Extrait du programme des G.A.F. (groupes anarchistes fédérés italiens) traduit de « Interrogations » nº 8.
La société hiérarchique
3.— L’anarchie est [donc] l’alternative globale au Modèle hiérarchique. Au Modèle et non à telle ou telle société hiérarchisée. L’anarchisme est donc le système théorique et le Mouvement social qui s’oppose à chaque société hiérarchique concrète, à ses valeurs. à ses idéologies religieuses ou pseudoscientifiques. Même si historiquement l’anarchisme s’est défini comme théorie et est né comme Mouvement surtout dans le contexte des luttes ouvrières anti-capitalistes du siècle dernier, il a exprimé et exprime un refus, non seulement de la domination bourgeoise. mais de toute domination.
Dans la société hiérarchique, tous les rapports humains sont, d’une manière ou d’une autre, des rapports de domination, parce que le Modèle hiérarchique se reproduit dans tous les aspects de la vie sociale et s’intériorise immédiatement comme structure caractérielle « grégaire autoritaire ».
Parmi tous les rapports de domination le rapport économique (rapport d’exploitation) occupe une place primordiale parce qu’il se réfère à la principale activité sociale. La stratification hiérarchique déterminée par le rapport d’exploitation, dans ses différentes formes liées aux différents systèmes économiques qui se sont succédé historiquement, constitue la stratification fondamentale. Une telle stratification n’exprime pas seulement la division hiérarchique des fonctions productives au sens étroit mais plus largement la division hiérarchique du travail social. Dans une telle société le pouvoir (et/ou le privilège) économique fusionne avec le pouvoir politique même s’il est formellement séparé : tantôt le premier semble dériver du second, tantôt le second du premier. L’un et l’autre sont en tout cas toujours monopole d’une élite privilégiée.
L’État est l’institution politique fondamentale de toute société hiérarchique moderne. C’est contre l’État, en conséquence, que les anarchistes ont tourné et tournent particulièrement leurs attaques non seulement contre « l’état bourgeois » (structure politique de la société capitaliste), mais contre tout état, présent, passé, futur en tant qu’organisation du pouvoir, c’est-à-dire de la domination. Face à la monstrueuse invasion totalitaire de l’état, et à sa transformation en « lieu » de pouvoir économique en plus du lieu de pouvoir politique, une nouvelle force assume aujourd’hui la critique anarchiste de l’état.
4.— Dans la stratification déterminée par les rapports d’exploitation, on identifie des groupes sociaux aux intérêts antagonistes, les classes, opposées de manière conflictuelle. La lutte entre les classes est universellement présente dans toute société hiérarchique, sous des formes et des intensités diverses, des niveaux de conscience différents. Lutte entre les classes exploitées, et exploiteuses, entre ceux qui exercent le pouvoir économique et ceux qui le subissent. Mais aussi lutte entre ceux qui détiennent le privilège, et ceux qui y aspirent, entre patrons et « aspirants patrons », entre classes dominantes et classes en chemin vers de nouvelles formes de domination.
Deux types de lutte de classe donc. Le second est celui qui, hélas, a tracé les grandes lignes évolutives de l’histoire humaine, qui est l’histoire des classes dominantes qui se sont succédées sous différentes formes de pouvoir, avec différentes formes d’exploitation. L’autre lutte de classe est exprimée à travers l’histoire par les classes inférieures, des esclaves, de la plèbe, des serfs, des salariés, dans l’effort millénaire de s’émanciper ou seulement d’atténuer le poids de l’exploitation.
Les deux formes de conflit intéressent l’anarchisme. L’une, en elle-même surtout, parce que des aspirations émancipatrices exprimées par les exploités, l’anarchisme a tiré directement ou indirectement ses valeurs et fondé la possibilité de son projet révolutionnaire. L’autre parce que de son étude on peut tirer des éléments de connaissance sur les mécanismes dynamiques de l’inégalité ; c’est-à-dire sur les mécanismes par lesquels la société de classe se perpétue en se transformant.
