À l’heure où plus que jamais sévit, non seulement au Maroc, mais dans toute notre Afrique du Nord, le régime du vol, du massacre et de la spoliation, à l’heure où se multiplient les bombardements des villages marocains par avions, et les hécatombes de ceux qui persistent à défendre leur pays contre l’envahisseur cupide et cruel, à l’heure enfin, où les Arabes d’Algérie et de Tunisie, bien qu’ayant laissé 80.000 des leurs dans les tranchées subissent, plus brutal que jamais le Code féroce et honteux de l’Indigénat, il me plaît de montrer ici que ces victimes de la Force ne sont pas les brutes et les sauvages, la race inférieure que le vainqueur ne cesse de nous présenter, sans doute pour atténuer son crime. Et pour cela, il me suffira de dire, ici, ce que furent à travers les siècles l’âme poétique et le génie littéraire es vaincus.
Avant l’islam
Que trouve-t-on à l’origine de toutes les littératures, ou plus exactement le toutes les poésies et de tous les arts, sinon l’amour et le sentiment religieux ? La puissance de ces deux instincts dans l’évolution poétique et artistique de l’humanité fut reconnue par les critiques et les philosophes de l’antiquité, lesquels n’hésitaient pas à définir l’homme avec une pittoresque précision : un animal amoureux et religieux.
Et cela est malheureusement vrai.
Mais, de toutes les littératures et de toutes les poésies qui ont, depuis les plus lointaines origines, enchanté la vie humaine, fait oublier sa brièveté, bercé ses souffrances, caressé ses chimères et ses espoirs, en lui donnant l’illusion de l’impossible bonheur, il en est une qui, d’une façon particulièrement éclatante prouve la vérité de cette doctrine, surtout en ce qui concerne l’amour, c’est de la littérature et de la poésie arabes qu’il s’agit. On peut affirmer que dans ses origines et ses sources l’instinct amoureux l’emporte de beaucoup sur l’instinct religieux. Et pourtant malgré l’évidence, il s’est trouvé des critiques qui, uniquement préoccupés, hypnotisés même par la grande figure de Mohamed, seulement attentifs au rôle immense qu’il joua dans les destinées du peuple arabe considèrent son livre, Le livre, comme la source unique et sacrée de toute beauté et de tout idéal, dans cette branche de la famille de Sem.
D’après eux, c’est à peine si l’histoire de la littérature arabe commencerait quelques générations avant le Prophète. Et le Koran serait l’alpha et l’oméga de son évolution pourtant si variée et si féconde.
À l’appui de cette étroite théorie, ils citent l’opinion de certains auteurs arabes déjà très anciens, qui taxent d’ignorance absolue tous les temps écoulés jusqu’à l’arrivée de Mohamed.
— « Avant l’Islam, affirment ces vieux écrivains, plus confits en piété que solides en érudition, le cerveau de l’Arabe était aussi stérile que les steppes de l’Arabie Pétrée ; son cœur et son âme, non encore vivifiés par la parole de Dieu, égalaient en sécheresse et aridité les « oued » taris par l’éternelle canicule, c’est Mohamed et Mohamed, seul, qui a fécondé l’imagination de sa race. À son Livre dicté par Dieu, il convient de faire remonter, comme à la source unique et véritable, tout le fleuve poétique et aussi toutes les sciences qui depuis ont jailli d’elle. Jusque-là le peuple arabe qui devait être plus tard l’éducateur de tant d’autres peuples a vécu dans la djahilya qui est la période d’ignorance… »
Et à cette sentence sévère, dictée par une profonde ignorance à des sectaires religieux, ont souscrit beaucoup d’orientalistes et d’arabisants modernes.
D’autres, au contraire, plus éclairés et s’appuyant sur des documents inconnus ou méconnus ont affirme que, bien avant l’islam, le peuple arabe possédait une littérature dont les plus belles manifestations furent détruites par l’Islam lui-même.
Quoi d’étonnant a priori ?
Est-il un seul fondateur de religion qui n’ait lait table rase du passé ? Le premier geste des Prophètes et des Messies ne fut-il pas toujours un geste de destruction ? Et le rôle des premiers disciples ne consista-t-il pas à faire remonter au Maître les origines de toute perfection intellectuelle et morale ?
Peut-on nier, par exemple, que des siècles s’écoulèrent, pendant lesquels, aux yeux des chrétiens, il n’y eut que l’Évangile, commencement et fin de tout ici-bas ?
De même pour tout bon musulman, il n’y eut pendant longtemps, et il ne pouvait y avoir ni poésie ni science avant le Koran ; prétendre le contraire était presque blasphématoire et impie.
