La Presse Anarchiste

Pourquoi nous avons perdu Malaga ?

[(Nous repro­dui­sons un article publié par nous, dans le Liber­taire, en 1937, peu après la chute de Mala­ga. Nous croyons que son conte­nu mérite tou­jours d’être connu, bien qu’il ne lève qu’une par­tie du voile sous les­quels se sont dérou­lés les épi­sodes de la guerre inter­na­tio­nale livrée par le fas­cisme, lui aus­si inter­na­tio­nal, contre la répu­blique et la révo­lu­tion sociale espagnole.)]

Quand les agences annon­cèrent à tra­vers l’es­pace la prise de Mala­ga par les troupes fas­cistes, l’é­ton­ne­ment fut géné­ral. On ne croyait pas qu’une ville de cent qua­rante mille habi­tants, qui s’é­le­vaient à deux cent mille en comp­tant les réfu­giés, puisse tom­ber si faci­le­ment aux mains de ses enne­mis. Dans le camp anti­fas­ciste, les uns par­lèrent de tra­hi­son, les autres — sphères gou­ver­ne­men­tales — de départ pré­ma­tu­ré de la ville par les Comi­tés, de désor­ga­ni­sa­tion des troupes, d’ir­res­pon­sa­bi­li­té. Devant l’o­pi­nion publique, on accu­sa, on accuse encore sur­tout la F.A.I. d’a­voir été maî­tresse de la situa­tion et d’a­voir tout aban­don­né aux moments les plus graves. On ne man­que­ra pas de reprendre l’ac­cu­sa­tion. Aus­si je veux réta­blir dans cet article la véri­té historique.

Les cir­cons­tances de la lutte me firent débar­quer à Mala­ga dans la pre­mière semaine de novembre. Le jour de mon arri­vée, j’en­trai en rap­port direct avec le Comi­té de guerre. Un heu­reux hasard, qui s’est pro­duit très peu sou­vent, vou­lait que ses membres : anar­chistes, com­mu­nistes, socia­listes de gauche et un mili­taire délé­gué du gou­ver­ne­ment fussent tous des hommes d’une loyau­té et d’une sin­cé­ri­té à toute épreuve, capables de voir et de recon­naître les défauts de leurs par­tis, et de pas­ser par-des­sus leurs propres cama­rades s’ils n’a­vaient pas rai­son ou si les besoins de la lutte l’exigeaient.

Pen­dant huit jours j’as­sis­tai aux réunions quo­ti­diennes du Comi­té, je par­lai avec les uns, ou avec les autres, j’en­ten­dis leurs confi­dences, et j’eus la chance de connaître presque tous les chefs de colonnes avec les­quels je pus main­te­nir, sur la ques­tion mili­taire, des conver­sa­tions pro­lon­gées. Quand je par­tis, quelque temps après, j’é­tais convain­cu qu’à la pre­mière attaque sérieuse, Mala­ga tomberait.

La cause en rési­dait encore dans le sabo­tage sys­té­ma­tique dont ses com­bat­tants étaient vic­times. Pas d’armes, pas de muni­tions. Il y avait en tout dans la Sier­ra, sur un front d’en­vi­ron deux cents kilo­mètres, huit mille hommes armés. Une par­tie des fusils avaient été pris à l’en­ne­mi et, pour ces huit mille com­bat­tants, pour ces deux cents kilo­mètres de front qui allait d’Es­te­po­na à Gre­nade, on pos­sé­dait trois cent mille car­touches. La colonne de Mora, com­po­sée de mille hommes, comp­tait seule­ment cinq cents fusils. Les autres atten­daient que leurs cama­rades tombent pour prendre leurs armes.

Cette pénu­rie d’ar­me­ments était-elle due à la fata­li­té, à un manque géné­ral d’élé­ments de com­bat ? Cela peut-être en par­tie vrai. Mais Mala­ga a été aus­si vic­time d’un blo­cus sys­té­ma­tique de la part du gou­ver­ne­ment cen­tral, qui lui a tout refusé.

Il était pour­tant néces­saire de la défendre. C’é­tait, en plus d’une grande ville, le pre­mier port impor­tant de la Médi­ter­ra­née méri­dio­nale. La pos­si­bi­li­té d’y débar­quer des hommes et des muni­tions en fai­sait la base de la recon­quête de l’An­da­lou­sie. La flotte de guerre pou­vait s’y abri­ter, et de là inquié­ter les trans­ports enne­mis menant des troupes à Algé­si­ras, ou bom­bar­der les posi­tions rive­raines de l’A­frique du Nord. Perdre Mala­ga devait avoir des consé­quences extra­or­di­nai­re­ment graves.

