement en exil d’un côté, et de l’autre le fractionnement en de multiples petits groupes, souvent sectaires et « ultra gauchistes », bien souvent concurrentiels entre eux.
Le problème que je voudrais poser ici est le suivant : la nouvelle C.N.T. parviendra-t-elle à échapper à cette autre maladie congénitale et partagée par bien des organisations : une incapacité de définir ses rapports avec ce qui lui est extérieur autrement que comme une menace pour elle-même ; car cette menace est le signe que l’organisation est devenu un but en soi et non plus un moyen pour réaliser un objectif défini. C’est pour ces raisons que bien des organisations, y compris anarchistes, ont de meilleurs rapports avec ceux qui leur sont relativement éloignés, et qui donc ne les concurrencent pas (c’est ce qui donne lieu à la collaboration de classe et au frontisme) qu’avec des camarades plus proches, organisés ou non.
Ainsi, il me semble déceler dans l’article une légère tendance à considérer que ce qui se situe en dehors de la problématique de la reconstruction de la C.N.T. se trouverait en dehors du mouvement anarchiste, en dehors du mouvement révolutionnaire ; bien sûr, cela n’est pas dit, et il est probable que les camarades ne le pensent même pas comme tel.
Mais enfin nous pouvons lire que :
Page 12, Freddy tend à montrer que le dernier courant cité dans le panorama des tendances libertaires en Espagne se « montre particulièrement réticent à toute tentative de coordination avec les autres groupes libertaires, surtout les anarcho-syndicalistes » parce qu’il serait « vaguement marxiste libertaire », sectaire, plus ultra gauche que libertaire, etc., ces dernières caractéristiques, vaguement méprisantes (mais la ligne de la C.N.T. peut-elle être dans la période actuelle autre chose que vague ?) sont peut-être exactes, mais on ne peut les relier comme une relation de cause à effet au refus de se coordonner aux anarcho-syndicalistes. Il existe trop d’arguments sérieux et à discuter pour ne pas prendre cette réticence en considération, même si dans le même temps on appuie les camarades qui tentent de reconstruire la C.N.T.
Le groupe « Autonomia Proletaria » qui serait un groupe extrêmement minoritaire refusant tout contact avec les militants anarcho-syndicalistes, se voit affublé du sobriquet de « vaguement conseilliste ». Pourquoi nous faire croire que ce refus de contact est lié à la « confusion » ? Ces camarades ont peut-être tort, mais rien ne prouve plus de confusion qu’ailleurs ; qui peut en outre prétendre en être exempt ; et puis, la C.N.T. à reconstruire est peut-être aussi le fruit de toutes les confusions qui l’ont précédées (dont certaines positives) de tous ces petits groupes qui se sont faits et défaits, sans cohérence apparente ni recherchée, mais tentant d’échapper au double carcan de la répression fasciste et du « paternalisme » immobiliste de la C.N.T. officielle !
Et puis, camarades, ne faites pas d’allusions péjoratives sur le caractère minoritaire d’un groupe, d’une tendance, d’une idée ! On est toujours le minoritaire de quelqu’un (la C.N.T. aussi, nous le savons bien) ; nous critiquons une action, une ligne politique, non pas parce qu’elle est minoritaire mais parce que nous la jugeons contraire au but que nous poursuivons !
Ne reproduisons pas à demi-mot une logique qui, si la C.N.T. se renforce, risque d’être celle du P.C. avec les groupuscules.
Par ailleurs, l’article que nous discutons ici montre avec une très grande clarté que si maintenant un projet organisationnel a pu voir le jour c’est grâce au foisonnement de tous les groupes qui ont refusé à un moment donné de s’affilier aux « forces mères » existantes, de la C.N.T. en exil au P.C. ; des groupes de ce genre, il y en aura toujours, et ils représentent une réalité qu’il serait vain de nier ou de vouloir réduire par le mépris, ou l’ignorance de celui qui possède la force de la vérité. Au contraire, pour peu qu’ils ne soient pas composés de gens ayant déjà un pied dans l’intelligentsia ou dans la bourgeoisie (et pour qui les critiques négatives ne sont qu’un moyen de conserver privilège et domination), ils représentent toujours un aspect positif, celui d’une critique possible aux organisations (dont on sait le danger qu’elles présentent), celui d’une vigilance nécessaire, non pas organisée sous la forme d’un parti doctrinal comme la F.A.I., mais comme un thermomètre diffus de ce qu’est en train de devenir l’organisation.