5.— A part quelques sociétés très simples, on peut en général identifier, dans la stratification sociale, de nombreuses catégories. Une telle complexité est idéologisée par une certaine sociologie qui veut confondre et diluer la réalité déchirante de la lutte de classe en une multiplicité de conflits mineurs, non contradictoires avec la perpétuation du système. Ces schémas sociologiques sont le reflet idéologique de la tendance actuelle du système à masquer l’antagonisme de classe en multipliant les séparations dans une graduation continue qui va de l’exploitation jusqu’au privilège.
Or, même dans une structure graduée, il est possible d’identifier la lutte de classe dans ce qu’elle a d’essentiel pour l’analyse et le projet révolutionnaire. Il suffit de reconnaître au sommet ou à la base de la pyramide sociale ces classes antagonistes dans lesquelles se retrouvent (dans le conflit comme dans le modèle interprétatif) les catégories qui ont une fonction équivalente dans la division sociale du travail. Ainsi, par exemple, on peut simplifier le modèle interprétatif jusqu’au schéma « bipolaire », qui met en avant, en la privilégiant au sein d’un contexte social plus complexe, l’opposition antagoniste inconciliable de deux pôles de classes fondamentales (ou retenues comme telles). Ce schéma bipolaire, qui part d’un aspect indiscutablement réel bien que partiel, et qui s’offre comme structure utile surtout pour identifier l’interlocuteur du Mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire la classe (ou l’ensemble de classes) dominée et exploitée, doit pourtant être utilisé avec une conscience claire de ses limites théoriques et pratiques.
Ses limites sont tracées avant tout par le fait qu’il n’est applicable qu’à des systèmes sociaux relativement « statiques » (par exemple le capitalisme du siècle dernier et peut-être le « socialisme d’état » de type russe). C’est-à-dire des systèmes dans lesquels non seulement le conflit bipolaire mis en évidence est le conflit dominant, parce qu’il se réfère au mode de production dominant, mais aussi et surtout dans lequel la classe moyenne est seulement un « diaphragme » inerte entre les deux classes antagonistes et n’est pas, en totalité ou en partie, agent de transformation socio-économique, c’est-à-dire classe elle-même en lutte pour le pouvoir.
Dans les phases historiques de transition comme celle que nous traversons, le schéma à deux classes devient inutile dans la mesure où il ne permet pas de voir et de comprendre les nouvelles formes d’exploitation et de pouvoir qui naissent à l’intérieur des vieilles structures ; il est même mystificateur s’il masque la réalité du conflit de classe entre les deux groupes sociaux concurrents pour le pouvoir.
Pour la représentation essentielle de ces périodes « dynamiques » il est au contraire indispensable de distinguer en terme de conflit antagoniste trois classes opposées les unes aux autres dans le même temps : la classe dominée, une classe dominante, et une classe en ascension.
Il est ainsi possible d’identifier sans les confondre les deux formes de lutte de classe coexistantes. Deux formes à la signification historique opposée même si elles se présentent de façon entremêlée.
6. — La phase historique de transition que nous vivons actuellement est le passage du système capitaliste à un nouveau système d’exploitation. C’est avec cette clé interprétative que doit être déchiffré dans sa complexité le cadre socio-économique et politique international, dont les convulsions sont la résultante non seulement des divers intérêts impérialistes mais aussi de leurs opposés, les systèmes sociaux « tardo-capitalistes », post-capitalistes, et systèmes intermédiaires avec différentes variantes pour chaque catégorie.
Selon le modèle à trois classes, il est possible d’individualiser les deux principaux acteurs sociaux de la transformation (les vieux et les nouveaux patrons), soit au niveau international. soit au niveau des simples structures nationales, là où le capitalisme n’a pas été déjà enseveli, c’est-à-dire dans les pays industriels avancés à socialisme d’État et en partie dans le tiers-monde. Et il est possible d’individualiser la classe dominée et exploitée qui, comme dans toutes les phases historiques de transition, accentue sa lutte de classe soit parce que le changement rend moins opératoire les instruments psychologiques et idéologiques de soumission, soit parce que la classe en ascension s’efforce de mobiliser l’énergie rebelle des exploités comme vecteur de ses ambitions.
