La Presse Anarchiste

La vie théâtrale

La sai­son théâ­trale vient à peine de com­men­cer. En ouvrant leurs portes les éta­blis­se­ments du bou­le­vard assurent, comme de cou­tume, leurs com­bi­nai­sons finan­cières sur les ruines de tout art dramatique.

Cepen­dant les rares scènes d’où la pen­sée n’est pas exclue font connaître, aux cri­tiques qui les encou­ra­gèrent d’une volon­taire et gra­tuite publi­ci­té, leur pro­gramme pour 1922 – 1923, en témoi­gnage de la téna­ci­té de leurs direc­teurs à per­sé­vé­rer sur la route dif­fi­cile et mer­veilleuse… « Direc­teurs », est-ce bien le mot qui convient pour par­ler de poètes-artistes tels que Copeau et Dul­lin ? « Ani­ma­teurs » serait mieux.

Cédons-leur la place. Jacques Copeau nous défi­nit ain­si son œuvre et les inten­tions nou­velles du Vieux-Colombier :

Le Vieux-Colom­bier 1913 – 1922 :

Voi­ci bien­tôt dix ans que les Comé­diens du Vieux-Colom­bier se sont réunis, qu’ils tra­vaillent et luttent ensemble. Par la cama­ra­de­rie et la dis­ci­pline, par leurs tra­di­tions de tra­vail et leur fidé­li­té à un idéal, ils ont méri­té d’être esti­més dans le monde sous ce beau nom de Com­pa­gnie, qui s’applique à eux avec véri­té. Les uns appar­tiennent à la mai­son depuis sa fon­da­tion, les autres depuis plus de trois ans. Tous ont fait leurs preuves de bon compagnonnage.

Pour résu­mer l’activité du Vieux-Colom­bier au cours de sa pre­mière année d’existence (1913 – 1914), de ses deux années d’Amérique (1917 – 1918), et depuis sa recons­ti­tu­tion d’après-guerre (1920 – 1922), on peut dire qu’il a rele­vé la digni­té du métier dra­ma­tique, récon­ci­lié avec le théâtre une élite qui s’en détour­nait, réveillé les exi­gences du public et rame­né son goût vers les grandes œuvres du pas­sé, révé­lé des auteurs nou­veaux et sti­mu­lé la pro­duc­tion, ouvert la route à de jeunes entre­prises qui vont désor­mais se mul­ti­pliant pour la réno­va­tion de notre scène, éten­du enfin son influence d’inspiration fran­çaise jusqu’en de loin­tains pays.

Le Vieux-Colom­bier, dans sa réus­site, n’a jamais rien emprun­té à la mode. C’est pour­quoi il dure, et dure­ra. Le suc­cès l’a consa­cré, mais point empri­son­né, ni dévié. S’il fait figure de rigo­risme, dans une époque inco­hé­rente et relâ­chée, c’est qu’il n’est point un com­plai­sant. Après dix ans de labeur et trois ans de « vogue », le Vieux-Colom­bier n’a rien cédé de ses exi­gences et rien renon­cé de ses espoirs. Il garde, pour sa force, toutes les ver­tus de sa jeu­nesse et, pour l’exercice de sa force, toutes les dif­fi­cul­tés de ses débuts. Il reste abso­lu­ment libre.

Il a repous­sé toutes les « com­bi­nai­sons » qui ris­quaient de limi­ter cette liber­té. Il aime mieux vivre péni­ble­ment et vivre selon sa loi, qui est d’accroître len­te­ment et sin­cè­re­ment sa valeur fon­cière pour pré­pa­rer et réa­li­ser, à l’heure pro­pice, un déve­lop­pe­ment qui n’ait rien de fac­tice ni de prématuré.

Cette année encore, avec l’aide de nos amis, nous allons essayer de vivre dans notre petit théâtre, de per­fec­tion­ner notre orga­ni­sa­tion inté­rieure et de mul­ti­plier nos facul­tés de production.

Une seconde com­pa­gnie va se mettre au tra­vail, com­po­sée d’éléments emprun­tés à la com­pa­gnie exis­tante, de comé­diens sor­tant de notre École, et de quelques per­son­na­li­tés nou­velles. Les deux com­pa­gnies, cha­cune ayant son réper­toire, alter­ne­ront sur notre scène. Elles fusion­ne­ront pour de plus amples réa­li­sa­tions. C’est ain­si qu’une qua­ran­taine d’acteurs bien entraî­nés à jouer ensemble, et que ren­for­ce­ront plus tard nos élèves, vien­dront un jour rem­plir avec aisance le cadre d’une entre­prise plus vaste, dont tous les plans sont à l’étude.