Car comme le dit l’article p. 15 :
« … rejetant tout dogmatisme, il s’agit de comprendre que la lutte de classe n’est qu’un aspect, fondamental il est vrai, de la lutte contre l’oppression capitaliste et étatique. La lutte des femmes, des jeunes, des minorités ethniques, le combat antimilitarisme, la lutte écologique, font également partie de cette stratégie globale… »
Mais dire ensuite que « … cette activité multiforme n’est cependant possible que si le mouvement renouant avec sa tradition de masse, dispose d’une organisation de classe suffisamment forte et structurée pour intervenir sur la réalité des luttes… », est à mon sens abusif. Car en France, par exemple, cette activité multiforme existe bien réellement sans qu’il existe une organisation de classe forte et structurée ; il me semble que l’on devrait plutôt dire que ces activités multiformes ne donnent pas le plein de leurs possibilités si elles ne s’imbriquent pas dans un mouvement plus large, sur des positions de classe, se donnant des structures d’organisation, de façon à éviter le réformisme lié aux luttes parcellaires, cette sorte de syndicalisme de secteur a l’image de la situation française (syndicat de la magistrature, M.L.A.C., M.L.F., médecins…).
En fait, ce qui serait inquiétant, c’est que la totalité du mouvement libertaire se retrouve dans un seul pôle de regroupement ; il faut souhaiter que les camarades qui œuvrent à la reconstruction de la C.N.T. puissent garder les yeux ouverts envers ceux qui les critiquent ou les refusent, ou simplement attendent.
Répression, provocation et juste ligne
Page 11 il est écrit : « une des conséquences directes de l’assassinat de Puig Antich se vérifie dans la recrudescence des groupes prônant la lutte armée. Le sentiment d’impuissance devant la barbarie, le désespoir et la monstruosité de la répression provoquent chez certains groupes ou individus une espèce de fascination de la violence, individuelle ou collective ; cette inclinaison irraisonnée et sentimentale vers la lutte armée justicière aura même tendance à atteindre des proportions inquiétantes.
« L’enlèvement en mai 1974 du banquier Suarez par le GARI précipite les choses. La solidarité policière ne tarde pas en effet à se manifester. Plusieurs militants anarcho-syndicalistes de Barcelone sont immédiatement inquiétés. »
Croyez-vous réellement qu’il n’y ait rien de « sentimental » dans la construction de la C.N.T. et qu’il ne s’agit à 100 % que de « réfléchi » et de « rationnel » ? Heureusement que non !
On peut critiquer les « tendances irraisonnées à la violence » et à la « lutte armée justiciaire », mais pas en opposant plus ou moins à cela la tranquillité de l’Organisation, ou du moins le travail sérieux et réfléchi. Car il n’est pas vrai que l’un gêne l’autre, sinon dans la tête de ceux qui trouvent ainsi une explication facile à leurs échecs ou à leurs difficultés. N’oublions pas que c’est a posteriori que l’on peut généralement juger de l’efficacité ou même de l’importance d’un mouvement. Comment est né le mouvement anarcho-syndicaliste en Espagne dans les années 20 sinon aussi par des coups de mains justiciers. Soyons sûrs que dans quelques dizaines d’années, si le mouvement anarchiste continue de progresser (ou même s’il a disparu parce que la révolution est faite !) les GARI, le MIL apparaîtront au même titre que bien des groupes comme des artisans de ce renouveau.
Qui décide quand et comment la lutte armée peut-elle commencer ? On peut, je pense, critiquer ceux qui la pratiquent à un moment donné (surtout bien entendu quand elle se veut la future armée rouge ou d’avant-garde, ce qui n’est pas ici le cas) mais on ne peut prétendre qu’ils font le jeu du pouvoir et les exclure ainsi.