Mais les poli­ti­ciens avaient des rai­sons. Soixante pour cent du peuple était avec la F.A.I. et la C.N.T. Dans le par­ti socia­liste, divi­sé en deux groupes, les jeunes, plus ardents et plus com­ba­tifs, éli­mi­naient les vieux pro­fi­teurs et refu­saient d’être de simples ins­tru­ments des ambi­tions per­son­nelles ou de cote­ries. Mala­ga avait donc, face au gou­ver­ne­ment, une atti­tude indé­pen­dante, non qu’elle se sépa­rât du reste de l’Es­pagne, mais parce qu’elle cher­chait son che­min dans une autre direc­tion sociale, qui n’a­vait rien à voir avec le régime déchu et ses représentants.

Pas d’armes. Des com­mis­sions furent envoyées, les unes après les autres, voir à Madrid, Lar­go Cabal­le­ro. Elles implo­raient, elles fai­saient voir que la menace sur Madrid pou­vait être conju­rée par une avance rapide en Anda­lou­sie. À ce moment, les fas­cistes concen­traient leurs forces dans le Nord et dans le centre de l’Es­pagne. Dans les pro­vinces du Sud, il n’y avait presque pas de sol­dats. Les anti­fas­cistes véri­tables de Mala­ga se fai­saient forts de prendre Algé­si­ras en qua­rante-huit heures, et c’est à Algé­si­ras que débar­quaient les troupes rifaines, et Algé­si­ras était encore le prin­ci­pal point de ravi­taille­ment des fas­cistes sur toute la côte du Sud. Ils se fai­saient forts d’ar­ri­ver aux portes de Cadix et de Séville, de prendre avec deux mille fusils et dix mitrailleuses, la ville de Gre­nade. Ils expri­maient cela en sup­pliant. Rien à faire.

« Pour Mala­ga, pas un fusil, pas une car­touche », leur décla­ra tex­tuel­le­ment Lar­go Cabal­le­ro. Et un délé­gué socia­liste, exas­pé­ré, l’in­sul­ta un jour autant que quelque temps avant son départ pour Madrid, Dur­ru­ti l’a­vait fait devant la même résis­tance intran­si­geante et cri­mi­nelle en ce qui concer­nait le front d’Aragon.

Mais on ne refu­sait pas seule­ment les armes et les muni­tions. On refu­sait les chefs mili­taires éclai­rés, ou on les repre­nait quand on se ren­dait compte que, pla­çant les besoins de la guerre en pre­mier lieu, ils main­te­naient avec tous les com­bat­tants des rela­tions cor­diales, et se refu­saient à les ignorer.

Com­ment auraient-ils pu le faire ? Les trois-quarts de mili­ciens cam­pés et lut­tant dans la mon­tagne étaient membres de la C.N.T. et de la F.A.I. Presque tous les chefs de colonnes, des gué­rille­ros comme il n’y en eut pas sur d’autres fronts étaient des nôtres. Com­ment se pas­ser d’eux ? Com­ment se pas­ser de Pedro Lopez, auteur d’é­tudes sur la guerre révo­lu­tion­naire, mili­tant aimé des pay­sans, et chef si habile que les plus mili­taires le consul­taient après avoir adop­té un plan, et de qui le colo­nel Simon me disait qu’il ne lui man­quait que les galons de géné­ral ? Com­ment se pas­ser de Mora, figure mer­veilleuse de vingt-quatre ans, qui fut de tous les com­bats, à Séville et à Tri­ana, à Bada­joz et à Cacé­rès, à Oro­pe­ca, à Tala­ve­ra, à Tolède, à Madrid, et que Lar­go Cabal­le­ro lui-même auto­ri­sa à par­tir sur le front de Mala­ga avec des armes et des hommes ? Com­ment se pas­ser d’Ar­cas, dont le frère avait été tué dans les pre­miers com­bats, mais qui, à la tête de la cava­le­rie, par lui orga­ni­sée, fai­sait dans le ter­ri­toire enne­mi des incur­sions fruc­tueuses ? Com­ment se pas­ser de « El Raya » et de tant d’autres ?

Et comme ils ne consen­taient pas à éli­mi­ner ces hommes, comme ils ne pou­vaient ni ne vou­laient rompre leurs rela­tions avec nos syn­di­cats dont les ouvriers étaient tou­jours les plus prompts à fabri­quer les gre­nades et les bombes, c’é­tait eux qu’on éliminait.

Ain­si fut limo­gé le com­man­dant Rome­ro, chef de tout le front, qui mal­gré son incli­na­tion ori­gi­naire vers le com­mu­nisme, finit par avoir pour nous une sym­pa­thie mar­quée, car c’est dans nos rangs qu’il trou­vait tou­jours la plus grande dis­po­si­tion à la lutte et à tout ce qui était néces­saire. Ain­si fut éli­mi­né le colo­nel Simon, qui occu­pa ensuite le même poste. Ain­si furent éli­mi­nés des chefs de moindre impor­tance. On les envoyait sur d’autres fronts, et dans la plu­part des cas, on ne les rem­pla­çait pas.

Les anti­fas­cistes de Mala­ga, socia­listes, com­mu­nistes et anar­chistes voyaient cela. Ils voyaient leur manque d’ar­me­ments, ils savaient que Mala­ga était une proie convoi­tée, et ils me disaient que le jour où l’en­ne­mi concen­tre­rait ses forces, il n’y aurait pas moyen de résister.