La classe, ou mieux l’ensemble des classes, exploitées, est constitué par ceux qui accomplissent dans la division sociale du travail les activités manuelles au sens large. En font partie, dans une mesure plus ou moins grande et selon les particularités des structures nationales, les prolétaires (travailleurs salariés de l’agriculture. de l’industrie et des services publics, y compris les employés aux tâches purement exécutives, les couches inférieures de travailleurs autonomes dont l’autonomie est pratiquement réduite à l’« autogestion » de leur propre exploitation, et enfin le sous-prolétariat urbain et rural (chômeurs, sous-occupés, marginaux…). Ces catégories ou classes sont objectivement exploitées indépendamment du mécanisme avec lequel se concrétise le rapport d’exploitation (qui n’est pas forcément le rapport typique ou dominant) et indépendamment de la perception subjective de l’exploité lui-même.
Les « vieux patrons » sont la bourgeoisie capitaliste dont le privilège se fonde sur la propriété privée des moyens de production et qui exploitent surtout (mais pas seulement) selon le rapport de production typique, c’est-à-dire par l’extorsion de plus-value aux salariés dans un régime de marché de la main-d’oeuvre et des produits.
Les « nouveaux patrons », qui, dans les pays qui se disent socialistes, sont la classe dominante et qui, dans les pays « tardo-capitalistes », partagent le pouvoir avec les capitalistes dans un équilibre dynamique qui se déplace en leur faveur, sont les technobureaucrates.
Les nouveaux patrons
7.— La nouvelle classe dominante, la technobureaucratie, se définit par l’activité de la sphère du travail intellectuel correspondant à des fonctions dirigeantes dans la division hiérarchique du travail social. Les nouveaux patrons accomplissent ces fonctions et en tirent les privilèges et les pouvoirs qui lui sont liés, non pas en vertu des droits privés de la propriété juridique sur les moyens de production, mais en vertu d’une sorte de propriété intellectuelle, c’est-à-dire sur la possession des connaissances liées à la direction des grands « agrégats » économiques et politiques.
Dans la forme actuelle la plus accomplie de leur domination, c’est-à-dire dans les États se disant socialistes, les technobuecaucrates gèrent comme un monopole le pouvoir politique et économique et exercent leur exploitation non de manière individuelle mais collectivement à travers une propriété de classe des moyens de production. Ceux-ci s’approprient une part privilégiée des biens et des services, non pas directement comme les capitalistes, mais indirectement à travers l’État qui recueille cette part de classe et la répartit ensuite entre ses fonctionnaires de façon différenciée selon la position occupée dans la pyramide sociale, c’est-à-dire selon l’importance hiérarchique de la fonction accomplie.
Dans le monde occidental « tardocapitaliste » les nouveaux patrons présentent des caractères moins distincts et leurs rapports d’exploitation spécifique sont entremêlés avec les rapports de l’exploitation capitaliste ; ceux-ci dérivent historiquement et fonctionnellement de la classe moyenne employée au service de la bourgeoisie capitaliste. Le développement des sociétés par actions, des trusts commerciaux et financiers, des entreprises multinationales et la progressive extension des fonctions de l’État dans le domaine économique et social, ont entraîné et entraînent les conditions pour l’accroissement de l’importance et le pouvoir des plus hauts techniciens et administrateurs des entreprises et des institutions étatiques.
Les technobureaucrates s’approprient leurs privilèges de classe, c’est-à-dire le fruit de leur exploitation, à travers les compensations élevées (cadeaux, primes, services, émoluments pour différentes charges). Ces compensations dans le cas des managers d’entreprises privées peuvent être économiquement vus comme profits masqués de l’entreprise (c’est-à-dire plus-value capitaliste). Les compensations des dirigeants d’état au contraire, sont typiquement techno-bureaucratiques.
Compensations des dirigeants d’entreprises publiques ou participation étatique sont en partie notifiables comme profit (pour autant que ces entreprises reflètent encore des mécanismes capitalistico-mercantiles) et en partie, comme véritables et réels droits privilégiés des prélèvements sur la richesse produite non pas au niveau de l’entreprise, mais à l’échelle nationale.
(..)