Le premier piège de l’idéologie bourgeoise c’est croire que pour une même cause il n’y a qu’une seule voie. La C.N.T. officielle ne s’est pas privée de pratiquer la même exclusive il n’y a pas si longtemps à l’égard de la F.I.J.L. ou du groupe 1er Mai, qui sont pourtant au même titre que le M.I.L. ou d’autres groupes non armés, une des composantes du renouveau de la C.N.T. et du mouvement libertaire. Si des camarades pensent qu’il faut continuer dans la voie des actions critiquées plus haut, ce n’est pas la logique de l’organisation reconstruite qui doit les en empêcher. N’ayons pas la mémoire courte et soyons bien persuadés que la future C.N.T. sera considérée par les Staliniens comme irresponsable et même composée d’agents provocateurs. Car c’est bien là que les partis et la bourgeoisie ont la même façon de voir, à savoir, expliquer l’histoire ou un morceau d’histoire par une action individuelle ou par un fait divers ! La provocation la plus efficace c’est celle qui nous fait intégrer ce concept au point d’avoir une vision policière de l’histoire, et qui nous fait voir dans un proche utilisant une autre voie un ennemi payé par le pouvoir. C’est là la vrai provocation, la plus dangereuse en tout cas ; les autres — celles dont il est parlé le plus souvent — il faut s’en méfier, bien sûr, tenter de les écarter, mais bien comprendre que ce ne sont pas elles qui modifient réellement le sens de l’histoire… ou d’une lutte. Une action peut faire arrêter des camarades étrangers à cette action, c’est vrai ; mais si tel est le cas on peut penser que le rapport de force est tel que ces camarades se seraient certainement fait arrêter pour ce qu’ils font réellement. La bourgeoisie trouve toujours des prétextes. Évitons bien entendu de lui en fournir, mais quand elle en trouve, c’est elle qu’il faut accuser et non les camarades qu’elle a désignés pour jouer le rôle des diviseurs ou des provocateurs.
Toutes ces choses ayant été dites, il est possible de passer à l’aspect plus positif des choses, et essayer de comprendre ce qu’est à l’heure actuelle la C.N.T., et les problèmes qui s’y posent, en se servant des informations parcellaires recueillies sur place et par différentes lectures ou discussions avec des camarades.
Informations parcellaires, parce qu’il est impossible d’avoir véritablement une vue d’ensemble, même de l’intérieur et pour les camarades espagnols, de ce qui se passe à la base, dans la C.N.T., dans les usines, dans les quartiers. Pour une raison qui tient au caractère répressif du régime, qui oblige encore très largement à la clandestinité totale ou partielle, pour toute une série d’activités : en effet, si les congrès, les réunions nationales de constitution, les réunions de délégués sont très souvent autorisés ou pour le moins tolérés, il n’en est pas de même pour tout ce qui regarde l’activité dans les boîtes, la diffusion de bulletins d’entreprise ou de syndicat. La raison en est simple : le régime favorise les instances qui risquent de se bureaucratiser, les aspects institutionnels des regroupements en cours, bref, tous les lieux où peu ou prou il se pêchera un jour ou l’autre des « interlocuteurs valables ». Or, la reconstruction de la C.N.T. jusqu’à présent se passe essentiellement à la base, donc à un niveau où le problème de la circulation de l’information reste entier.
Pourtant, on peut dire qu’il existe deux caractéristiques dominantes de la nouvelle C.N.T. ; d’une part la dynamique unitaire créée à l’intérieur du mouvement anarchiste, et d’autre part le grand intérêt qu’elle suscite autour d’elle. Dynamique unitaire dans la mesure où une très grande majorité des groupes anarchistes se sont impliqués dans cette reconstruction. Et cela représente une force politique réelle, contrairement à ce que pouvaient penser ceux qui croyaient que l’anarchisme espagnol était mort. Pourtant, cette dynamique unitaire n’est pas frontiste en ce sens que le débat sur ce que peut être la nouvelle organisation est très largement ouvert. Anarchistes certes, mais de formation ou d’origine très diverse : ex-groupes autonomes anarchistes, fractions plus ou moins conseillistes, anarcho-syndicalistes traditionnels, liés à la C.N.T. en exil ou non, groupes formés dans les luttes ouvrières ou étudiantes des années 68 à 72… une cohabitation positive où pour l’instant l’expérience de chacun enrichit l’ensemble. Un double débat agite donc pour l’instant la C.N.T. : l’orientation et l’organisation. Et il est tout à fait possible (et c’est ce que nous souhaitons) que ce qui en sortira soit un dépassement de l’anarcho-syndicalisme traditionnel, intégrant la grande masse des acquis de ce mouvement, en même temps que certains aspects de la critique antisyndicaliste (problème des négociations, de la politique contractuelle, de l’aménagement du système de vente de la force de travail…).
