La Presse Anarchiste

Le bolchevisme et l’Islam

À propos d’une lettre d’Algérie

Voi­ci d’abord les prin­ci­paux pas­sages d’une lettre de notre ami R…, d’Alger :

… Oui, la déma­go­gie bol­che­viste déteint sur tout, enva­hit tout c’est le nou­veau cre­do. D’aucuns l’admettent, espé­rant être de ceux qui don­ne­ront les ordres, les dic­te­ront, puisque dic­ta­ture il y aura, et d’autres s’y résignent parce que, disent-ils, c’est le stade for­cé par où nous devons pas­ser pour arri­ver au sys­tème social que nous conce­vons. Les uns et les autres s’abusent, en tra­vaillant à for­ger les chaînes qui nous lie­ront tous pen­dant des lustres.

Un heb­do­ma­daire socia­liste ne nous mâche pas les mots : « Il faut une dic­ta­ture de fer, des­ti­née à écra­ser les mécon­tents ; les bour­geois récal­ci­trants et les anar­chistes intran­si­geants qui, met­tant la satis­fac­tion de leur esprit et indé­pen­dance abso­lue au-des­sus de l’harmonie sociale, crie­ront à l’écrasement de l’individu… de l’individu anar­chiste ou bourgeois. »

Le mal qui pour­rait résul­ter du triomphe du bol­ché­visme en Algé­rie serait énorme, étant don­né les élé­ments com­po­sant la popu­la­tion de ce pays qui, mal­gré quatre-vingt-dix ans d’occupation fran­çaise, est quand même res­té fon­ciè­re­ment musul­man. Il est vrai que l’effort ten­té par l’administration pour libé­rer les Arabes de la ser­vi­tude éco­no­mique et reli­gieuse a été si infime qu’on peut l’assimiler rien ; quant à celui ten­té par quelques par­ti­cu­liers, ses traces sont peu appa­rentes, en rai­son de leur petit nombre et de leurs moyens limi­tés. On peut dire, sans exa­gé­ra­tion, que l’indigène du bled est res­té tel que les pre­miers Fran­çais l’ont trou­vé, en 1830 : igno­rant, naïf, cré­dule et bru­tal, astu­cieux aus­si, avec en plus, ancrée dans le cœur, la haine plus vivace, plus ardente de l’Européen en géné­ral, du Fran­çais en par­ti­cu­lier, du « Rou­mi » en un mot.

Ils s’exploitent et se volent entre eux tout aus­si bien que les Euro­péens ; sur ce cha­pitre, les uns et les autres n’ont rien à se repro­cher. Ils se tuent pour des vétilles ; toutes leurs que­relles, tous leurs plus infimes dif­fé­rends, pour peu qu’ils sur­gissent à quelques kilo­mètres des agglo­mé­ra­tions, se vident à la matraque on au cou­teau. Ces hommes, res­tés pri­mi­tifs, ont la force, comme argu­ment défi­ni­tif, en grande vénération.

Qu’une révo­lu­tion éclate et se pro­page en Algé­rie, et nous ver­rons les chefs reli­gieux appe­ler aux armes, au nom d’Allah, tous les sec­ta­teurs de Maho­met, se sou­ciant du socia­lisme, du bol­che­visme, de l’anarchisme comme de leur pre­mière gan­dou­rah. Et nos bol­che­vistes algé­riens comptent sur les tra­vailleurs algé­riens pour éta­blir leur dic­ta­ture ! Ils s’abusent sin­gu­liè­re­ment, et jouent avec le feu… Convier l’élément indi­gène à nos luttes sociales, c’est com­mettre une lourde faute, étant don­né son état actuel d’ignorance et de fana­tisme. L’aide que les Arabes appor­te­raient à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat n’aboutirait qu’à rame­ner l’Algérie à l’état éco­no­mique et social qu’elle avait avant 1830. En aucun cas, ce ne peut être un progrès.

L’émir Kaled, petit-fils d’Abd-el-Kader, ancien offi­cier de l’armée fran­çaise, vient de bri­guer tous les man­dats poli­tiques aux­quels sa qua­li­té de sujet musul­man lui per­met­tait de pré­tendre au titre indi­gène, et par­tout il a été élu à une majo­ri­té écra­sante, sa can­di­da­ture ayant été sou­te­nue dans toutes les mos­quées. Les concur­rents ont pu obte­nir l’annulation de ces élec­tions, mais les suc­cès élec­to­raux de ce per­son­nage, qui peut n’être, en somme, qu’un fumiste ambi­tieux plu­tôt qu’un imi­ta­teur de son aïeul, sont un signe des temps.

