La Presse Anarchiste

Mao, la dictature et l’exemple chinois

Nous sommes de ceux qui ne reculent pas devant la véri­té, même si elle dément, parce qu’elle a chan­gé de phy­sio­no­mie ou d’o­rien­ta­tion, ce que nous avons dit ou vu aupa­ra­vant. Et nous ne recu­lons pas parce que, dans le domaine humain et de la vie des peuples sur­tout, elle est sou­vent mou­vante, et n’en pas tenir compte, ne pas voir que les che­mins de l’his­toire bifurquent font de brusques détours, c’est se pla­cer en dehors de cette his­toire, et s’embourber dans des erreurs qui nous condamnent à l’é­chec où à l’im­puis­sance. Il y a des véri­tés essen­tielles, éter­nelles pour­rait-on dire, et qui sont défi­ni­ti­ve­ment acquises : qu’il est injuste que des hommes exploitent leurs sem­blables, qu’­his­to­ri­que­ment l’É­tat est beau­coup plus un fac­teur de désordre que d’ordre, néga­tif que posi­tif, qu’une orga­ni­sa­tion sociale basée sur l’en­traide est infi­ni­ment pré­fé­rable à une orga­ni­sa­tion sociale basée sur la lutte de tous contre tous, que les besoins géné­raux de l’hu­ma­ni­té, son bon­heur, sa digni­té, doivent ins­pi­rer les hommes, sou­cieux de son des­tin, que la liber­té condi­tionne la méthode réa­li­sa­trice de tous ces buts… Mais à part les grandes direc­tives qui se dégagent des points de repère que sont ces objec­tifs, il est un ensemble de faits poli­tiques, sociaux, se rap­por­tant aux fac­teurs mul­tiples qui com­posent la vie des peuples, des nations, des par­tis, des mou­ve­ments, des hommes pris indi­vi­duel­le­ment ou col­lec­ti­ve­ment, selon les réglons du globe, l’é­vo­lu­tion ici rapide, lente ailleurs, les tra­di­tions, la psy­cho­lo­gie des habi­tants, les influences raciales, reli­gieuses, ou du pas­sé, l’es­prit d’en­tre­prise des uns, l’i­ner­tie des autres. Ne pas tenir compte de cette mul­ti­tude de faits trans­forme en fana­tiques ou en ado­ra­teurs à l’es­prit fer­mé des gens qui croient pos­sé­der toute la véri­té, qui ne pra­tiquent pas assez l’au­to­cri­tique — laquelle est en soi une excel­lente chose — et ne se rendent pas compte de leur momi­fi­ca­tion. C’est ce qui arrive, plus peut-être qu’aux par­ti­ci­pants de tous les autres cou­rants sociaux, aux anar­chistes de notre époque.

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Ce long pré­am­bule nous a paru utile avant d’en­trer en matière, et d’a­bor­der un sujet qui n’est pas nou­veau, mais qui est à l’ordre du jour, et que ceux qui vivent les pro­blèmes de leur époque ne peuvent ni ne doivent igno­rer. Nous nous réfé­rons spé­cia­le­ment à l’é­tat actuel, et à l’é­vo­lu­tion de cet état, qui concerne la Chine.

Nous avions sui­vi comme nous avons pu les dif­fé­rentes phases par les­quelles est pas­sé le régime « com­mu­niste » chi­nois. Ces phases ont été diverses, et celles dont on a la plus par­lé ont géné­ra­le­ment, sinon toutes, été carac­té­ri­sées par les ini­tia­tives et les mots d’ordre d’o­ri­gine gou­ver­ne­men­tale. À cha­cune d’elles, une pro­pa­gande, une publi­ci­té tapa­geuse ont été répan­dues dans le monde entier. Nous nous sou­ve­nons, par exemple, du « Grand Bond en avant », for­mule lan­cée par Mao-Tsé-tung, qui pré­co­ni­sait ain­si une révo­lu­tion indus­trielle par laquelle, grâce à l’or­ga­ni­sa­tion typi­que­ment com­mu­niste chi­noise, des mil­liers de petites fon­de­ries impro­vi­sées allaient fabri­quer de l’a­cier, et le fabri­quaient en créant des tech­niques nou­velles sur­clas­sant celles du capi­ta­lisme. Pour cela, on pous­sa la popu­la­tion à tout sacri­fier, à por­ter aux fon­de­ries locales tous les objets fer­reux, y com­pris les usten­siles de ménage les plus néces­saires, les ser­rures et les gonds des portes, les bicy­clettes, etc. Puis vint l’é­chec inévi­table, les résul­tats furent néga­tifs. Mais il avait suf­fi que, grâce à la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir d’É­tat, Mao eût pris une ini­tia­tive qui lui parais­sait excel­lente, sans doute à la lumière du mar­xisme léni­niste maoi­sé, pour que l’im­mense Chine et ses 600 ou 650 mil­lions d’ha­bi­tants s’en­ga­geassent dans une expé­rience que le moindre bon sens, ou la plus minime infor­ma­tion eussent déconseillée.