9.— L’État accomplit un rôle fondamental dans l’économie tardocapitaliste. D’abord il possède directement ou indirectement un épais réseau d’industries et de services dans les secteurs-clés. C’est lui, en outre, qui réglemente, contrôle, planifie, condamne, de façon croissante, l’activité des entreprises, à travers des instruments d’intervention législatifs, de crédit, fiscaux, etc. Il est enfin depuis longtemps le client principal d’une bonne partie du secteur privé ; l’intervention de l’État dans l’économie n’est pas une nouveauté pour le capitalisme. Il a même assisté et « soutenu » les premiers pas du capitalisme, et en a accompagné le développement. Plus encore, l’intensité et la profondeur avec lequel aujourd’hui (et de plus en plus) l’État est présent dans l’économie et le développement énorme des services sociaux gérés par l’État, vont rapidement changer la signification de cette présence. Quand de 30 à 40 % du produit national brut des pays « tardocapitalistes » sont absorbés par l’administration publique, on peut dire que la quantité est devenue une qualité.
L’État, avec son apparence de défense des intérêts capitalistes, est en train de se transformer en lieu privilégié de formation de la nouvelle classe dominante, en concentrant en lui-même — aux niveaux supérieurs de sa hiérarchie — une part très importante et croissante du pouvoir économique, qui se confond avec le pouvoir politique. Ce dernier perd aussi progressivement son rôle subordonné. Tandis que progresse la technobureaucratie des entreprises privées, dans les entreprises publiques, dans l’appareil étatique, technocrates et bureaucrates expriment de moins en moins les intérêts des vieux patrons et toujours plus les leurs.
Dans cette même direction s’opère le passage du pouvoir politique effectif des assemblées législatives et des organes exécutifs à celui des sommets administratifs. La plus grande partie des pays « tardocapitalistes » ont une structure démocrate parlementaire, mais dans aucun de ceux-ci ce n’est réellement le parlement, siège formel de la souveraineté populaire, qui dirige l’État.
Le pouvoir de l’État est un pouvoir permanent. Ce pouvoir est exercé par un certain nombre d’institutions autonomes de l’influence instable des votes : ce sont ces organismes qu’il faut examiner pour découvrir où réside le vrai pouvoir. Les gouvernements vont et viennent, la machine étatique continue à fonctionner. l’État consiste d’abord dans ces institutions permanentes et autonomes : l’armée (officiers et sous-officiers de carrière, troupes spéciales), la police, les ministères, les administrations autonomes, les caisses de prévoyance et d’assurance, la magistrature, etc., c’est-à-dire des institutions du dit « exécutif » non touchées par l’influence électorale, peu influençable par le gouvernement et quasiment pas par le parlement. Le pouvoir de l’exécutif se renforce sans cesse, chacune de ses institutions reproduit en elle-même la pyramide hiérarchique de l’État. Au sommet de cette hiérarchie (outre que certains dirigeants des grands holdings publics et privés sont de temps en temps des dirigeants politiques et syndicaux) sont choisis ceux que le parlement « représente » sur la scène politique institutionnelle.
Cette évolution du pouvoir politique est, de plus, liée à la croissante complexité et multiplicité des fonctions accomplies par les états « tarsocapitalistes » elle est liée également à sa tendance totalitaire, conséquence de l’exigence de contrôler, en les canalisant dans de nouvelles institutions, les forces centrifuges continuellement créées par l’accroissement des dimensions, le machinisme, l’envahissement étatique, dans un cercle vicieux qui développe les compétences et donc le nombre et le pouvoir des technobureaucrates.
(…)
La structure de classe en Italie
14.— Dans le complexe entremêlement d’éléments post-industriels et préindustriels, protocapitalistes et tardocapitalistes qui constitue la trame économique et sociale de l’Italie (pays que l’on peut classer comme le premier de l’Europe pauvre — Espagne, Portugal, Grèce — soit comme le dernier de l’Europe riche) on peut distinguer clairement les deux classes fondamentales : la bourgeoisie et la techno-bureaucratie.