Dès cette année, l’activité d’un contin­gent sup­plé­men­taire va nous per­mettre de don­ner satis­fac­tion à nos amis de la Pro­vince et de l’Étranger. Depuis deux ans nous avons reçu, de tous les points de l’Europe, des invi­ta­tions aux­quelles nous nous trou­vions, à notre grand regret, dans l’impossibilité de répondre. L’accueil qui nous a été fait à Lyon l’hiver der­nier et tout récem­ment à Car­cas­sonne, Per­pi­gnan, à Wies­ba­den, Mayence, Spire, Lan­dau, Kreuz­nach, Trèves, Coblence, Bonn, Cologne, Aix-la-Cha­pelle, Metz, Zurich, Bâle, Genève et Lau­sanne, accroît notre satis­fac­tion d’être désor­mais capables d’organiser, en cours de sai­son, des séjours régu­liers du Vieux-Colom­bier dans les grandes villes de France et de l’Étranger.

Il suf­fit de jeter les yeux sur le pro­gramme que nous publions ici pour se convaincre que notre effort de décen­tra­li­sa­tion n’est pour dimi­nuer en aucune manière le nombre, l’importance, la varié­té des mani­fes­ta­tions qu’attend de nous le public pari­sien. Au contraire : les deux troupes vont mul­ti­plier les res­sources de l’exploitation et construire un réper­toire nou­veau où nous espé­rons que d’année en année les noms de jeunes écri­vains vien­dront s’inscrire de plus en plus nom­breux. Jamais notre tableau de tra­vail n’a été aus­si char­gé. Aux repré­sen­ta­tions quo­ti­diennes, aux mati­nées du dimanche, à la série de mati­nées musi­cales et de mati­nées clas­siques du jeu­di que nous avons inau­gu­rées la sai­son der­nière, s’ajouteront un cycle de mati­nées du same­di à prix réduit et de mati­nées de poé­sie, qui, sous la direc­tion de M. Jules Romains, renoue­ront une tra­di­tion créée au Vieux-Colom­bier en 1913.

L’École du Vieux-Colom­bier élar­gi­ra son acti­vi­té publique par des cours, confé­rences et lec­tures dra­ma­tiques des­ti­nées à la fois à nos col­la­bo­ra­teurs, à nos élèves, et à ce grand nombre de nos amis et de notre public qui se plaisent à recher­cher toute occa­sion de connaître mieux nos idées, d’apprécier notre effort, de se mêler à notre travail.

Enfin nos jeunes élèves, dans le labo­rieux secret de leur petit col­lège, conti­nue­ront de ne pré­pa­rer pour l’avenir à des réa­li­sa­tions dont on peut dire déjà qu’elles offri­ront le résul­tat d’une ini­tia­tion dra­ma­tique et d’une édu­ca­tion tech­nique étroi­te­ment asso­ciées, et dont on espère qu’elles élu­ci­de­ront, dans une dizaine d’années à tous les points de vue, le sens et la valeur de cette réno­va­tion dra­ma­tique que j’ai entre­prise, il y a dix ans, et qui n’en est encore qu’à ses pre­miers pas.

[/​J. C./]

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Nous avons maintes fois signa­lé aux lec­teurs de notre Revue les libres efforts de cet anar­chiste d’art qui se nomme Charles Dul­lin. Nous avons été de ceux qui ont sui­vi avec un inté­rêt qui ne se las­sa jamais les har­dies ten­ta­tives du Théâtre de L’Atelier vaga­bon­dant, faute de scène fixe, de la rue des Ursu­lines à la rue du Vieux-Colom­bier et à la rue de la Grange-aux-Belles.

Enfin Dul­lin a trou­vé un gîte. En plein Mont­martre. Sa com­pa­gnie peut jouer chaque soir. Ce sont des tra­vailleurs en pos­ses­sion de leurs outils et d’un local. L’Atelier est mon­té. Nous irons les voir à l’œuvre.

Écou­tons Dul­lin nous conter lui-même les étapes de cette cou­ra­geuse marche à l’étoile :

« L’Atelier », de Charles Dul­lin, au Théâtre Montmartre :

Au moment où L’Atelier consti­tué en troupe régu­lière va sor­tir de sa période d’essai pour assu­rer l’exploitation d’un théâtre, il me semble néces­saire d’expliquer au public qui ne nous a pas sui­vis des le début dans quel esprit nous avons fon­dé cette œuvre.

