Je dois, à l’affectueuse attention d’un professeur universitaire espagnol, qui, ainsi que d’autres sur lesquels je ne donnerai pas de détails, enseigne à ses étudiants ce qu’a été le mouvement libertaire de leur pays, et l’œuvre de la Révolution libertaire, deux joies profondes et successives. Grâce à lui, J’ai pu récupérer un exemplaire de deux livres que j’avais écrits avant 1936, et auxquels j’attache beaucoup d’importance. L’un de ces livres s’intitule Problèmes économiques de la Révolution espagnole ; l’autre, Précisions sur l’anarchisme. Le premier fut édité en 1931, et réédité en 1932, par la revue libertaire Estudios, qui paraissait à Valence ; le deuxième fut publié fin 1936 par la section éditoriale de Tierra y Libertad, vétéran de la presse anarchiste d’outre-Pyrénées. Je n’en avais pas même d’exemplaire. Car, les conditions dans lesquelles J’avais dû quitter l’Espagne lorsque nous avions perdu la partie (passage des Pyrénées à trois mille mètres, quatre nuits et trois jours de marche pour ne pas me faire assassiner par les communistes gardant la frontière du côté espagnol, ou arrêter par la gendarmerie du côté français), les conditions dis-je, m’avaient empêché d’en emporter. Et je n’en avais pas, comme je n’en ai pas d’autres livres (l’Insoumis, le Monde vers l’abime, que sais-je ?) encore maintenant.
J’avais gardé un certain attachement à ces deux-là, car je les considérais comme un apport dont l’exemple, pour le premier, et l’approfondissement de certains problèmes, pour le second, me permettaient de croire que je n’avais pas vécu de façon tout à fait inutile. Problèmes économiques de la Révolution espagnole, bien que, comme son titre le laisse supposer, et où abondaient les statistiques, avait été lu par les militants de base, (pas les autres : ils étaient trop savants !). C’était, écrivait le sociologue anarchiste italien Luigi Fabbri, la première fois que dans la production anarchiste internationale on abordait, sur la base de connaissances, de réalités économiques documentées, chiffrées, le problème de la reconstruction sociale. Le premier tirage, dont je dus me charger en Argentine où j’habitais [[Et d’où j’envoyais régulièrement mes écrits en Espagne.]], avait été de deux mille exemplaires ; il fut épuisé en moins d’un an. Cela montre l’intérêt que tant de camarades qui pensaient sérieusement aux problèmes de reconstruction sociale, de réorganisation de l’économie industrielle et agraire, du ravitaillement des villes, du fonctionnement des services sociaux, etc., avaient pour ce genre d’étude.
À ce premier livre j’avais ajouté des articles, des écrits épars, parus dans la presse libertaire espagnole, et telle était ma concentration sur ces problèmes dont l’importance était pour moi primordiale, que j’ai été surpris, dans une certaine mesure, en relisant maintenant le deuxième des deux livres ci-dessus mentionnés, de constater que, au long de deux cents pages sur quatre cents, j’avais de nouveau posé et traité de l’œuvre constructive de la révolution, m’efforçant d’apporter des réponses précises. Il suffit de lire les têtes de chapitres suivants pour s’en convaincre : « La réalisation du communisme libertaire » ; « Structure et fonctionnement de la société nouvelle » ; « le problème paysan » ; « la monnaie dans la révolution » ; « la révolution communiste libertaire et le problème international ». Même, dans les autres chapitres, certaines questions dont l’importance est permanente sont traitées aussi par rapport à des situations prévisibles en période de transformation sociale.
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Il me fut affirmé, un jour, en France, lors d’une polémique avec un camarade aujourd’hui décédé, qui était un esprit fort et maniait facilement l’ironie, que les révolutionnaires d’Espagne n’avaient eu que faire des écrits de ce genre, et avaient trouvé seuls le chemin, sans avoir besoin de lire les bouquins écrits par les spécialistes. En vérité, j’ai connu assez de ces constructeurs, que je suis allé voir sur place, directement, en plein travail, pour pouvoir assurer que c’était là une déformation des faits. Mais trop souvent ceux qui sont incapables de réaliser certaines choses ont tendance a en nier la valeur pour justifier leur impuissance et leur incapacité. [[J’avais proposé par écrit, à Angel Pestafia, qui dirigeait alors Solidaridad Obrera, notre quotidien de Barcelone, de publier dans ce journal, sous forme de feuilleton, une étude d’une quarantaine de pages sur ce sujet. Il ne me répondit même pas. Il en fut de même pour Felipe Metz, qui le remplaça. En désespoir de cause, je me mis au travail, et il en sortit un livre que je fis éditer à mes frais et envoyai en Espagne.]]