Du socia­lisme, les Arabes, à part quelques rares excep­tions, n’ont cure. Quelques-uns connaissent le mot, on peut dire que tous ignorent la chose. Leur pro­gramme se borne à attendre l’occasion pro­pice pour chas­ser les chré­tiens de ce pays et leur reprendre les terres. Or, si cer­tains abso­lus peuvent appe­ler cela de la jus­tice, pour ma part, je ne le pense pas. À mon avis, la jus­tice consis­te­rait à reprendre toute l’œuvre de colo­ni­sa­tion, dont la masse n’a pas pro­fi­té. D’abord, les faire sor­tir de leur crasse en leur don­nant des habi­ta­tions saines et confor­tables selon leurs mœurs et leurs goûts. Puis fon­der des écoles nom­breuses, où ils appren­draient à dis­cer­ner ce qu’il y a de juste et ce qu’il y a d’inepte dans les pré­ceptes du Coran, leur code civil et reli­gieux. Leur apprendre sur­tout à res­pec­ter la femme, qui n’est tou­jours, à leurs yeux, qu’une esclave, tour à tour bête de somme et jouet, des­ti­née à agré­men­ter leurs nuits, que l’on pare, que l’on adule ou que l’on frappe et répu­die, tour à tour, selon le caprice du moment et l’humeur du maitre.

Mais, de ce rôle édu­ca­tif, nul ne se sou­cie, à part quelques rares per­son­na­li­tés, dont l’effort indi­vi­duel, par ce fait for­cé­ment limi­té, est noyé dans l’indifférence géné­rale et par­fois l’hostilité du voi­sin. La masse indi­gène est taillable et cor­véable à mer­ci ; c’est la matière humaine avec laquelle est faite la plus grande par­tie de la splen­deur actuelle de l’Algérie. Mais quelques-uns de ses membres — et ils sont plus nom­breux qu’on ne le sup­posent, émergent et arrivent à des situa­tions indus­trielles, com­mer­ciales ou agri­coles pré­pon­dé­rantes ; ils deviennent pour la plu­part les plus féroces exploi­teurs de leurs coreligionnaires.

Le pro­blème de civi­li­sa­tion et de colo­ni­sa­tion est donc infi­ni­ment com­plexe, et ce ne sont pas les enfan­tines méthodes bol­ché­vistes — méthodes de dic­ta­ture vieilles comme le temps, affu­blées d’un nom nou­veau — qui le résou­dront. Il faut y appor­ter de l’étude, de la per­sé­vé­rance, de la patience, afin de modi­fier non seule­ment les désuètes concep­tions de vie des colo­ni­sés, mais aus­si les non moins péri­mées concep­tions des colonisateurs.

La conclu­sion de notre ami est la nôtre. Nous ajou­te­rons qu’il faut sur­tout de la bon­té, beau­coup de bon­té et encore de la bon­té. Sur cent Arabes, quatre-vingt-dix-neuf (ou 999 sur 1.000 ou plus encore) subi­ront le « Rou­mi » s’il est auto­ri­taire, se moque­ront de lui s’il ne sait pas faire appel à la force. Mais un sur cent peut-être (ou un sur mille, on moins, encore) sera tou­ché par une action fra­ter­nelle, com­pren­dra l’exemple, recher­che­ra la cause et devien­dra à son tour un petit centre de pro­pa­gande de mœurs nou­velles. En par­ti­cu­lier, lui seul, musul­man, pour­ra par­ler à ses frères des inep­ties du Coran (et de ses beau­tés) tan­dis que les mêmes paroles seraient sacri­lèges dans la bouche d’un étranger.

[|* * * *|]

La ques­tion trai­tée dans cette lettre agite en ce moment nombre de peuples, des Indes au Sou­dan. Sous la forme que lui donne le Gou­ver­ne­ment russe : « L’Asie aux Asia­tiques », rien ne semble plus logique et plus simple ; et c’est par­fait comme manière d’embêter les puis­sances occi­den­tales ; mais à vrai dire, c’est de la poli­tique, de la plus vul­gaire poli­tique. Ce qui nous inté­resse ce ne sont pas les atouts russes ou anglais sur l’échiquier des Gou­ver­ne­ments, c’est l’humanité dans son ensemble et dans ses par­ties et alors il faut aller sin­cè­re­ment au fond des choses.