Je m’étais ren­du compte depuis très long­temps qu’il était impos­sible de créer un mou­ve­ment théâ­tral au sein même du Théâtre. Déci­dé à ne pas me croi­ser les bras devant l’inertie des uns, la mau­vaise volon­té ou l’incapacité des autres, je pris une déci­sion radi­cale : je rom­pis avec toutes les attaches anciennes, je me reti­rai dans un petit vil­lage de Seine-et-Marne, entrai­nant avec moi une dizaine d’élèves qui m’avaient don­né des preuves d’attachement et de bonne volon­té. Là, nous com­men­çâmes à tra­vailler comme de véri­tables arti­sans du théâtre. En dehors des répé­ti­tions, les hommes tra­vaillaient à la construc­tion de notre tré­teau, les femmes pré­pa­raient les cos­tumes : nous don­nions ain­si nos pre­mières repré­sen­ta­tions tan­tôt en plein air, tan­tôt dans des granges ; nous n’avions pas d’argent (et c’est bien la der­nière chose dont je rou­gi­rai), mais nous avions une foi sin­cère et une volon­té ferme.

En ren­trant d Paris, j’installai rue Hono­ré-Che­va­lier une « École nou­velle du Comé­dien ». Ma petite troupe déjà aguer­rie s’augmenta de quelques élé­ments nou­veaux et la lutte recom­men­ça, par­fois très dure. Nous res­tâmes long­temps sans pou­voir jouer faute de salle de spec­tacle. Enfin. Jacques Copeau, aux côtés de qui j’avais eu l’honneur de sou­te­nir sem­blable offen­sive au début du Vieux Colom­bier, nous offrit l’hospitalité la plus cor­diale et la plus dés­in­té­res­sée : le 18 février 1922, L’Atelier don­nait, pour son pre­mier spec­tacle d’essai, l’Avare, de Molière, pré­cé­dé d’une impro­vi­sa­tion sur un cane­vas d’Alexandre Arnoux. Je réus­sis à trou­ver ensuite une petite salle de ciné­ma, rue des Ursu­lines, où nous pûmes jouer trois fois par semaine. Un groupe d’amis se for­ma pour nous sou­te­nir ; on jeta les bases d’une socié­té à per­son­nel et capi­tal variables, répon­dant aux néces­si­tés d’une entre­prise comme la nôtre et, au milieu de dif­fi­cul­tés sans nombre, nous pré­pa­râmes notre deuxième, puis notre troi­sième spec­tacle. À ce moment, je me ren­dis compte que notre situa­tion, sans être brillante, com­men­çait à s’améliorer. Je sen­tais un réel mou­ve­ment se créer autour de notre petite affaire ; nous avions un noyau de public fidèle qui aug­men­tait à cha­cune de nos mani­fes­ta­tions ; des sous­crip­tions par­ve­naient à la banque : notre socié­té put se consti­tuer. L’Atelier exis­tait com­mer­cia­le­ment, sur des bases pré­caires encore, mais qui nous assu­raient du moins la pos­si­bi­li­té de tra­vailler uti­le­ment et avec suite. Enfin le suc­cès artis­tique et maté­riel de La Vie est un songe dépas­sa même notre espé­rance et affer­mit noire œuvre naissante.

Voi­là donc l’origine de L’Atelier. J’ai cru devoir rap­pe­ler ces débuts pour que le public nou­veau à qui nous allons faire appel entre dès à pré­sent dans notre inti­mi­té et qu’il se rende compte qu’il a en face de lui d’honnêtes ouvriers déci­dés à accom­plir leur lâche jusqu’au bout, au prix de n’importe quels sacrifices.

En six mois, sans res­sources, dans des condi­tions impos­sibles à décrire, nous avons joué : l’Avare, de Molière ; le Divorce, de Regnard ; l’Occa­sion, de Pros­per Méri­mée ; Moria­na et Gal­van, d’Alexandre Arnoux ; l’Hôtel­le­rie, de Fran­cis­co de Cas­tro ; Chan­tage, de Max Jacob ; Visites de Condo­léances, de Cal­de­ron ; Mon­sieur Sar­do­ny, de Marie- Mag­de­leine Béru­bet ; la Vie est un songe, de Cal­de­ron, et plu­sieurs impro­vi­sa­tions. Nous sommes allés don­ner des repré­sen­ta­tions à Lyon et au théâtre du Marais, de Bruxelles. On ver­ra, d’autre part, com­ment ces pièces ont été accueillies par ceux des membres de la Presse qui ont bien vou­lu s’intéresser à nous.

