Pierre. — Alors Paul, ça va ?
Paul. — Ben voilà, dans ma précédente boîte, c’était tout de même mieux. Là, j’avais une petite croisée qui donnait sur une place bien fréquentée, tandis qu’ici, avec ces fenêtres au plafond, c’est comme dans un pénitencier. On ne voit pas seulement une branche d’arbre.
Pierre. — C’était si intéressant que ça la place publique ?
Paul. — Pour sûr. Tiens, toi qui sors de ton trou de village, tu aurais pu en faire des observations ! Rien que de jeter un coup d’œil dans la rue aux différentes heures de la journée, ça me donnait une image épatante de la vie. J’étais là, un peu, comme dans un spectacle, mais parfois le spectacle me fichait en colère. Comme au cinéma, quoi.
Pierre. — Mais qu’est-ce que tu voyais de si extraordinaire ?
Paul. — Eh bien, le matin, à la première heure, c’était un défilé rapide d’ouvriers et de manœuvres comme nous. Il y en a qui couraient, qui avaient une rude frousse d’arriver en retard. Des figures fatiguées de la veille souvent, des bougres avec un panier à vivres, tous silencieux, soucieux, pressés, maigres, pauvres et déformés.
Pierre. — C’est ça que tu appelles un spectacle ?
Paul. — Puis vers huit heures passaient les bureaucrates, les employés d’administration, les teneurs de livres, les gratte-papiers, assez bien frusqués, quoique sentant la purée quand même. Ensuite venaient des chômeurs, les mains dans les poches, l’air embêté, timide, triste.
Pierre. — Drôle d’amusement que de regarder ces gaillards.
Pauls — Entre dix et onze, la place était fréquentée par un tout autre monde. De gros messieurs, bien mis, gras et dodus, la figure épanouie, la démarche lente, posée ; des belles dames et demoiselles, garnies de dentelles et de fanfreluches ; puis des autos chics, des amazones.
Pierre. — Oui, c’est vrai, on ne voit guère ce monde-là quand on va turbiner.
Paul. — Pour sûr, sacrebleu. Et ce défilé de gens très divers, selon les heures de la journée, ne te dit rien ? Tu ne trouves pas que c’est un spectacle instructif ?
Pierre. — Ça me dit qu’il y a des pauvres et des riches, ce que je savais déjà.
Paul. — Et à moi, ça me dit qu’il y a des gens qui doivent aller travailler de très bonne heure, pour un grand nombre d’heures chaque jour, et qui restent pauvres, tandis qu’il y a des riches qui ne font rien de leurs dix doigts et qui ont tous leurs aises quand même. Oserais-tu dire que c’est bien ?
Pierre. — Non, c’est injuste.
Paul. — Et tu crois que ça peut durer ?
Pierre. — Ma foi, il y a bien quelque chose qui cloche. Faudra en parler aux copains.
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