La Presse Anarchiste

Le mépris de l’Histoire

Un cama­rade qui n’est plus jeune, mais qui exerce une cer­taine influence sur des jeunes, nous disait récemment :

« Tout ce qui s’est pas­sé hier, ce qu’ont écrit nos écri­vains, Prou­dhon, Kro­pot­kine et les autres n’a plus de valeur, et ne compte pas. Le pas­sé est mort. Tout part d’au­jourd’­hui, tout naît avec nous. Avec les jeunes qui créent les idées nou­velles et des mou­ve­ments nouveaux. »

Ce n’est pas la pre­mière fois que l’on a tenu ce lan­gage, ce n’est pas la der­nière fois qu’on le tien­dra, Rien n’est nou­veau sous le soleil, par­ti­cu­liè­re­ment dans les diva­ga­tions ; humaines ! Il y a tou­jours eu des nova­teurs, des contemp­teurs du pas­sé, qui n’ont pas tar­dé à faire figure de véri­tables momies, aux yeux de ceux qui ont besoin de dimi­nuer autrui pour se gran­dir à leurs yeux.

Car cette atti­tude est, à notre avis, d’a­bord dic­tée par la vani­té de ceux qui croient qu’il n’est que de se pro­cla­mer supé­rieur pour l’être en réa­li­té. Il semble que l’on soit très « à la page » parce qu’on méprise les leçons du pas­sé, l’ex­pé­rience des indi­vi­dus et des siècles, et l’on pré­tend appor­ter des solu­tions à de très graves pro­blèmes en reje­tant les maté­riaux accu­mu­lés au cours de recherches qui étaient, et qui sont le fruit d’ef­forts d’une mul­ti­tude de générations.

C’est pour­quoi nous avons répon­du à ce cama­rade qui croyait sans doute se rajeu­nir en adop­tant cette atti­tude, et en nous disant que l’on devait apprendre par la pra­tique de l’ac­tua­li­té, qui seule était valable :

« C’est comme si tu fai­sais apprendre la méde­cine à un étu­diant en lui confiant des malades pour qu’il apprenne en les soi­gnant. Il appren­dra sur­tout à les faire mourir. »

Telle est, en tout cas, l’at­ti­tude de ces soi-disant théo­ri­ciens… révo­lu­tion­naires. Elle se rat­tache, sans doute, aux ensei­gne­ments de Mao, qui a fait détruire tous les livres — de phi­lo­so­phie, de science, d’art, de lit­té­ra­ture édi­tés avant le petit livre rouge, et est par là même par­ve­nu à s’é­ri­ger en maître de la Chine, où il espère rem­pla­cer Confu­cius et Boud­dha. Il est déjà un Dieu vivant pour les masses de son pays qu’il a fana­ti­sées si habilement.

Mise à part la vani­té, qui ins­pire ces mau­vais ber­gers intel­lec­tuels, nous consi­dé­rons que le refus des leçons d’hier, du savoir accu­mu­lé par des géné­ra­tions d’es­prits inquiets, de cher­cheurs, de pen­seurs, et même par la sagesse ou le savoir popu­laire implique une indi­gence men­tale qui ferait pitié si elle n’é­tait pas le fruit d’une écœu­rante peti­tesse d’es­prit. Qui­conque a étu­dié l’his­toire (poli­tique, sociale, reli­gieuse, humaine, his­toire des sciences, de l’art, de l’é­co­no­mie, etc.) sait com­bien il a appris, recueilli, emma­ga­si­né tant des efforts que des erreurs et des réus­sites et des faux pas accu­mu­lés au long des mil­lé­naires. L’his­toire de la liber­té, des luttes livrées pour la conqué­rir, ou du moins pour en conqué­rir quelques par­celles, n’est-elle pas à la fois pas­sion­nante et pleine d’en­sei­gne­ments ? L’his­toire de la tyran­nie, aus­si. L’his­toire de la civi­li­sa­tion, de l’a­gri­cul­ture, des tech­niques, des rap­ports humains, de la décou­verte du globe, et aus­si, hélas, de l’es­cla­vage, des pro­grès et des régres­sions de civi­li­sa­tions… L’his­toire du tota­li­ta­risme qui s’est implan­té sous nos yeux, depuis cin­quante ans, n’est-il pas utile de bien la connaître, ne serait-ce pour ne pas retom­ber dans le piège de la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » ? Et y aurait-il eu tant de gens se four­voyant sur ce che­min de mal­heur si l’on avait mieux connu l’his­toire de l’État en soi, de sa soif inex­tin­guible d’ex­pan­sion et de domination ?