Écar­tons d’abord le pro­blème reli­gieux dans l’Afrique du Nord. Mon opi­nion per­son­nelle est que depuis cent ans la lutte sur ce ter­rain a per­du de son acui­té. En réa­li­té, ce ne sont pas des chré­tiens qui ont enva­hi l’Algérie, ce sont des Fran­çais sans opi­nions reli­gieuses et on peut dire, je crois, qu’il y a eu un mini­mum de per­sé­cu­tion sur ce cha­pitre. Un agi­ta­teur du Sud, un Bon-Ame­na a pu sou­le­ver des popu­la­tions au nom d’Allah, parce qu’elles n’avaient pas été en contact avec les enva­his­seurs, mais dix ans de mélange ont suf­fit pour convaincre le musul­man de moyenne intel­li­gence que sa liber­té reli­gieuse est entière. Certes il y a eu les Pères Blancs et d’autres mis­sion­naires, mais le résul­tat de leurs quelques ten­ta­tives de pro­sé­ly­tisme été si néga­tif que cela dis­pa­raît dans la masse du contact. Et même les Pères Blancs ! Lisez l’histoire du Père De Fou­cault, a vous m’en direz des nou­velles [[Voir La Revue de Paris, 15 Sep­tembre 1919. — Deux Algé­riens.]].

Le méde­cin a fait plus de bien que le prêtre n’a fait de mal. L’animosité de l’indigène vis-à-vis du « Rou­mi » a certes la reli­gion dans ses ori­gines, mais elle a sur­tout la ques­tion ter­rienne comme levain actif ; la ques­tion ter­rienne forme le nœud de la ques­tion sociale.

En abor­dant le pro­blème fon­da­men­tal nous consta­te­rons que :

1° Lénine se ren­contre avec Wil­son pour recon­naître le droit des peuples à s’organiser eux-mêmes selon leurs mœurs et coutumes ;

2° Le trai­té de paix a exi­gé des nou­velles nations, Pologne et autres, le res­pect des droits des minorités ;

3° Nous, révo­lu­tion­naires, disons : « Tra­vailleurs de tous pays, unis­sez-vous contre vos exploiteurs. »

Autre­ment dit, nos sym­pa­thies (et rare­ment aide plus effi­cace) accom­pagne de nom­breux grou­pe­ments humains dans leur lutte contre les Gou­ver­ne­ments cor­res­pon­dants. Irlan­dais contre Londres, juifs rou­mains contre Buca­rest, Géor­giens contre Mos­cou, Armé­niens contre Constan­ti­nople, Syriens contre Paris, Fel­la­hines contre Le Caire, Nègres des États-Unis contre Washing­ton, etc…

Et, alors, j’ajoute : Deux cents mil­lions de femmes musul­manes et hin­doues contre un nombre équi­valent de sei­gneurs et maîtres — et encore : Si le cas m’intéresse de l’Arabe dépos­sé­dé par le Fran­çais il y a 100 ans, le cas m’intéresse éga­le­ment du Ber­bère dépos­sé­dé par l’Arabe il y a 1.200 ans.

Nous repren­drons cette grave ques­tion dans les numé­ros sui­vants et appor­te­rons des docu­ments. Ce mois-ci, je ter­mine par quelques affirmations :

1° Seule la conquête étran­gère donne une idée d’unité à ces peuples ;

2° Pour mau­vais que soit la majo­ri­té des élé­ments euro­péens, il y a une petite mino­ri­té de colons, de fonc­tion­naires, de mili­taires même dont le rôle édu­ca­teur est pri­mor­dial. Il ne s’agit pas seule­ment de l’Afrique du Nord, mais de tous les pays où coha­bitent des races diverses.

3° L’Inde aux Hin­dous, le Maroc aux Maro­cains ne ser­vi­raient actuel­le­ment qu’a une couche indi­gène toute prête a exploi­ter ses com­pa­triotes bien plus dure­ment que ne le fit jamais le colon d’Europe et sur­tout pro­fi­te­rait à une bande de poli­ti­ciens indi­gènes, c’est-à-dire à ce qu’il y a de moins recom­man­dables dans ces grou­pe­ments humains.

[/​Paul Reclus./​]

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