Comme exemple que cette possibilité existe, et que le débat a lieu réellement, donnons la parole aux camarades de Saragosse :
Syndicat unique et unité syndicale sont deux formes distinctes, voire contradictoires.
Nous sommes pour l’unité syndicale et contre un syndicat unique parce que
- Les syndicats sont liés à des partis politiques à idéologie autoritaire et centraliste, et ne respectent pas le pouvoir des assemblées générales comme seul organe de décision. De plus, l’assemblée générale est l’organe éducatif auquel tous peuvent participer ; chez ces syndicats, ce sont les délégués qui dirigent la lutte.
- Pour développer la conscience politique il faut la cohabitation de divers courants. Le syndicat unique escamote les différences de tendance existantes.
- Nous refusons la distinction syndicat/politique. Toute lutte pose non seulement les problèmes du travail, mais ceux des quartiers, de l’enseignement, de la sexualité.
- Un syndicat unique veut dire hégémonie d’une seule tendance syndicale au détriment des autres ; par exemple au Portugal, où l’intersyndicale a montré son caractère totalitaire en freinant les luttes spontanées, en encourageant « la bataille pour la production »… pour soutenir le gouvernement où était Vasco Gonsalves.
- Le syndicat unique amène au « contrat social » qui élimine le côté révolutionnaire de toute lutte.
On nous accuse d’être des diviseurs. Or si des courants différents existent (et c’est le cas) nous sommes pour ne pas les occulter.
Liberté syndicale !
(Manifeste tiré de Acción Libertaria, 9 août 1976, Saragosse).
Tout en n’étant pas encore une « organisation de masse », mais plutôt un grand mouvement rassemblant les libertaires, la C.N.T. voit concrètement se poser le problème de son élargissement ; par la sympathie que suscite l’originalité de ses positions sur la scène politique espagnole d’abord : c’est la seule organisation syndicale à avoir refusé tout compromis non seulement avec le franquisme, mais encore avec sa nouvelle variante royale : refus de jouer le jeu de la concertation, refus de préparer dans le calme « le passage à la démocratie », refus d’échanger sa légalisation contre son entrée dans une grande force unitaire. La C.N.T. a par exemple refusé de constituer un front syndical avec l’U.G.T. et l’U.S.O. pour faire contrepoids aux commissions ouvrières dirigées par les staliniens, et s’est prononcée clairement pour l’unité à la base, et non au niveau des états-majors. L’unité s’est donc faite entre l’U.G.T., l’U.S.O., et les commissions ouvrières, laissant la C.N.T. apparemment isolée ; mais soyons certains que la clarté de la position cénétiste en même temps que sa justesse se révéleront payantes si, comme tout le monde le pense, les luttes ouvrières ne feront que s’intensifier dans les années à venir.
Cette course effrénée des syndicats et des partis d’opposition pour se faire reconnaître afin de préparer leur place dans l’après-franquisme, laisse bon nombre de militants de base dans l’expectative et des regards se tournent vers la C.N.T.
Le problème des adhésions
Certains syndicats enregistrent déjà les adhésions par le biais des cartes, d’autres pas. Cela correspond à des différences locales quant aux possibilités d’apparaître publiquement ou pas en fonction de la répression, mais aussi à des contradictions politiques. Contradictions entre le désir et la vocation de s’accroître et d’exister, et le danger de faire adhérer n’importe qui, tant qu’une orientation plus définie n’est pas encore fixée.
Qui adhère en effet, en dehors des anars de toute tendance et de leurs sympathisants ?