Mais, je le répète, la critique n’accepta pas aveuglément ce verdict dicté par la foi plutôt que par l’étude et le vrai savoir. On ne manqua pas d’opposer objections sur objections à ceux qui, en des temps plus modernes, s’efforcèrent. de continuer cette doctrine sacerdotale en la propageant.
On les renvoya d’abord au Livre des Livres, à la Bible. Ouvrez le Livre des Rois leur dit-on, et vous y verrez la sagesse de Salomon comparée à celle des Égyptiens, ces ancêtres immémoriaux des civilisations humaines et à celle des Arabes.
De plus si les Arabes avaient été, avant Mohamed, un peuple barbare et dénué de toute culture et de toute poésie, comment auraient-ils pu se donner pour reine, celle qui fit à Salomon la fameuse visite que l’on sait, et qui, selon les témoignages de saint Cyprien, de saint Cyrille d’Alexandrie, fut de vraie race arabe et vécut de longs jours, au cœur de l’Arabie heureuse, dans l’Yemen. C’est donc une grosse erreur de prétendre que bien avant Mohamed le peuple arabe ne possédait ni une littérature, ni surtout une poésie.
L’amour, comme je le disais plus haut, et comme je le démontrerais tout à l’heure, bien plus que la religion, en furent la source profonde et intarissable, et c’est au cours des siècles antérieurs au Prophète et à l’islam que se produisirent les œuvres les plus belles, les plus ardentes et les plus amoureuses, dont il nous reste quelques recueils peu connus.
Chez ce peuple qui connut, dans toute sa valeur, le communisme primitif, et dont la vie s’écoulait libre et fièrement et errante dans le désert, nui ne pouvait se dire poète qui n’eut été amoureux et tout arabe bien né devait manier aussi habilement le vers que l’épée.
Seulement l’Amour n’était pas alors ce qu’il devint après que Mohamed, au nom d’Allah tout puissant et miséricordieux, eut institué la polygamie, emprisonné la femme dans le sérail, et divinisé sa chair aux dépens de son âme et de son esprit.
L’Amour était, au contraire, en ces siècles lointains, tels que le rêvèrent et le chantèrent nos trouvères et nos troubadours, « la petite fleur bleue au cœur d’or » qu’ils arrosaient de douces larmes et pour l’épanouissement de laquelle ils étaient toujours prêts à verser leur sang.
De ces poèmes pleins de tendresse chevaleresque, de ces contes débordant d’amour, et dont la brutalité et le matérialisme islamique devaient bientôt tarir la source, tout n’est pas perdu, il s’en faut. Une coutume antique et touchante de la race contribua, pour beaucoup, à en sauver d’exquis et savoureux échantillons.
D’après cette tradition, lorsqu’un poète avait enfanté une œuvre excellente, on ne se contentait pas de la redire et de la chanter, le soir, à la clarté de la lune, devant la tribu assemblée ; les plus anciens et les plus illustres parmi les autres poètes décidaient qu’elle serait écrite en lettres d’or et suspendue aux murs de la Kaaba qui était un des plus antiques sanctuaires du monde et occupait l’emplacement du premier temple élevé en l’honneur d’Allah, à La Mecque.
Ainsi l’inspiration divine du poète se trouvait à l’abri de la destruction, pour la plus grande joie des générations futures, désireuses d’aimer et de chanter leurs amours comme le firent les aïeux. Ces poésies ainsi admises, pour ainsi dire, aux honneurs de la divinité devenaient des moallagâs (les suspendues) ou encore des mouzahabâs (les dorées).
Toutes, je le répète, ou à peu près toutes, étaient non pas des œuvres religieuses, mais des poésies et des contes d’amour ; et ce qui les caractérise plus encore et nous éclaire de façon précise sur ce qui était l’âme arabe avant Mohamed, c’est que le poète ou le conteur devait, dans sa moallagâ ou dans sa mouzahabâ, chanter le los et les charmes d’une femme qu’il n’avait jamais vue (naciba).
Tels, je le répète, nos troubadours de Provence, avant la conquête de Toulouse par les barbares du Nord.
Et, par une sorte de régression qui ne manque ni de charme ni d’imprévu, ne voyons-nous pas nos poètes contemporains — j’entends les poètes notoires du régime que nous subissons — rêver de princesses lointaines, exalter en rimes hélas ! plutôt indigentes ou en proses nébuleuses, les charmes non moins vaporeux de mystérieuses inconnues.
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On a dit que le caractère de la poésie arabe était de présenter, réunis dans une seule pièce, les genres lyrique, héroïque, élégiaque, érotique et satirique. Cela est vrai depuis les temps contemporains de Mohamed, ou postérieurs à l’apparition du Koran. Dès ce moment, en effet, et notamment sous les Omniades, le grand et large fleuve poétique né de l’amour libre au Désert se retire et la belle impétuosité de sa course se ralentit sensiblement.