Toujours est-il que, par exemple, les jeunesses libertaires de Barcelone éditèrent en brochure largement répandue le chapitre Structure et fonctionnement de la société nouvelle ; et souvent, quand, dans les réglons agricoles collectivisées, je demandais aux camarades qui m’expliquaient ce qu’ils avaient fait, comment ils avaient résolu tel ou tel problème, où ils avaient puisé leur inspiration, souvent, dis-je, j’entendis cette réponse : « Pero, hombre, en tus escritos ! » (Mais, mon vieux, dans tes écrits !).
Je n’écris pas cela par vanité, mais je n’aurai pas non plus la fausse modestie de dire que ces mots ne résonnent pas encore agréablement dans mon cœur.
Naturellement, c’est surtout au premier de ces deux livres, écrit cinq ans avant la révolution que ces camarades se référaient. De celui-là, je crois utile de montrer quelles étaient les matières traitées, et dans quel ordre de l’avais fait.
Le premier chapitre, intitulé Criterio econômico, est une analyse et un exposé des principes économiques, théoriques et pratiques, qui guidaient mes recherches. Puis selon la méthode qu’il m’a semblé nécessaire de suivre, les autres chapitres se suivent dans l’ordre suivant :
« Conditions naturelles de l’Espagne » ; « la population espagnole » ; « Agriculture et production agraire » ; « les améliorations possibles dans l’agriculture » ; « industries de l’alimentation » ; « énergie : combustibles et force motrice » ; métaux et métallurgie » ; « industrie textile et vêtements » [[ L’industrie textile était la plus importante d’Espagne, particulièrement en Catalogne. C’est pourquoi elle figure en première place.]] ; « industries diverses » ; « voies et moyens de transport » ; « le commerce extérieur et la révolution » ; « production et interdépendance des régions » ; « les possibilités du communisme libertaire dans les campagnes » ; « les migrations prévisibles » ; « moyens de réalisation » ; « la défense révolutionnaire » ; « conclusion » ; « schémas de reconstruction ».
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On m’accusera peut-être de vanité si je dis maintenant, après quarante et un an que ce livre a été écrit, que je comprends mieux ce qu’après sa publication, certains camarades me dirent sans qu’alors j’eusse donné d’importance à leurs paroles : « tu as employé une méthode d’économiste, une méthode scientifique ». Je n’avais pas, alors, pensé à suivre un plan qui pût mériter de telles appréciations ou de tels éloges. Aujourd’hui — et le lecteur en jugera — qu’il m’est possible de juger objectivement, je suis obligé de reconnaître que ces jugements étaient justifiés. Et je ne l’écris pas pour me hisser sur un piédestal, mais parce que je crois, que les études qui se feront, si l’on en fait sur ces questions, devront revêtir ce caractère scientifique, économique (qui, chez moi, ne fut surtout que méthodique), pour avoir une valeur réelle et être vraiment utiles.