La première est constituée d’environ 200 000 entrepreneurs capitalistes de grande et moyenne entreprise, et de leurs familles. La seconde, numériquement aussi forte que la première, est constituée pour plus de la moitié par l’abondance des dirigeants étatiques ou paraétatiques, par le sommet de la bureaucratie politico-syndicale, et par les managers des entreprises à participation étatique, et pour le reste, par les managers des grandes et moyennes entreprises privées. La force absolue et relative de la technobureaucratie est une conséquence du « Modèle italien » de développement, c’est-à-dire des régimes fascistes et démochrétiens qui, pendant un demi-siècle, ont développé les appareils d’État et l’intervention économique publique de manière accélérée en comparaison des autres pays capitalistes. La forte présence, dans l’économie italienne, des multinationales à capital étranger a opéré dans le même sens.
Paradoxalement, au sommet de la pyramide, l’Italie a une structure de classe plus avancée, dans un sens technobureaucratique, que les autres pays occidentaux plus développés économiquement.
La couche moyenne reproduit la division entre bourgeoisie et technobureaucratie par la division entre une petite bourgeoisie (petits entrepreneurs capitalistes de l’industrie, de l’agriculture et des services) et une grande partie des professions libérales (sauf une minorité qui par leur fonction et leur niveau sont intégrables à la classe dominante) de 4 millions environ d’actifs, et une petite technobureaucratie (techniciens. intellectuels. fonctionnaires non dirigeants du public et du privé, militaire de carrière, enseignants, appareil des partis et syndicats avec 3 millions d’actifs environ.
À la base de la pyramide sociale, les classes exploitées composées d’un prolétariat urbain et rural au sens étroit du terme (travailleurs manuels salariés) avec 9,5 millions d’actifs, à qui on peut ajouter un million environ d’employés aux tâches purement exécutives et répétitives et 2 millions de travailleurs autonomes (couches inférieures des artisans, cultivateurs directs et commerçants sans employés) qui sont, de fait, des prestateurs de travail manuel, et plus d’un million de sous-prolétaires, de travailleurs intermittents, de travailleurs à domicile, de marginaux, etc.
Au niveau des revenus on rencontre en Italie une inégalité accentuée. Même en éliminant les très riches (fraction supérieure de la classe dominante) et les très pauvres (le sous-prolétariat concentré surtout dans le Sud et dans les îles) il reste un rapport moyen classes dominantes /classes exploitées qui va de plus de 1 à 10 pour les revenus.
La dynamique sociale de ces cinquante dernières années a vu une croissance constante en dépense, en valeur absolue et en pourcentage, de la technobureaucratie et de son substrat dans les classes moyennes, et de la bourgeoisie et de son substrat petit-bourgeois. Entre les classes exploitées, la dynamique a vu toujours un développement des fonctions inférieures. Dans les prochaines années on peut prévoir un modèle de développement quantitatif de la technobureaucratie, un développement de la petite technobureaucratie, avec une réduction de la petite bourgeoisie et une certaine contraction des travailleurs manuels autonomes.
Pour toutes les classes il y a eu le déplacement, typique au développement industriel et post-industriel, du secteur primaire au secteur secondaire et tertiaire.
15.— Le processus évolutif « tardocapitaliste » s’explique en Italie, actuellement, dans un cadre institutionnel démocratique parlementaire. Une grande partie du pouvoir politique, cas typique des pays tardocapitalistes, réside dans l’exécutif des institutions étatiques non-élues. La manière d’être de ces institutions (normes, règlements, habitudes, privilèges) est celle établie par le régime fasciste non seulement parce que le sommet est resté le même qu’à l’époque fasciste, mais aussi et surtout parce que cette manière d’être est vraiment utile (malgré de remédiables inefficiences typiquement italiennes) à l’État en général, et en particulier à la forme d’État correspondant au compromis dynamique entre les anciens et les nouveaux patrons qui s’est d’abord exprimé avec le fascisme puis avec la république « démocratique ».
Outre l’abdication par le parlement de son rôle d’institution suprême, l’État italien présente un autre caractère typiquement « tardocapitaliste » : être tendentiellement et progressivement totalitaire. L’État tend à intervenir dans toutes les fonctions sociales pour réglementer d’abord, pour absorber ensuite. Il tend à envahir et envahit tous les aspects de la vie, même privée (pour l’État totalitaire il n’existe pas de « privé ») des citoyens. l’État fasciste était ouvertement totalitaire, l’État postfasciste l’est de ce fait et le processus d’identification entre l’État et société fut repris après la guerre, sous une forme moins folklorique mais plus insidieuse, soit au niveau institutionnel, soit au niveau idéologique.