Plus tard, les Albanides donnent, par leur munificence et leur générosité, le signal d’un renouveau. Comme sous les successeurs d’Alexandre, les poètes et les conteurs arabes affectent une précocité, une complication qui ne sont, certes, pas sans mérite, mais ne font pas oublier les simples, nobles et ardentes inspirations de ceux qui chantèrent avant l’Islam.
La richesse et la finesse de la pensée, les artifices de la forme sont loin, malgré tout, de produira des œuvres comparables aux anciennes moallagás ou même aux simples qacidás (chants ou contes d’amour) de jadis.
En résumé négligeables sont plutôt nombre de diwans (œuvres complètes d’un poète) qui virent le jour sous le Prophète et dans les temps qui suivirent la naissance de l’Islam. Et l’édifice de la poésie arabe et de la littérature postislamique serait bien fragile, s’il n’avait à la base et comme pierre angulaire le Koran, les Mille et une Nuits (Alf Lailah oua Lailah) et la grande épopée d’Antar.
Mais, on ne saurait trop le répéter, le tort des arabisants modernes fut, comme il nous reste à le prouver, de ne voir dans l’histoire de la littérature et de la poésie arabes que ces trois chefs‑d’œuvre immortels, et de faire le silence sur la longue évolution poétique de la race arabe avant Mohamed.
II
Ignorance et mauvaise foi
Seul, Stendhal, qui pourtant ne fut pas un arabisant dans le vrai sens de ce mot, eut une intuition très nette de la vérité, quand il écrivit : « De toutes les races et de tous les peuples qui, depuis l’aurore des temps historiques, se sont disputés la terre, l’Arabe est celui qui le mieux a compris l’Amour comme source de poésie. »
Comme lui je pense et répète, ici, que quoiqu’aient dit et écrit sur la supériorité intellectuelle et morale des Aryas (dont l’existence est d’ailleurs aujourd’hui controuvée) des savants, admirateurs enthousiastes de nos aïeux immémoriaux d’Asie, c’est sous la tente du nomade, dans la grandiose et troublante solitude du Désert que la petite « fleur bleue » trouva les conditions les plus propices à son complet épanouissement.
Pour ce rejeton le plus sain, le plus robuste, le plus indépendant et le plus beau de la famille de Sem, la Nature ne fut pas, du côté de l’esprit et du cœur, aussi injuste qu’on le croit. Elle lui accorda, plus qu’à tout autre, le don d’aimer, en compensation sans doute des sables arides, infinis et brûlants qu’elle lui concédait pour tout douaire ici-bas.
Si d’une main avare, elle sema l’oasis odorante et fraîche, dans la stérile immensité, elle eut la justice d’y mettre, avec la datte précieuse, trois choses qui suffisent au plein bonheur de l’Arabe et lui donnent un avant-goût de son Paradis. D’abord la femme, dont les grands yeux brûlent à travers les longs cils noirs, comme les rayons du soleil peine tamisés par les palmiers ; puis la frémissante cavale au jarret d’acier qui boit l’espace, et enfin le svelte et maigre sloughi (lévrier) qui la devance dans ses grisantes chevauchées.
Outre ces trois incomparables merveilles, et afin que l’Arabe n’eut rien à envier de la part réservée aux autres, elle fit, chaque matin, s’épanouir sur la nudité blanche du Désert, des aurores radieuses, et chaque soir des crépuscules divins. Et elle le dota d’une âme songeuse et de larges prunelles sombres pour en savourer, goutte à goutte et sans lassitude, l’inégalable beauté.
Voila pourquoi, jusqu’au jour où Mohamed jeta le fanatisme farouche de sa religion dans cette âme simple et douce, les enfants bruns de l’Arabie, pères de ceux qui aujourd’hui peinent et geignent en notre Afrique du Nord, furent le peuple de la terre qui sut le mieux aimer, chanter ses rêves et ses amours.
À l’un de ces enfants-là, quelqu’un demandait un jour : « De quel peuple es-tu ? » — « Je suis du peuple chez lequel, quand on aime, on meurt en chantant » répondit-il. « Et maintenant, ajouta-t-il, si tu veux savoir pourquoi nous aimons ainsi, c’est que nos femmes sont les plus belles et nos jeunes hommes les plus ardents que la Nature ai créés. »
C’est donc sous la tente pendant de longues nuits remplies d’amour comme le firmament d’étoiles que naquit cette poésie, niée par quelques-uns, et devant laquelle, pourtant, auraient pâli nos troubadours. Au Long des strophes d’une âpre et rude harmonie, la volupté coulait et chantait, semblable tantôt au mince filet d’eau claire qui murmure sous les lauriers-roses de l’oued, et tantôt au torrent dévastateur roulant du Djebel abrupt.