Cela me conduit à formuler d’autres appréciations. Mon premier livre, surtout, n’avait pas la prétention de dépasser ce qui avait été écrit jusqu’alors, mais cependant il l’a fait. Avant, on avait surtout écrit dans l’abstrait. Mon Communisme, de Sébastien Faure, ne faisait intervenir que l’imagination pour exposer comment avait été réalisée une révolution libertaire. J’apprécie beaucoup l’imagination, et je sais que sans elle, l’intelligence est incomplète. J’en ai du reste plus que beaucoup ne supposent, et j’y ai eu recours pour écrire tel ou tel chapitre. Mais elle seule est insuffisante. Kropotkine lui-même, dans sa préface au livre de Pataud et Pouget, les deux militants syndicalistes libertaires, auteurs de Comment nous ferons la Révolution, écrivait que La Conquête du Pain était une utopie. Et ce sont bien des utopies qui ont été écrites sur ces questions, c’est-à-dire des anticipations imaginaires que leurs auteurs ne basaient pas sur des connaissances, des données réelles et réalistes concernant les événements envisagés. Je ne méprise pas ces essais, qui ont eu au moins le mérite de poser ces problèmes, de susciter l’intérêt et la prédisposition mentale nécessaire pour les résoudre. Mais il est indiscutable que les constructions abstraites sont, et depuis longtemps, absolument insuffisantes. Il est indiscutable que, de nos jours, devant l’augmentation de la population et la densité de cette population, devant l’intensification de la production, de la consommation, des relations économiques à l’échelle mondiale, c’est plus que des créations imaginaires qu’il faut : ce sont des connaissances réelles, sérieuses, précises, si bien que les économistes révolutionnaires devraient, en capacité, dépasser les économistes de nos adversaires.
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Ce qui n’a pas été fait, et moins encore par l’école non libertaire du socialisme. Comme je l’ai écrit ailleurs, il est curieux de lire sous la plume de Marx, et tels de ses disciples les plus éminents, des considérations absolument identiques contre la préparation de l’avenir, à celles formulées par les anarchistes individualistes ou asociaux, contre ce genre d’études. Or, aujourd’hui, seuls des irresponsables, si intelligents soient-ils pour d’autres choses, peuvent se lancer dans une aventure révolutionnaire, ou de transformation sociale, même pacifiste — nous sommes en pleine hypothèse — sans posséder les connaissances adéquates au but poursuivi.
Et surtout, ce que mon observation des faits confirme de plus en plus, tous ces intellectuels adorateurs de la révolution, ne peuvent pas, sous peine d’être taxés d’inconscience et d’irresponsabilité, s’en tenir à l’aspect littéraire de la question, embarquer les peuples dans l’abîme épouvantable que représenterait leur échec, et l’échec serait inévitable là où manquerait la capacité technique, la préparation intellectuelle spécialisée, l’aptitude d’adaptation qui n’est pas possible s’il n’y a pas, à la base, un acquit qui ne s’improvise pas, encore moins en pleine période de crise.
Le cas Malatesta est typique à ce sujet. Ce fut un grand lutteur, un théoricien précis, à la dialectique convaincante, et qui, surtout sur le soir de sa vie, après le triomphe de Mussolini, et peu avant, critiqua beaucoup l’absence de programme constructif des anarchistes italiens, leur demandant d’en établir un. Mais en vérité lui-même fut incapable de le faire — ce qui prouve que ce n’est pas facile — et lorsque, pendant la prise des usines de Milan, Turin et autres villes par les travailleurs en 1920, il se contenta de parcourir les entreprises expropriées, et de dire aux grévistes qu’ils avaient en main leurs moyens de travail, qu’ils ne devaient pas les abandonner, qu’il fallait poursuivre plus avant les réalisations révolutionnaires, etc. Mais il ne sut pas leur dire ce qu’ils devaient faire pour les associer et les faire produire, pour établir les rapports entre les villes et la campagne. Ses camarades non plus ne surent pas. La révolution fut trahie par les socialistes, les communistes, les syndicalistes réformistes, c’est vrai. Mais aussi, du moins en partie par les anarchistes qui furent inférieurs à leur tâche.
Malatesta n’eut pas, à ce sujet, d’esprit créateur. C’est pourquoi, ainsi que son disciple Luigi Fabbri, avec qui je soutins sur ces sujets une polémique dans son journal Studi Sociali, il en était arrivé à la théorie de la « libre expérimentation ». En cas de révolution, où les communistes seraient naturellement les plus nombreux et les plus forts, l’attitude des anarchistes devait être celle-ci : exiger le droit de mettre en pratique leurs idées là où cela leur serait possible, sinon « ce serait la lutte ». Comme si on ne savait pas d’avance, après la leçon de la Russie, de l’Ukraine, de Cronstadt, que les bolcheviques extermineraient sans hésitation les « libres expérimentateurs ».