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L’Atelier, à par­tir du 14 octobre, s’installe au théâtre Mont­martre. Ce théâtre, situé dans un des coins les plus pit­to­resques du Vieux Paris, à quelques minutes de la place Pigalle, est des­ser­vi par de nom­breux et rapides moyens de com­mu­ni­ca­tion. C’est une jolie salle de 800 places, qui convient admi­ra­ble­ment à une œuvre jeune et vivante comme la nôtre.

Nous avons l’ambition d’intéresser le public en lui jouant de belles œuvres. Ces œuvres, nous irons les cher­cher par­tout où elles se trouvent, sans nous créer des obli­ga­tions de « Théâtre d’avant-garde ». Nous vou­lons être Théâtre tout court, mais bon et vrai Théâtre. Nos amis nous comprendront.

Ce qui répond pour nous c’est notre pro­gramme ; il nous dis­pense de pro­fes­sion de foi retentissante.

Ces œuvres seront jouées par une troupe solide, ani­mée d’un même esprit. Le public ne doit pas venir cher­cher chez nous une vedette, mais un beau spec­tacle d’ensemble. Ce public, nous vou­drions, dès le début, en faire un col­la­bo­ra­teur direct, un ami de notre mai­son. Pour éta­blir un lien entre lui et nous, je met­trai dans le pro­gramme qui sera dis­tri­bué gra­tui­te­ment à chaque spec­ta­teur, une page blanche à sa dis­po­si­tion. Lorsqu’un spec­ta­teur aura une récla­ma­tion à adres­ser ou sim­ple­ment une sug­ges­tion tou­chant l’intérêt géné­ral, il n’aura qu’à rem­plir cette feuille, la déta­cher du pro­gramme et la glis­ser, en s’en allant, dans une boîte pla­cée à cet effet près du contrôle. Ce cour­rier sera dépouillé chaque jour et nous veille­rons à ce que satis­fac­tion soit don­née chaque fois qu’il nous sera pos­sible de le faire.

Les ouvreuses seront rétri­buées par le théâtre ; inter­dic­tion leur sera faite de rece­voir aucun pour­boire, sous peine de radia­tion immé­diate. Nous aurions vou­lu, dès cette année, que le ves­tiaire fût gra­tuit, mais cela néces­si­te­rait une ins­tal­la­tion et une orga­ni­sa­tion dont il nous est impos­sible d’assumer encore les charges ; nous espé­rons bien pou­voir le faire l’année prochaine.

Voi­ci donc un théâtre hon­nête où les chefs‑d’œuvre de la lit­té­ra­ture ancienne et moderne seront repré­sen­tés quo­ti­dien­ne­ment par une troupe intel­li­gente et fer­vente, où l’on va essayer de col­la­bo­rer réel­le­ment avec le public Ce théâtre, édi­fié à la force du poi­gnet, demande à vivre et à pros­pé­rer. Que ceux qui aiment encore les belles choses nous aident à pré­ser­ver celle-ci et à per­sé­vé­rer jusqu’au bout dans notre tâche.

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L’Atelier don­ne­ra une repré­sen­ta­tion tous les soirs et une mati­née le dimanche. Les pièces de son réper­toire alter­ne­ront sur l’affiche à rai­son de trois spec­tacles au moins par semaine.
Voi­ci le pro­gramme de l’Atelier pour la sai­son 1922 – 1923 :

i. théâtre français

Nico­las de la Chesnaye La Mort de Sou­per,
adap­té par Roger Semichon.

Molière L’Avare. — Le Mariage for­cé.

Racine Bri­tan­ni­cus.

Regnard Le Divorce.

A. de Mus­set Car­mo­sine. — Bet­tine.
_​ — La Nuit Véni­tienne.

Regnard Le Divorce.

Pros­per Méri­mée L’Occasion. — Une femme est un diable.

Alfred de Vigny Quitte pour la peur.

Vil­liers de l’Isle-Adam La Révolte.

Alexandre Arnoux Huon de Bor­deaux.

Jean Variot Une pièce.