Avec cette invasion, et avec la puissance des appareils de contrôle répressifs et de conditionnement psycho-idéologique, l’État est amené à restreindre, plus de fait que juridiquement, l’espace de la liberté individuelle et collective, indépendamment de la forme que prendra la politique italienne à plus ou moins long terme. Cela ne signifie pas que la forme politique n’ait aucune importance. La forme présente du système tardo-capitaliste italien aujourd’hui et celle qu’il prendra demain, nous importe parce qu’à chaque forme correspond un mélange différent d’obéissance imposée et de consentement arraché, divers niveaux de tolérance et de répression de la déviance, une différente agitation politique possible pour les « non-intégrés » et, de là, différents moyens de faire de la propagande, de l’agitation, différents types d’organisation anarchiste (de la légalité à l’illégalité, de la publicité à la clandestinité, avec toutes les positions intermédiaires).
En Italie sont théoriquement possibles de nombreuses variations possibles sur le thème socio-économique du « tardocapitalisme », de la social-démocratie (dans le sens large de démocratie réformiste) au fascisme (dans le sens autoritaire-réformiste), du modèle scandinave au modèle chilien, ou américain ou français… le monde occidental offre un vaste assortiment. En pratique, la réalité italienne ne semble offrir qu’un type probable plus ou moins social-démocrate.
La révolution libertaire
19.— Le projet révolutionnaire anarchiste dérive de la lutte de classe des exploités, et y trouve la garantie de la possibilité, sinon de la probabilité, de sa réalisation. L’existence universelle de la lutte de classe dans toute société hiérarchique nous donne une première indication dans ce sens, apparemment banale, mais fondamentale : l’inégalité sociale n’est pas naturelle et c’est seulement l’utilisation de moyens coercitifs (psychologiques et physiques) qui en garantit la survivance.
Une seconde indication, qui se tire de l’observation des différentes formes de conflit entre dominés et dominateurs, est que les serfs de la terre, les esclaves, les salariés. les exploités et les laissés pour compte de tous les systèmes manifestent une tendance constante à refuser leur condition de classe.
Ce qui signifie objectivement que les aspirations émancipatrices sont seulement réalisables à travers l’abolition des classes avec une transformation de la société de façon égalitaire. De fait, l’histoire des révolutions et des révoltes nous a laissé de nombreux exemples pour témoigner que les exploités quand ils réussissent à organiser à leur façon la société, le font avec des approximations d’égalité et de liberté.
Un troisième élément que l’on tire de l’histoire de la lutte des classes est constitué à partir de ces indications pratiques, de ces « utopies » populaires épisodiquement et fragmentairement réalisées dans une créativité à la marque spontanément libertaire, à ces exemples qui montent comment le peuple entend son émancipation collective. L’anarchisme est surgi de cette millénaire tension égalitariste et libertaire, en développant les tendances objectives des exploités et leurs indications exemplaires dans un système de pensée et d’action qui représente le niveau le plus haut atteint jusqu’à présent dans le savoir théorico-pratique révolutionnaire.
Cependant, lutte de classe et lutte révolutionnaire anarchiste ne s’identifient pas.
En premier lieu, la première peut aussi s’exprimer de manière réformiste, et c’est même sa forme dominante lors des périodes prérévolutionnaires. En second lieu. le conflit social ne s’épuise pas dans la lutte de classe mais exprime aussi d’autres révoltes qui, dans un système hiérarchique complexe et sophistiqué, naissent d’inégalités et de dominations différentes de celles de classe : sexuelle, ethnique, raciale, etc., toutes ces révoltes ont entre elles, et avec la lutte de classe, laquelle se surajoute en partie mais pas nécessairement et pas complètement, une commune matrice égalitaire. De toutes ces révoltes, et aussi des révoltes individuelles, l’anarchisme peut tirer des apports théoriques et pratiques ; et toutes doivent se recomposer, comme mouvement et aspirations d’émancipation partielle, dans le projet révolutionnaire d’émancipation globale.