Certes, des travailleurs ou des groupes de travailleurs qui, déçus par des commissions ouvrières bureaucratisées et prises en main par le P.C.E., souhaitent se placer sur des positions plus révolutionnaires. Des travailleurs qui refusent d’échanger le fascisme contre un libéralisme avancé et musclé. Des travailleurs qui refusent le monopole stalinien ou social démocrate.
Mais aussi parfois il y a demande d’adhésion par le biais d’un leader que les travailleurs ont suivi (ou en qui ils ont confiance) dans le syndicat vertical et qui leur a arraché quelques avantages. Ce leader qui veut adhérer à la C.N.T. et qui peut entraîner 30 ou 40, parfois 200 ou 300 ouvriers, peut être de plusieurs types :
- Un ouvrier honnête qui a « fait ce qu’il a pu » pendant la période franquiste et qui voit maintenant d’autres horizons s’ouvrir.
- Un libertaire, âgé le plus souvent, qui a toujours refusé l’exil, et qui a su maintenir tant bien que mal dans le syndicat vertical, un noyau, un embryon, pour une future C.N.T. (N’oublions pas qu’en 1950 la C.N.T. comptait à Barcelonne encore 50,000 adhérents et que ces gens doivent pour une grande part exister encore !)
- Mais ce peut être aussi un authentique « verticaliste » désireux de noyauter la C.N.T.
Délicat problème donc que celui des adhésions qui outre qu’il peut réintroduire la distinction entre base et sommet, permet aussi un certain noyautage.
Quelle C.N.T. ?
Car la lutte pour non seulement donner une existence réelle à la C.N.T., mais encore la doter d’une orientation révolutionnaire, n’est pas gagnée d’avance malgré l’énergie déployée par l’ensemble des camarades.
Quels sont les dangers ?
Commençons par le plus extrême mais le plus improbable aussi :
Le pouvoir, la C.I.A. et d’autres forces réactionnaires ont besoin de créer des forces qui fassent un certain contrepoids au Parti communiste. La carte de la C.N.T. est donc pour eux à jouer, dans la mesure où celle-ci ne serait pas trop révolutionnaire, et sur la base de l’anticommunisme des anars. Cette carte a déjà été tentée en France à la Libération, et a échoué certes dans les milieux libertaires, mais a donné naissance à F.O.
Aussi, en Catalogne, alors que la C.N.T. était encore en train de naître [[Sont déjà, constitués les syndicats suivants : Métal, Arts graphiques, Bâtiment, Spectacle, Banques, Enseignants, Textiles, « Varies » (ensemble de ceux qui ne sont pas assez forts pour constituer un syndicat).]], une coordination des différents syndicats et des différentes locales s’est constitué, avec fort peu de représentativité. En son sein, un ou deux représentants de la « tendance verticaliste » qui tentent, par le sommet, d’infléchir l’orientation de la C.N.T. Le piège, trop grossier, a été dévoilé, mais d’autres tentatives peuvent se produire encore.
Une autre possibilité pour la C.N.T., c’est de devenir une organisation de type gauche C.F.D.T. (celle de Piaget et des gauchistes). Cette hypothèse est certainement plus sérieuse que la précédente dans la mesure où l’échec de cette ligne ne dépendra pas seulement de la « vigilance des camarades libertaires », mais du degré de radicalisation de la classe ouvrière et en son sein des secteurs « autogestionnaires » de l’U.S.O., ou de l’U.G.T., qui peuvent basculer vers la C.N.T. si celle-ci représente un pôle suffisamment attractif et alternatif.
Ce danger existe d’autant plus qu’il appartient aussi à la tradition Cénétiste : il a toujours existé dans la C.N.T. et dans le Mouvement Libertaire espagnol, un courant réformiste. Il a toujours été minoritaire et il ne faudrait pas que la tendance se renverse !
Enfin, une autre voie possible, c’est une C.N.T. pure et dure, mais tellement squelettique qu’elle n’aurait plus rien à voir avec une organisation de « masse » et qu’elle ne serait d’aucun poids dans la vie politique espagnole. Cette hypothèse ne se vérifierait que si la C.N.T. « manquait son entrée dans la vie politique » en cette période de transition.