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Sébastien Faure nous offre un autre exemple. Dans les douze conférences qu’il prononça, et qui furent éditées, sous le titre général de Propos subversifs, il en est une intitulée « Les forces de Révolution » où il imagine ce que serait le rôle de chaque secteur dans une révolution où les socialistes, les syndicalistes, les anarchistes coopéreraient. Je ne me souviens plus si les communistes aussi figuraient dans cette alliance, mais je me souviens très bien que dans les rôles qu’il distribuait à chacun, celui des anarchistes devait consister à être le fer de lance, figurer à la pointe du combat pour démolir, démolir les institutions du capitalisme et de l’État, ou ce qui en restait, afin de pousser aussi loin que possible les conquêtes de la révolution.
Et puis, après ? se demande le lecteur qui y réfléchit quelque peu. Après les anarchistes se trouveraient, dans la meilleure hypothèse, les armes à la main encore fumantes, et devant les socialistes et les autres secteurs qui auraient pris l’économie et l’organisation de la société. Mais qui, certainement, n’auraient pas instauré le communisme libertaire.
Je pourrais citer d’autres cas, comme celui des anarchistes russes que j’ai connus lors de mon séjour à Moscou en 1921. Mackno insiste sur leur incapacité de constructeurs dans son livre sur la Révolution en Ukraine, et montre comment, lui et ses amis paysans, ils ne furent pas aidés dans l’œuvre constructive à laquelle ils s’adonnèrent. Cela me rappelle Voline, exposant dans la Révolution inconnue comment, pendant un congrès qui eut lieu en Ukraine — je ne me souviens plus exactement où —, il attendait, de loin, inquiet, pour savoir quelles résolutions, favorables ou défavorables aux thèses anarchistes, prendraient les délégués ouvriers et paysans. À son grand soulagement, les résolutions furent favorables, et il s’en réjouit parce que, ajoutait-il, comme anarchiste il devait laisser les travailleurs trouver eux-mêmes les solutions qui seraient conformes à nos idées.
Eh bien, non ! Je proteste contre ces théories qui ne sont pas plus anarchistes qu’autoritaires, car leur valeur est nulle. D’abord, parce que, comme le disait Bakounine – toujours lui ! – chaque être vivant ne peut renoncer à la part d’influence qu’il est capable d’exercer sur les autres sans s’annuler lui-même ; ensuite, parce qu’il est trop facile de se laver les mains en n’assumant pas la part de responsabilité qui découle de l’attitude théorique adaptée par chacun. En ce genre de responsabilités, je pense que l’on devrait appliquer la morale de certaines armées : les officiers, au front ; vous voulez la révolution, vous nous recommandez de la faire, très bien ; mais dans la mesure qui vous revient, assumez-en aussi la charge, placez-vous avec nous, au premier rang, non pour discourir, mais pour construire, pour organiser, pratiquement. Dites-nous comment il faudra nous y prendre pour construire la société nouvelle, non pas dans l’ordre politico autoritaire (il y aura toujours des fonctionnaires amateurs pour ce genre de réalisations), mais dans l’ordre économique, de la production, de la consommation, de la distribution, de l’importation des matières premières, des échanges, etc. Et si vous ne savez pas, ne jouez pas les apprentis sorciers, taisez-vous, et allez dormir.
Tel est, en tout cas, le langage que je crois avoir le droit de tenir. Parce que, par mes livres et mes articles d’abord, puis par mes contacts avec les réalisateurs de la révolution espagnole, où j’ai apporté autant que l’on m’a demandé et qu’il m’a été possible alors que nos grands personnages sont restés dans les ministères, dans la bureaucratie d’État, ou se sont promenés sans rien observer, sans rien enseigner, ni enregistrer, sans aider, participer, conseiller, orienter. Au plus, du haut de leur fausse supériorité, certains ont-ils critiqué…
C’est ce genre de personnages qui est de trop, aujourd’hui. Et il est temps d’exiger de ceux qui continuent à jouer un rôle de petits théoriciens de la révolution, qu’ils prennent leurs responsabilités. Il est temps de dire aux jeunes qui s’insèrent dans le courant libertaire qu’ils doivent, sur ce point, dépasser leurs aînés.
[/Gaston