Et puis il y eut le mou­ve­ment des « com­munes popu­laires ». Ce mou­ve­ment avait, et a des racines dans l’his­toire sociale d’un peuple dont la civi­li­sa­tion est beau­coup plus vieille que la nôtre, qui a connu de longues périodes de déca­dence, mais qui a conser­vé aus­si des cou­tumes sociales, ou le sou­ve­nir de ces cou­tumes. Mao s’ins­pi­ra cer­tai­ne­ment de ces ves­tiges du pas­sé — en même temps, sans doute, que de concep­tions com­mu­nistes des dif­fé­rentes écoles socia­listes dont il avait connais­sance. Mais il fal­lut que ces com­munes répondent aux direc­tives don­nées par l’É­tat. Et ces direc­tives chan­gèrent, pour toute la Chine. Il y eut trois étapes, dont l’une carac­té­ri­sée par le mot d’ordre « en avant des deux pieds », et une autre par le mot d’ordre : « un pas en arrière ». Car, le mou­ve­ment com­mu­nal se déve­lop­pait plus que Mao n’a­vait ima­gi­né, les pay­sans chi­nois avan­çaient pour leur propre compte. Si bien que l’as­sem­blée plé­nière du P.C., réunie à Wuchang en 1959, disait dans une réso­lu­tion : « Il est essen­tiel que, dans le fonc­tion­ne­ment des com­munes popu­laires, soit ren­for­cée la direc­tion du Par­ti… Cer­tains croient que, les com­munes exis­tant, le par­ti n’est plus néces­saire, que n’im­porte qui peut effec­tuer la pré­ten­due uni­fi­ca­tion du par­ti et de la com­mune. Cette façon de pen­ser est erronée. »

Alors vient la période des coopé­ra­tives. En février 1957, Mao oppose les coopé­ra­tives aux communes :

« On voit donc clai­re­ment qu’il n’y a pas eu de contre­temps dans le mou­ve­ment coopé­ra­tif. Com­bien de temps fau­dra-t-il pour conso­li­der les coopé­ra­tives et mettre un point final à ces dis­cours en ce qui concerne leur supé­rio­ri­té ? Et je crois que nous aurons assez bien tra­vaillé si nous appli­quons le sys­tème coopé­ra­tif pen­dant le pre­mier Plan Quin­quen­nal, et le conso­li­dons au cours du second. »

Bien­tôt Mao, le Grand Timo­nier, chan­gea de route. À leur tour les coopé­ra­tives deve­naient dan­ge­reuses, et le P.C. Chi­nois, tou­jours sous l’im­pul­sion du même capi­taine, pro­cé­da à ce qu’on appe­la une « com­pres­sion dras­tique » dans la pro­vince de Tché-Kiang où 15.000 coopé­ra­tives, avec 900.000 familles, furent dis­soutes d’un coup. On ne sait par quels tru­che­ments l’ordre en fut don­né, et si Mao fut le seul res­pon­sable, car les centres direc­to­riaux se che­vauchent, et les clans au pou­voir changent. Tou­jours est-il qu’en avril 1953, le Comi­té Cen­tral recom­man­dait : « Ne com­met­tez pas l’er­reur d’une nou­velle dis­so­lu­tion mas­sive des coopératives. »…

C’est à la même époque que, dans l’ordre poli­tique, Mao pro­cla­mait la doc­trine des « Cent fleurs » par laquelle il admet­tait toutes les concep­tions du socia­lisme, et invi­tait qui­conque avait des cri­tiques à for­mu­ler contre le régime à le faire. Les cri­tiques se pro­dui­sirent, innom­brables. Et le résul­tat fut une répres­sion ter­rible, qui cau­sa des légions de victimes.