Aus­si envoyaient-ils délé­ga­tion sur délé­ga­tion. Je par­tis avec deux d’entre elles, une civile et une mili­taire. La délé­ga­tion mili­taire avait à sa tête le com­man­dant Pelayo, un des pre­miers artilleurs d’Es­pagne, qui diri­geait le sec­teur d’Es­te­po­na, soixante-dix kilo­mètres à l’est de Mala­ga. Comme tant d’autres, il lui fal­lut faire anti­chambre, cher­cher des recom­man­da­tions, par­ler avec les secré­taires des ministres, et, quand il fut reçu, être écou­té avec indif­fé­rence. Des hommes qui deman­daient à se faire tuer, à vaincre l’en­ne­mi, devaient sup­plier les bureau­crates et les poli­ti­ciens, maîtres de tout !

La délé­ga­tion civile n’eut pas plus de chance. Il en vint d’autres par la suite. Déses­pé­rés, ils fai­saient aux poli­ti­ciens d’é­lo­quents dis­cours pour leur mon­trer l’im­por­tance d’une avance en Anda­lou­sie. Tout était inutile.

L’in­ter­ven­tion de nos ministres ne fut pas plus heu­reuse. Mis en mino­ri­té sur cette ques­tion comme sur beau­coup d’autres, il leur fut impos­sible d’ar­ra­cher la moindre concession.

Dans les mon­tagnes, les troupes tenaient, lut­taient. Elles firent de nom­breuses actions, livrèrent de nom­breux com­bats dont sou­vent on ne par­la même pas. Et ces com­bats étaient presque tou­jours à leur avan­tage, car ils étaient orga­ni­sés et dis­ci­pli­nés d’une façon exemplaire.

Mais les armes ne venaient tou­jours pas. Sept mille hommes les atten­daient dans les casernes. Mala­ga a subi une cen­taine de bom­bar­de­ments aériens, et pour se défendre on ne lui envoya qu’un réflec­teur. Les trois cent mille car­touches s’é­va­nouis­saient dans les com­bats, et il n’en venait pas de nou­velles. Avec l’aide d’a­mis pla­cés pour cela, je pus faire détour­ner, pour qu’on les rem­plisse à nou­veau, deux cent mille douilles ayant déjà ser­vi. Ce fut tout.

Dans les der­niers moments, quand l’en­ne­mi atta­quait sur un point, il fal­lait cou­rir à d’autres deman­der les car­touches qui restaient.

C’est dans ces condi­tions qu’on dut faire face à l’at­taque for­mi­dable, par terre, par air et par mer, que déclen­chèrent les fas­cistes espa­gnols, ita­liens et alle­mands. On reproche aux Comi­tés d’a­voir quit­té la ville deux jours avant l’en­trée des troupes enne­mies. Il faut tenir compte de tous ces pré­cé­dents pour les juger. Sans muni­tions, les troupes se repliaient de la mon­tagne sur la ville. Il n’y avait, en cas de retraite, qu’une route bor­dant la mer, et qu’un débar­que­ment de cinq cents hommes et le bom­bar­de­ment d’un navire de guerre pou­vaient cou­per. La fuite géné­rale était inévi­table. Affa­més — ils avaient faim depuis des mois —, pour­sui­vis par les avions, les habi­tants s’en­fuirent. Dix mille vic­times devaient tom­ber pen­dant cette course atroce.

Au der­nier moment, le gou­ver­ne­ment envoya des ren­forts et des muni­tions. Elles n’ar­ri­vèrent qu’à Almeria.

L’a­vance de l’en­ne­mi avait été de cent qua­rante kilo­mètres. Et la perte, au point de vue géo­gra­phique, mili­taire et moral, est incalculable.

Dans la Sier­ra, des mil­liers de com­bat­tants sont tom­bés qui lut­tèrent comme des lions avant et pen­dant l’in­va­sion. Des mil­liers de cama­rades qui se savaient sacri­fiés, poi­gnar­dés dans le dos par les poli­ti­ciens. Des mil­liers de héros ano­nymes qui, pen­dant des mois, ont souf­fert le froid, la faim, la tra­hi­son, qui avaient sou­vent des envies folles de mar­cher sur Valence et d’en finir avec cette ver­mine. Leurs cadavres ont pour­ri sur les rochers, ont gelé dans les neiges, ont été dévo­rés par les bêtes.

Pen­dant ce temps, ceux qui, par le méca­nisme de l’É­tat, avaient tout en main, fai­saient de la poli­tique, des manœuvres et des contre-manœuvres. Et ce sont ceux-là qui accusent !

Je dois bien, à toutes ces vic­times stoïques, à tous ces cama­rades admi­rables, à tous ces com­bat­tants ces quelques lignes où je défends leur mémoire, et qui peut-être contri­bue­ront à ce que de telles tra­hi­sons ne se répètent pas.

[/​Robert Lefranc/​]

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