Dans la nuit du 5 août, à l’âge de soixante-quinze ans, est mort à Londres un des fondateurs de la social-démocratie allemande et l’ami intime de Karl Marx : – Frédéric Engels.
Homme d’une instruction supérieure, surtout dans la métaphysique, travailleur infatigable, dialecticien subtil, polémiste- de premier ordre, Engels avait rendu, par ses écrits nombreux, des services immenses am mouvement ouvrier en Allemagne. Depuis son premier ouvrage important, La situation des classes ouvrières en Angleterre, publié en 1845, et jusqu’aux derniers jours de sa longue carrière politique, il resta fidèle aux idées exposées par lui et par Marx, en 1847 – 48, dans le « Manifeste du parti communiste ». Selon l’opinion des panégyristes d’Engels, ce manifeste est jusqu’à nos jours la base fondamentale du mouvement social-démocratique, et tout ce qu’Engels et Marx ont publié, plus tard n’est qu’un exposé plus ou moins élabore des idées énoncées dans ce manifeste. Ce qui est tout à fait juste. Toutes les brochures d’Engels – car depuis son ouvrage de 1845 il publia seulement des brochures et des pamphlets de polémique, et son dernier petit travail sur l’origine de la famille est plutôt un travail de compilateur, d’après les recherches de Morgan, de Maine et d’autres – toutes ses brochures et articles de journaux sont réellement la répétition incessante des mêmes idées.
En quoi consistent-elles ?
Ainsi qu’Engels le raconte lui-même dans Louis Feuerbach, pendant sa jeunesse il était complètement plongé dans la métaphysique réactionnaire de Hegel. D’après une des plus grandes autorités dans la philosophie moderne – le professeur Wundt – tout le système d’Hegel était approprié aux idées réactionnaires de la Restauration, qui faisait une guerre à outrance à l’héritage de la grande Révolution, et spécialement à la Déclaration des droits de l’homme. Aussi nous voyons qu’Hegel proclame, comme une vérité absolue, la soumission complète de l’individu à l’État, et il affirme qu’aucun droit individuel n’a de raison d’être devant l’État tout-puissant. II est vrai que, sous l’influence de L. Feuerbach, Engels et Marx, comme beaucoup d’autres, finirent par se révolter contre la métaphysique d’Hegel. Mais, selon Engels lui-même, ils n’ont pas renoncé au système complètement : ils l’ont seulement « mis sur ses pieds » ; c’est-à-dire, ils se sont déclarés révolutionnaires et matérialistes, en admettant toute la doctrine de l’État centralisé et tout-puissant.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que leur « manifeste » revendique, au nom du socialisme, le monopole de l’État dans l’organisation de toute la vie économique d’une nation, avec « le travail obligatoire pour tous », « la création d’une armée de travail, spécialement pour l’agriculture » et « l’amélioration dans la culture agricole d’après un plan unique et obligatoire » (voir le Manifeste, 1re édition).
Une pareille conception du socialisme était complètement étrangère aux idées communistes autonomes de Robert Owen – ce grand fondateur du mouvement ouvrier et du socialisme moderne. Louis Blanc même, dans son Organisation du travail, admettait qu’une fois que le crédit d’État aurait permis aux ateliers de s’organiser, les associations devaient jouir d’une autonomie complète dans leur vie intérieure. Mais les Anglais, aussi bien que les Français, n’avaient pas été atteints par l’influence néfaste de la métaphysique réactionnaire. Aussi, pour bien se distinguer de ces « ignorants » en cette métaphysique, Engels et Marx, les premiers, si je ne me trompe, s’approprièrent le titre de « socialisme scientifique » (en réalité, « métaphysique » et « réactionnaire »), tandis que Robert Owen – à cet esprit si positif, cet organisateur incomparable et initiateur dans la législation du travail, à ce matérialiste et athée et ce créateur du mouvement coopératif, l’homme qui souffla une vie nouvelle et vigoureuse dans les trades-unions, – ils appliquèrent l’épithète d’« utopiste » !
L’histoire moderne nous montre que la doctrine hégélienne : « Tout pour l’État et par l’État » était complètement fausse, et vers la fin de sa vie (1891), Engels se vit obligé de déclarer que dans une société communiste l’État n’aura aucune raison d’être (voir la préface à la troisième édition de la Guerre civile de Marx). Mais c’était déjà trop tard. Son influence pendant un demi-siècle a produit toute une bande de blagueurs ignorants qui se proclament aussi « scientifiques ». Sans avoir la moindre idée de la métaphysique réactionnaire d’État créée par Hegel, les adeptes d’Engels enseignent aux ouvriers des idées baroques (Voir l’Ère Nouvelle, n°10 et 11 de 1894) sur l’action et la phénoménologie d’un esprit absolu dans l’histoire de l’humanité… Et ceci en France ! et de nos jours, après les encyclopédistes, après Lamarck, Laplace, Darwin, Lyell, Quételet, Owen !…
Cette propagande d’ignorance et de réaction métaphysique, menée par les adeptes du « socialisme scientifique », c’est-à-dire par les élèves d’Engels, restera une tache bien noire sur la renommée du maître.
Les méfaits politiques ou littéraires, on peut les pardonner à un défenseur des intérêts du peuple ; aussi passerons-nous en plein silence toutes les attaques d’Engels contre les hommes et l’idée anarchistes… Mais l’altération d’une idée large, humanitaire et vraiment émancipatrice (le communisme autonome de Robert Owen), l’introduction dans le socialisme de la métaphysique, condamnée par la science et reniée par la philosophie moderne, – je doute fort que l’histoire du mouvement socialiste voudra l’en absoudre, malgré les services qu’il a rendus, malgré ses qualités brillantes.
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