Voici plus de deux mille ans, comme aujourd’hui leurs frères de notre Afrique, pensifs et superbes, ils allaient poussant la chamelle étique et leurs maigres troupeaux d’oasis en oasis. Ils allaient par les aubes inspiratrices pleines de roses, que le ciel clément répandait, comme aujourd’hui, sur le Désert encore endormi, et ils marchaient jusqu’à l’heure où le soleil suspendu ainsi qu’un globe d’or au zénith, tombant sur eux en pluie de feu, les obligeait à s’arrêter à l’ombre illusoire de la dune ou du palmier. Puis toujours souriants et splendides, avec la même allure calme et noble, ils reprenaient leur route vers la halte qui bientôt surgirait au loin, dans la gloire rapide du couchant, et où ne les attendaient point, comme aujourd’hui leurs frères vaincus, les mitrailleuses du vainqueur ou la schlague de l’officier.
Enfin, venue la nuit, l’œil aux étoiles que la Nature fit pour eux plus brillantes, ils chantaient et. faisaient l’amour librement sous les regards de la lune que cette même Nature voulut encore plus « amiteuse » pour eux. Et quand ils étaient fatigués de caresses et de baisers, assis autour des feux odorants, ils se délassaient en contant des histoires d’amour merveilleuses et qui dépassaient, peut-être en beauté, celle dont plus tard la divine Schéhérazade berça les insomnies du sultan cruel.
Et d’entendre ainsi ces trois merveilles, la femme, le courrier et le sloughi, magnifiées en paroles harmonieuses, le Désert tout entier frémissait dans l’éternelle sérénité de ses nuits…
III
De ce que chantaient et contaient avant le Prophète les enfants de Sem errant aux solitudes d’Arabie, j’ai trouvé un écho fidèle, puisque affaibli, dans les chansons et les récits qui charment encore les nuits arabes de notre Mogh’reh. Ce serait, en effet, une grosse erreur de croire qu’au Maroc comme en Algérie, dans la Tripolitaine et la Tunisie, les conteurs puisent uniquement aujourd’hui aux sources abondantes des Mille et une Nuits et de l’épopée magique d’Antar.
J’ajoute qu’il est criminel, comme on le fait chez le vainqueur, d’accréditer la légende de la sauvagerie complète, de l’absolue déchéance intellectuelle et morale du vaincu.
Au cours des longs mois passés pendant vingt ans sous la tente, je n’ai cessé d’entendre, tomber de la bouche des conteurs (meddab) des poèmes et des récits amoureux que les savants contemporains les mieux renseignés sur la littérature arabe ne peuvent rattacher aux deux grands chefs‑d’œuvre du génie oriental.
Il est vrai que les orientalistes de nos jours comme ceux de l’époque pas très lointaine où vivait Stendhal ont, le cœur tellement desséché par les habitudes académiques, et peut-être aussi l’âme à ce point domestiquée qu’ils sont restés et restent encore, devant certains trésors littéraires de notre Afrique du Nord, comme une truie grassouillette levant des beryls et des corindons.
Tel l’immortel et ignare bibliothécaire de Florence devant le manuscrit de Daphnis et Chloé, jusqu’au jour où les hasards des guerres impériales jetèrent parmi ses livres poussiéreux, le capitaine Courrier (Paul-Louis), frère d’armes de Stendhal. Hélas ! de nos jours encore, dans nos académies et nos bibliothèques les Furia de Florence sont aussi redoutables que les mites et les rats.
Oui, tels ils étaient quand vivait l’auteur de la Chartreuse de Parme, tels ils sont restés, ignorant les Merveilleuses histoires ses Arabes morts d’amour, que le savant Ebn-Abi-Hadhlat compila, pour la plus grande joie des enfants naïfs du Désert, et dont les manuscrits dorment toujours, poudreux et respectés, dans l’immense « bazar aux livres » de la rue Richelieu.
C’est pourtant à cette œuvre géniale, à cette source sacrée que puisent surtout aujourd’hui les poètes et les conteurs de notre Afrique du Nord.
Cela suffirait à expliquer le mépris ou l’ignorance de nos orientalistes et africanistes officiels ; c’est d’ailleurs ce que, dans l’intérêt de nos vaincus, je me propose de démontrer ici même, en consacrant ma prochaine chronique à la littérature contemporaine de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc, d’après des études personnelles longuement poursuivies là-bas.
Après cela viendront des chroniques sur Han Ryner, sur Séverine, sur La guerre comme inspiratrice littéraire, avec Romain Rolland, Barbusse, Marcel Martinet, sur le parasitisme littéraire dans notre société capitaliste et bourgeoise, etc., etc.
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