Cela ne semble pas être le cas et il semble qu’au contraire les possibilités existent d’éviter les trois obstacles précités.
D’abord parce que pour l’instant, le temps profite à la C.N.T. En effet, ce qui caractérise ces périodes de transition c’est l’absence d’une institutionnalisation des oppositions syndicales et politiques. Cette absence profite aux oppositions extra-institutionnelles, aux plus radicaux, donc aussi à la C.N.T. C’est ce qui explique la course effrénée que se livre la gauche légaliste et réformiste pour négocier « leur reconnaissance » avec le pouvoir. C’est ce qui explique aussi la complaisance du pouvoir envers ces tentatives. Pourtant, 40 années de fascisme ne permettent pas une institutionnalisation du jour au lendemain, tant les blessures sont profondes, les contradictions énormes, et les luttes pour le pouvoir acharnées. Dans ce contexte, les « luttes sauvages » ne peuvent que se développer… en attendant qu’existent de réelles possibilités de récupération et de remise en ordre. C’est dans ce champ que la C.N.T. joue une bonne carte et c’est dans cette période qu’elle se construira solidement pour l’avenir.
Cela explique son soutien à toutes les luttes. Cela explique qu’elle est la seule, avec ses moyens, à pratiquer une solidarité active avec les travailleurs en lutte, en cette période où tous les participants aux regroupements démocratiques (P.C., Maoïstes, P.S…) ne voient dans les luttes qu’un appoint aux futures élections, et donc les freinent ouvertement et officiellement.
L’autre carte que la C.N.T. est la seule à pouvoir jouer, c’est sa capacité, grâce à ses principes organisationnels et à son orientation politique, d’intégrer à sa pratique d’autres aspects de la lutte des classes que sa composante strictement économique, et liée à l’usine, C’est bien sûr là que nous verrons si l’anarcho-syndicalisme, né sur le développement des forces productives peut se dépasser à une époque où il est de plus en plus évident que la société sans classe devra se passer de ce développement.
L’exil
On a, à mon sens, cru un peu faussement que la C.N.T. renaissait hors de toute influence de l’exil, ou du moins sans que celui-ci y soit pour grand-chose. Cela n’est probablement pas exact car on retrouve à l’intérieur de la C.N.T., en Espagne, toutes les tendances de l’exil représenté par des militants bien réels. Bien sûr, cela est loin d’être la majorité et il est certain que la grande part des militants cénétistes actuels sont des jeunes liés aux luttes de ces dix dernières années.
Cela explique la façon dont le problème de l’exil est en train de se régler. Lors du Plénum national des régions, il a été décidé :
« La C.N.T. d’Espagne proclame qu’elle se sent solidaire de la C.N.T. de l’exil, entendant par là tous les camarades qui vivent en dehors de nos frontières. De même elle propose que des délégués de chacun des deux groupes de l’exil s’incorporent avec voix au C.N. de l’intérieur, en leur conseillant de trouver une formule d’accord et de liaison. »
Donc refus très net de se laisser dicter une conduite par l’exil, refus aussi de se laisser empêtrer dans les luttes de tendance qui ne correspondent pas à la situation intérieure, refus de choisir un camp et de se déterminer par rapport à l’exil. Autonomie complète donc. Il est donc probable que les tendances qui se recomposeront en Espagne ne correspondront pas aux divisions que nous connaissons en France.
L’exil retrouve donc sa place : un groupe comme un autre dont la simple caractéristique est qu’il réside en France : il n’aura ni plus ni moins de poids que les autres.
Ce qui est clair pour l’instant, c’est que ces luttes de fraction ne paralysent pas pour l’instant le développement de la C.N.T. Ces luttes ne sont d’ailleurs pas également intenses dans toute l’Espagne. Elles sont plus fortes dans les régions « traditionnelles » (Catalogne, Valence) : elles sont beaucoup plus faibles ailleurs (Madrid, Andalousie, Aragon).
Mais enfin, dans l’ensemble, c’est une dynamique unitaire qui l’emporte un peu partout, et souhaitons que cela demeure ainsi.
Nous espérons pouvoir continuer, dans « La Lanterne Noire », à débattre du problème espagnol et donner le plus d’informations possible.
Martin