Ces gens de Cromedeyre, derniers survivants d’une race orgueilleuse qui prétend avoir occupé jadis tout le pays cévenole, mènent dans leur village haut perché une existence patriarcale jalousement cachée aux habitants de la vallée, qu’ils appellent avec mépris « le peuple d’en bas ». Toutes leurs maisons communiquent entre elles, de sorte que chacun pénètre chez le voisin sans sortir pour ainsi dire de chez lui. Et cette communauté dans l’habitation maintient une communauté dans les sentiments, les goûts, les pensées, dont les hommes enfermés et comme retranchés dans leur foyer peuvent difficilement imaginer l’attrait.
C’est une curieuse mentalité qui nous est ici révélée. Ceux de Cromedeyre vivent chez eux dans la douceur, mais, à l’égard de l’étranger, ils se montrent si farouchement inhospitaliers que nul, ayant eu la hardiesse de pénétrer dans leur village hostile, n’éprouve le désir d’y retourner. Et, pour mieux l’isoler encore, les Anciens de Cromedeyre se sont avisés un beau jour de le séparer de sa paroisse, d’avoir leur église à eux et, prétention inconcevable, un prêtre de leur crû. Et les voilà qui bâtissent leur église eux-mêmes, avec leurs propres pierres, et qui envoient au séminaire du Puy un de leurs enfants, Emmanuel, dont ils feront leur curé, que l’évêque y consente ou non.
Pourtant, une fatalité pèse sur la race de Cromedeyre. Les mâles y naissent plus nombreux que les filles. Comme leur orgueil atavique, et sans doute le souci de ne pas corrompre la communauté, leur interdit toute alliance avec les familles des autres villages, ils n’y sollicitent point leurs épouses, ils les leur ravissent.
Ainsi Cromedeyre perpétue sa race, en maintenant intactes sa tradition et ses coutumes.
La tragédie coïncide avec le retour d’Emmanuel. Il a quitté le séminaire, où son esprit indépendant n’a pu ni voulu se soumettre à la discipline sacerdotale. Il revient avec une sorte de foi humaine, bien différente de la foi religieuse que les prêtres ont tenté de lui enseigner, et cette foi l’emplit d’un tel enthousiasme, la vérité qu’il a découverte lui confère une telle vertu, qu’il se sent capable d’accomplir des choses surnaturelles, de guérir miraculeusement un enfant mourant. Le Dieu qu’il servira ne sera pas celui de Mgr l’évêque. Élu par les Anciens de Cromedeyre pour être le curé de Cromedeyre, il leur apporte le Dieu de Cromedeyre.
Or, le mystère du rapt va se reproduire. Emmanuel a choisi celle qui doit être sa femme. Dirigés par lui, les jeunes gens de Cromedeyre fondent à l’improviste sur le village d’en bas, un jour d’assemblée, réussissent leur entreprise audacieuse, ramènent triomphalement au galop de leurs chevaux quinze belles filles éplorées et tremblantes, repoussent l’assaut furieux des frères et des fiancés. Et, le jour suivant, les captives, subjuguées par l’esprit de Cromedeyre, seront consentantes. Elles refuseront de suivre le berger de la vallée, les adjurant de revenir auprès de leurs parents en larmes, de leurs amoureux désespérés. Elles gémiront à l’évocation des souvenirs charmants ou tendres du village natal, mais elles appelleront éperdument Emmanuel pour qu’il les défende contre elles-mêmes, qu’il les aide à rompre le lien douloureux du passé trop récent. Et les quinze mariages seront célébrés solennellement par les Anciens, dans l’église de Cromedeyre, qu’aucun prêtre n’a consacrée, devant le Dieu de Cromedeyre, qu’aucune religion n’a enseigné.
Tel semble être le sens de cette tragédie. Son action est trop lente. Elle est belle d’inspiration, et d’une écriture remarquable. Elle manque malheureusement de clarté. Bien que le rapt des filles conditionne le drame, il n’y faut pas voir une sorte d’apologie de l’instinct brutal du mâle, et la docilité avec laquelle elles acceptent leur sort ne prouve pas davantage qu’elles obéissent à l’instinct de soumission de la femelle. Mais c’est trop qu’on le puisse supposer quatre actes durant.
Ce n’est qu’au dernier acte, en effet, qu’on arrive à soupçonner la véritable signification de Cromedeyre-le-Vieil. Les filles de la vallée n’acceptent pas passivement la violence qui leur est faite, elles subissent le charme imprévu le cette vie commune si naturelle, si simple, si vraie, si gaie, qu’elles ne connaissaient point.
Dans leur village, les habitants ont des dehors accueillants, mais leurs maisons sont closes, le voisin ignore presque le voisin ; les paumes sont offertes, mais les cœurs ne se donnent pas. À Cromedeyre, les murs rébarbatifs au dehors abritent une large solidarité qui englobe la population entière dans une famille unique, dont les Anciens sont les chefs respectés et vénérés. Et la joie habite perpétuellement ces demeures ouvertes à tous les membres de la communauté et si étroitement soudées l’une à l’autre qu’ils font le tour de leur village en restant chez eux.
Alors, le sentiment de l’humanité l’emporte, il triomphe des mensonges sociaux, des préjugés, de la religion, et n’a pas besoin de lois.
Si bien que M. Jules Romains a écrit une pièce extrêmement subversive, et qu’on reste confondu parce que cette conclusion aussi révolutionnaire se dégage comme timidement de son œuvre.
C’est un rare bonheur, pour un auteur dramatique, d’être servi par les acteurs du Vieux-Colombier, consciences à la dévotion de l’ouvrage interprété. M. Jules Romains leur doit beaucoup pour l’intelligence et la force avec lesquelles ils ont essayé de dégager le symbole un peu obscur de sa tragédie. Dès que le rideau se lève, le spectateur est en proie au poème. L’unité d’interprétation est si parfaite qu’il est impossible de distinguer entre les acteurs, et que l’éloge, pour être équitable, ne peut être que collectif. On dirait que le talent de chacun se hausse naturellement à l’importance de son rôle. C’est ainsi que M. Jacques Copeau fait d’Emmanuel, figure principale de la tragédie, un personnage qui la domine impérieusement ; que M. Louis Jouvet fait d’Anselme, le doyen des Anciens, une incarnation inoubliable de grandeur et de beauté, que Mme Gina Barbieri, à qui l’auteur eût pu épargner sans inconvénient toute la première scène du quatrième acte, ingrate et bien inutile, et peu neuve vraiment, réalise la visionnaire mère Agathe avec une impressionnante lucidité, et que Mme Valentine Tessier, la rouée et délicieuse Périchole du Carrosse du Saint-Sacrement, personnifie toute la grâce touchante de Thérèse, marquée par le Destin pour la gloire d’Emmanuel. Mais tous les autres rôles sont saisissants de vérité et d’expression.
Une semblable ardeur dans l’accomplissement de sa tâche artistique devrait valoir à cette troupe d’élite, à défaut du respect dû, la courtoisie des spectateurs. À la répétition générale, ils ont, chaque fois, attendu que l’acte soit commencé pour regagner leurs places avec bruit. Je conçois l’amertume de l’auteur et de ses interprètes devant ce scandale répété. M. Jacques Copeau est en droit d’exiger de la salle la discipline qu’on s’impose sur sa scène. Mais il ne l’obtiendra qu’en fermant au verrou les portes d’accès avant de lever le rideau. Tous ceux qui suivent sérieusement ses efforts lui en sauront gré.
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On joue, au Théâtre des Arts, Les Ratés, de M. H.-R. Lenormand, qu’il faut aller voir.