Puis on prit un autre che­min, celui de l’or­ga­ni­sa­tion tech­ni­cienne diri­gée uni­que­ment d’en haut. Les tech­ni­ciens russes et leurs maîtres en furent cer­tai­ne­ment les ins­pi­ra­teurs. Ce qui eut pour résul­tat qu’une « nou­velle classe » qui naquit et se déve­lop­pa rapi­de­ment, mieux orga­ni­sée et en osmose avec la bureau­cra­tie d’É­tat prit le pas sur la pagaïe auto­ri­taire, et Mao fut mis en mino­ri­té dans la couche diri­geante. Ce qu’il ne digé­ra pas. Il le sup­por­ta pen­dant quelques années, puis lan­ça ce que l’on appe­la la « révo­lu­tion cultu­relle ». Son pres­tige le ser­vit et son habi­le­té. Pour cette grande manœuvre il mobi­li­sa les étu­diants, les lycéens, et les lan­ça au com­bat en employant les moyens clas­siques des dic­ta­teurs modernes : — fas­cistes, ou com­mu­nistes — il don­na à cette jeu­nesse déchaî­née le droit d’in­ter­ve­nir par­tout, de tout bou­le­ver­ser, de tout cham­bar­der. Il y ajou­ta l’ar­mée, dont le chef, Lin Piao, l’ap­puyait à cent pour cent. Et ce fut une lutte qui ensan­glan­ta le pays, cau­sant une fois de plus d’in­nom­brables vic­times. Le but de l’i­dole débou­lon­née était de remon­ter sur son pié­des­tal, aus­si de recon­qué­rir le pou­voir. Pou­voir poli­tique d’a­bord : il s’a­gis­sait d’une lutte de cote­ries où le plus habile manœu­vrier l’emporterait ! À ce sujet, Mao et Lin Piao s’en­ten­dirent comme bri­gands en mon­tagne. Mais le pre­mier pour­sui­vait un autre but : s’emparer (en plus du pou­voir poli­tique), du pou­voir intel­lec­tuel du peuple chi­nois. Ce fut l’i­ni­ma­gi­nable des­truc­tion, la mons­trueuse auto da fe des livres, des livres chi­nois, des tré­sors de culture qu’ils consti­tuaient, des écrits des poètes, des phi­lo­sophes et de toute la lit­té­ra­ture occi­den­tale, des œuvres des pen­seurs, des roman­ciers, des écri­vains de toute sorte, dont les écrits appar­te­naient, et appar­tiennent à l’hu­ma­ni­té entière. Tout cela fut reti­ré et rem­pla­cé par le petit livre rouge qui rédui­sit la pen­sée, l’art, la phi­lo­so­phie à un cer­tain nombre de lapa­lis­sades du genre de celle-ci : « Pour labou­rer la terre, il faut d’a­bord avoir la volon­té de le faire ; sans cette volon­té, on ne laboure pas ; il faut aus­si les moyens tech­niques de le faire ; sans les moyens tech­niques, la terre res­te­ra en friche ; mais si les moyens tech­niques et la volon­té s’u­nissent pour par­ve­nir à ce but, ce but sera cer­tai­ne­ment atteint. ». Cette attaque à la culture humaine, cette réduc­tion de l’ho­ri­zon intel­lec­tuel du peuple chi­nois aux dimen­sions du petit livre rouge est mons­trueu­se­ment inqualifiable.

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Cepen­dant, de nom­breux témoi­gnages venant de jour­na­listes sérieux, qua­li­fiés, par­mi les meilleurs du Figa­ro, du Monde et autres, nous obligent à nous occu­per de ce qui se passe en ce moment, en cette année 1972, dans la Chine et pen­dant l’a­près-révo­lu­tion dite cultu­relle. Nous avons lu, nous lisons pas­sion­né­ment les repor­tages docu­men­tés d’un Roger Mas­sip ou d’un Robert Guillain. Il semble que quelque chose ait chan­gé en Chine, que les com­munes popu­laires soient reve­nues (et non pas qu’elles soient appa­rues pour la pre­mière fois, comme semblent le croire ces jour­na­listes qui ne voient que les faits actuels). Il est pro­bable que telle est la véri­té du moment. La pro­duc­tion agraire a aug­men­té ; les légumes, le riz, les fruits abondent. L’en­traide s’est déve­lop­pée et se pra­tique — quoique pas au même degré que dans les col­lec­ti­vi­tés d’Es­pagne. Mais ne soyons pas trop exi­geants, réjouis­sons-nous des réa­li­sa­tions qu’on nous décrit de façon convaincante.