Igno­rer tous ces faits du pas­sé, c’est mar­cher en aveugle au milieu des gouffres et des abîmes… et fré­quem­ment y tom­ber. Nous appre­nons, nous avons à apprendre de toute l’ex­pé­rience humaine. Les décou­vertes que font aujourd’­hui les phy­si­ciens, les chi­mistes, les bio­lo­gistes, tous ceux dont les dis­ci­plines intel­lec­tuelles contri­buent au pro­grès scien­ti­fique de l’hu­ma­ni­té est un chaî­non ajou­tant à la longue suite des chaî­nons qui ont été for­gés depuis que les pauvres bipèdes humains com­men­cèrent à réflé­chir et à accu­mu­ler des obser­va­tions. On n’ex­plore pas le cos­mos en par­tant de zéro, mais des dif­fé­rentes plates-formes éta­blies depuis que les pâtres de la Chal­dée obser­vaient le ciel, on ne déve­loppe pas les mathé­ma­tiques en mépri­sant l’al­gèbre, et les savants les plus authen­tiques consi­dèrent que la connais­sance de l’his­toire de la science est indis­pen­sable à celle de la science elle-même, si l’on veut vrai­ment la comprendre.

Ces petits bons­hommes qui méprisent les génies, vont-ils, s’ils s’oc­cupent d’as­tro­no­mie, balayer négli­gem­ment Kepler, Coper­nic, Gali­lée, New­ton, Ein­stein ? Recréer une astro­no­mie nou­velle, des mathé­ma­tiques nou­velles, inven­ter des téles­copes qui dépla­ce­ront ceux per­met­tant aujourd’­hui d’ex­plo­rer le cos­mos à des mil­liards d’an­nées ? Non. On sait qu’ils en sont inca­pables. Renon­cer au téles­cope géant — fruit d’in­nom­brables tra­vaux qui les ont pré­cé­dés, c’est renon­cer à tout savoir en matière astro­no­mique, comme renon­cer au micro­scope élec­tro­nique c’est renon­cer à tout savoir sur la com­po­si­tion de la matière. Ces nova­teurs nous mène­raient au néant.

Ils sont, à ce sujet, en train de faire un mal très réel aux jeunes que leur bagout et leurs pré­ten­tions influencent, en ce qui concerne les pro­blèmes socio­lo­giques, les ques­tions sociales. Sont-ce eux qui, les pre­miers, ont com­bat­tu l’i­né­ga­li­té, l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme ? Non : cela remonte, pour le moins, à Pla­ton. Sont-ce eux qui ont ima­gi­né et recom­man­dé une socié­té éga­li­taire ? Pas davan­tage. Et de deux choses une : ou bien ils jettent par-des­sus bord ce qui doit leur paraître « péri­mé », puisque ce sont des inven­tions du pas­sé, ou bien ils doivent reprendre à leur compte ces idées géné­reuses et pro­je­ter leur appli­ca­tion dans l’avenir.

Nous devons apprendre, apprendre tou­jours ; et plus nous serons ins­truits de ce qui s’est pas­sé avant nous, mieux notre action en sera orien­tée, plus nous évi­te­rons les erreurs. L’i­gno­rance n’a jamais été un guide valable pour ceux qui veulent agir. En socio­lo­gie, l’his­toire est tou­jours pré­sente, et nous devons recueillir l’hé­ri­tage, l’ap­port que nous ont légués nos devan­ciers afin de pou­voir aller plus loin. Sinon, il sera impos­sible de prendre de nou­veaux élans. On ne peut s’ap­puyer sur le vide pour gagner de nou­velles hau­teurs. Ceux qui ont un mini­mum de bon sens, la sin­cé­ri­té et la modes­tie néces­saires pour la réa­li­sa­tion des grands buts le com­pren­dront. Les autres…

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