P. A. Birot  L’Homme cou­pé en mor­ceaux.

Jean Sébas­tien L’Homme et son double.

Mag­de­leine Bérubet Le Maître Domes­tique.

ii. théâtre étranger

Cal­de­ron de la Bar­ca La Vie est un songe,
tra­duc­tion d’Alexandre Arnoux.

Jacin­to Grau Le Comte Alar­cos, tra­duc­tion
tra­duc­tion de Fran­cis de Miomandre.

Piran­del­lo Les Plai­sirs de l’honnêteté, tra­duc­tion.
tra­duc­tion de Camille Mallarmé.

Li-Li-Wong La Méprise du cerf-volant, tra­duc­tion
de Fran­cis de G. Sou­lié de Morant. 

iii. théâtre grec

Aris­to­phane Les Oiseaux, tra­duc­tion
de Mario Meunier. 

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Ate­lier, Vieux-Colom­bier, les lec­teurs de la Revue Anar­chiste ne man­que­ront pas de réser­ver leurs soi­rées de loi­sir à vos spec­tacles. Ce leur sera la meilleure façon de pro­tes­ter contre le mer­can­ti­lisme des grandes scènes en vogue où se vautre toute la bêtise contem­po­raine avec Dédé, Fils de Phi­phi, Ta Bouche, Ché­ri de sa Concierge, Elle est faite pour l’Amour, T’as donc per­du ton manillon, Atout… cœur, Chou­chou poids Plume et autres quinsonneries…

Pitoëff au Théâtre des Champs-Élysées :

Cepen­dant le Théâtre et la Comé­die des Champs-Ély­sées, grâce aux soins intel­li­gents de M. Jacques Héber­tot échappent à l’épidémie. Pitoëff, nous dit-on, vient d’y être enga­gé pour deux ans et l’on nous assure que l’ami Louis Jou­vet pren­drait la direc­tion artis­tique d’une de ces deux scènes. Voi­là qui nous pro­met de fré­quents et beaux voyages du côté des Champs-Élysées.

Au pro­gramme actuel : les Ratés, de H.-R. Lenor­mand dont nous avons lon­gue­ment par­lé dans notre pre­mier numé­ro de la Revue Anar­chiste, lors de leur pre­mière repré­sen­ta­tion au Théâtre des Arts. Nous y retrou­vons cette année les mêmes excel­lents artistes, Pitoëff en tête, sauf hélas Mme Lud­mi­la Pitoëff, éloi­gnée du théâtre en ce moment par un grave acci­dent de voi­ture. Espé­rons que d’ici peu cette excel­lente artiste nous sera ren­due. Nous avons assis­té aus­si à une reprise émou­vante des Reve­nants d’lbsen.

Théâtre Natio­nal de l’Odéon : La Dent Rouge, par H.-R. Lenor­mand :

Voi­ci Gémier à l’Odéon. Il y a suc­cé­dé à M. Gaveau qui n’y avait pas fait du mau­vais tra­vail — M. Gaveau qui conti­nue son loyal effort d’art popu­laire au Théâtre du Nou­vel Ambi­gu. Pour ses débuts sur la seconde scène natio­nale de drame, Gémier nous accorde la bonne sur­prise de mon­ter une pièce de H.-R. Lenor­mand. Bra­vo ! Gémier, voi­la qui est crâ­ne­ment agir…

J’ai vu La Dent Rouge. C’est l’histoire des mon­ta­gnards, tout au début de l’alpinisme., quand leur cour et leur esprit se par­ta­geaient la crainte des som­mets et la han­tise de leur conquête. De père en fils, on se trans­met ce double héri­tage d’action et de réac­tion, d’héroïsme révo­lu­tion­naire et de super­sti­tion conser­va­trice. La Dent Rouge c’est une mon­tagne — mais n’est-ci pas aus­si le sym­bole du pro­grès humain réa­li­sé avec achar­ne­ment, mal­gré toutes les dif­fi­cul­tés maté­rielles, mal­gré l’hiver et la neige qui para­lyse le vil­lage, mal­gré la peur des reve­nants, mal­gré les bas inté­rêts et les tra­di­tions mes­quines — mal­gré tout et mal­gré même l’amour de Claire.