Réjouis­sons-nous, oui, mais cepen­dant… Quelle cer­ti­tude avons-nous quant à l’a­ve­nir ? Et d’a­bord, que Mao ne chan­ge­ra pas encore une fois d’at­ti­tude, de pro­gramme, de plan ? Ce mou­ve­ment des com­munes agraires, qui semble être posi­tif et si humain, ne consti­tue-t-il pas une force indé­pen­dante, rivale de l’É­tat et du par­ti com­mu­niste ? Ne pou­vons-nous pas craindre une autre de ces manœuvres gigan­tesques dont le Guide Éclai­ré a le secret ? Quand il l’a vou­lu, au moment de la Révo­lu­tion cultu­relle, il a dis­sous les jeu­nesses com­mu­nistes pour don­ner la pré­séance aux étu­diants. Puis, après son triomphe, il a ordon­né aux étu­diants de retour­ner à leurs études, et aux jeu­nesses com­mu­nistes de se recons­ti­tuer. Et il est par­fai­te­ment capable de recom­men­cer une, ou plu­sieurs manœuvres de ce genre. Au moment de sa contro­verse avec Krout­chev, il vou­lait la guerre, la guerre mon­diale, il cri­ti­quait l’U.R.S.S. de ne pas la décla­rer, et qua­li­fiait les U.S.A. de tigre de papier. Aupa­ra­vant il avait fait enva­hir le nord de l’Inde, créant par là une situa­tion d’hos­ti­li­tés per­ma­nentes avec la Nou­velle Del­hi. Aupa­ra­vant encore, il avait fait conqué­rir le Tibet par la force des armes. Aujourd’­hui, il tremble devant la menace d’une attaque russe, mais il col­la­bore avec la Rus­sie pour l’é­ta­blis­se­ment d’un Viet-Nam tota­li­taire dont il sait que, demain, il sera, contre lui, l’ins­tru­ment de Mos­cou, une menace pour le sud de la Chine et toute l’A­sie du Sud-Est.

Toutes ces consi­dé­ra­tions freinent notre satis­fac­tion devant les tableaux vir­gi­liens que l’on nous décrit. En ce moment, les choses sont vrai­sem­bla­ble­ment comme on nous les dépeint mais la dic­ta­ture ne peut pas être jugée d’a­près une seule de ses carac­té­ris­tiques. Mao, ou n’im­porte quel autre suc­ces­seur peut très bien lais­ser s’é­ta­blir un régime social interne très près du com­mu­nisme même liber­taire, et pré­pa­rer les forces mili­taires pour, dans un, cinq, dix ans, entre­prendre la conquête du Monde afin d’é­ta­blir le régime de domi­na­tion auquel il renonce par force actuel­le­ment. Un pas en arrière, deux pas en avant : cela aus­si entre dans la stra­té­gie du totalitarisme.

Peut-être, dans la meilleure hypo­thèse, Mao a‑t-il modi­fié ses pro­jets et ses conclu­sions. Sou­hai­tons-le, de tout cœur. Nous le sou­hai­tons tel­le­ment que si nous en avions les moyens. nous pren­drions l’a­vion pour aller voir ce qui se passe réel­le­ment en Chine.

Seule­ment, et tou­jours dans la meilleure des hypo­thèses, un des incon­vé­nients du régime dic­ta­to­rial est que le maître numé­ro 1 peut chan­ger à tout moment. Après Lénine est venu Sta­line. Celui-ci mort, Krout­chev repré­sen­tait un pas dans la voie de la libé­ra­li­sa­tion. Nous voyons main­te­nant ce qu’a don­né son évic­tion par le com­plot qui se for­ma contre lui, pour com­men­cer, et ce qui se passe en Tchécoslovaquie.

De même, Mao main­te­nant vieux, peut aus­si être rem­pla­cé par un quel­conque chef mili­taire ou com­man­dant en chef de la caste des diri­geants et gou­ver­nants professionnels.

L’ar­mée et la bureau­cra­tie demeurent. Et Tchou-En-lai non plus n’est ni jeune, ni éter­nel. Et mal­gré les réa­li­sa­tions actuelles du peuple chi­nois, nous sommes obli­gés de nous deman­der ce que réserve l’avenir.

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