Claire est l’indépendante, l’individuelle, la femme pas­sion­née et capri­cieuse, l’adorée et la « fatale » — celle qui, tout en ayant l’air d’empêcher les réa­li­sa­tions actives, les inten­si­fie cepen­dant jusqu’au sublime. Pierre, le jeune mon­ta­gnard, aime la belle demoi­selle Claire, venue d’Amérique avec sa connais­sance des éten­dues. Auprès d’elle, il renon­ce­ra à conqué­rir la Dent Rouge : il pen­se­ra à vaga­bon­der au lieu de mon­ter. Mais rete­nus par la vie maté­rielle dans le vil­lage d’hiver sur lequel tombe la neige, Claire sen­ti­ra s’aviver son besoin des plaines où l’on peut cou­rir libre­ment ; Pierre sen­ti­ra renaître en lui sa volon­té des som­mets à atteindre. Ils s’exaspéreront mutuel­le­ment jusqu’aux appa­rences de la haine. Elle se révol­te­ra. Il la bat­tra. Elle pas­se­ra aux yeux de tous pour une sor­cière. Elle souf­fri­ra atro­ce­ment et sou­hai­te­ra la mort de Pierre.

Et les beaux jours venus, aux pre­miers res­plen­dis­se­ments du soleil, Pierre fui­ra la femme et pui­se­ra dans ces évé­ne­ments l’héroïsme d’atteindre — lui le pre­mier de tous — la cime de la Dent Rouge. Mais, glis­sant de ce som­met, il s’écrasera au fond d’un précipice.

Tel est ce drame où cer­tains cri­tiques ont vou­lu voir un mélo­drame. Est-ce parce que les êtres y vivent de tous leurs sens avec une pas­sion qui nous prend aux entrailles ? Si c’est cela… eh bien : « Vive le mélo­drame où Mar­got a pleu­ré » — sur­tout quand cette émo­tion et cette action se tra­duisent en images et en mots si per­son­nel­le­ment choi­sis. Du mélo sty­li­sé par un Lenor­mand. Du mélo impré­gné de l’inquiétude noble d’un Lenor­mand. Du mélo qui fait pen­ser : Voi­là une for­mule qui ne nous déplait pas. Elle porte sans doute l’avenir de notre théâtre sur les décombres de la « comé­die en trois actes » — l’insupportable comé­die où l’on ana­lyse à petites doses les petites affaires des petits hommes et petites femmes de salon.

La Dent Rouge remar­qua­ble­ment mise en scène était jouée avec inten­si­té par des artistes qui vivaient là-dedans de toute leur chair, de tout leur cœur, de tous leurs gestes — un peu trop de tous leurs gestes étais-je ten­té de dire aux pre­mières scènes. Mais, après avoir vu et com­pris toute la pièce, je ne puis leur repro­cher cette ardeur qui convient au style de l’œuvre nou­velle de Lenormand.

À remar­quer sur­tout : Mmes Rouer, Moret, d’Ajal, Duval et Geof­froy ; MM. Blan­char, Cham­breuil, Mar­co, Jean Fleur et Gasthon’s.

Le Théâtre Confédéral

Le théâtre que les tra­vailleurs de la C.G.T.U. se sont don­né au Congrès de Saint-Étienne avec le concours de la Fédé­ra­tion Uni­taire du Spec­tacle, vient de com­men­cer ses repré­sen­ta­tions avec des moyens de for­tune. Il est à sou­hai­ter que l’effort des syn­di­qués soit tel qu’il puisse per­mettre bien­tôt au Théâtre Confé­dé­ral de pos­sé­der une salle fixe pour des repré­sen­ta­tions régulières.

Le Feu qui reprend mal, de Jean-Jacques Ber­nard, jouée par­fai­te­ment par nos cama­rades Bal­za et Miette Dan­court, Jean Cla­rens et Béné­dict, est la tra­gé­die sobre­ment réa­li­sée de la jalou­sie ima­gi­naire finis­sant par créer la cause même de ses soup­çons. C’est une œuvre de forte et nuan­cée psy­cho­lo­gie toute à l’honneur du jeune syn­di­cat des auteurs dra­ma­tiques auquel Jean-Jacques Ber­nard appartient.

Fai­sons confiance aux orga­ni­sa­teurs du Théâtre Confé­dé­ral. Encou­ra­geons les de notre assi­dui­té aux repré­sen­ta­tions. Le Théâtre Confé­dé­ral sera ce que les tra­vailleurs vou­dront bien qu’il soit. Si nous savons l’exiger puis­sant et har­di, il ne peut que deve­nir tel.

[/​André Colo­mer./​]

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