C’est seulement avec ce projet conscient et organisé et avec cette recomposition que peut se réaliser la potentialité révolutionnaire de la lutte de classe. Hors de cette possibilité il y a seulement la réalité historique d’une continuelle transformation de l’exploitation et de l’oppression, dans laquelle la lutte de classe des exploités ne peut « faire histoire », c’est-à-dire ne peut apporter de changements « structurels » sinon en faveur d’une autre classe dominante, pour les intérêts mystifiés de laquelle elle se fera encore une fois le vecteur. En Italie, dans un proche futur, cela signifie que la lutte de classe des exploités servira, qu’ils le veuillent ou non, les intérêts « technobureaucratiques » tant que la révolution libertaire ne se profile pas comme force suffisante.
20.— Nous avons dit révolution « libertaire » plutôt que révolution « anarchiste » et pas simplement « révolution ». C’est que nous ne croyons pas à la possibilité d’une révolution strictement anarchiste, ni à l’utilité d’une révolution « quelconque ». Après 50 années d’expériences (Russie, Espagne, Chine. Cuba) il est en effet clair que :
- la libération des tendances populaires, égalitaires et libertaires est un phénomène éphémère s’il n’a pas la possibilité de s’exprimer dans des organisations adéquates ;
- le « socialisme d’État » ne constitue pas un pas en avant sur la route de l’émancipation humaine.
D’un autre côté, même si les anarchistes peuvent s’accroître numériquement et qualitativement avant la révolution, nous ne croyons pas qu’ils puissent arriver à avoir tant de force, et leurs idées tant d’influence, qu’ils puissent donner une empreinte univoque à la transformation révolutionnaire : d’autres forces participeront à celle-ci. La présence anarchiste cependant devra depuis le début donner un sens libertaire et égalitaire à la révolution (avec la destruction de l’appareil d’État, avec l’abolition de la propriété privée, avec la création d’organismes de base pour l’autogestion et la démocratie directe). Les autres composantes révolutionnaires devront ne pas être trop présentes pour étouffer dans l’oeuf l’autogestion populaire et l’expérience révolutionnaire ni empêcher un développement pluraliste et décentralisé de la révolution.
Cette révolution, la révolution sociale libertaire, la seule révolution pour laquelle il vaut la peine de sacrifier un peu de présent (parce qu’en elle seule on peut mettre une espérance raisonnable) naît du concours d’une série de conditions favorables.
Le but de l’action anarchiste est de créer ces conditions.
De ces conditions, quelques-unes peuvent être qualifiées de subjectives, d’autres d’objectives, certaines déterminées ou déterminables par la volonté du « sujet révolutionnaire », d’autres extérieures à lui.
Les conditions objectives sont celles qui en général favorisent toutes les révolutions : crise économique, guerre, conflit entre groupes sociaux dominants, fort affaiblissement ou désagrégation du pouvoir, etc., l’histoire de la révolution peut fournir d’abondants exemples de ces conditions objectives favorables. Celles-ci n’étant pas influençables par le Mouvement révolutionnaire pour le moins directement et de manière prévisible, ils n’entrent pas dans les buts explicites de l’action anarchiste.
Les conditions subjectives nécessaires à une révolution sociale libertaire peuvent être schématiquement indiquées comme étant le plus grand développement possible, qualitatif et quantitatif, du mouvement anarchiste et de la présence libertaire organisée dans le conflit social et, à plus grande diffusion possible de la conscience critique, de l’esprit antiautoritaire, de révolte.
Quand nous disons le plus grand développement possible, nous voulons dire, d’un côté, qu’en période non révolutionnaire il existe des limites relativement étroites au militantisme révolutionnaire, à l’acceptation et à la compréhension de l’idéologie anarchiste, et enfin à la pratique de la méthode libertaire. De l’autre côté avec la même expression nous entendons souligner que ce niveau de « saturation » est nécessaire pour que la révolution ait possibilité de se développer dans un sens anarchiste, pour que les tendances naturelles des exploités aient la possibilité d’émerger, de s’organiser et de mûrir progressivement vers la forme la plus avancée de liberté et d’égalité. Ce sont donc les objectifs stratégiques de l’action anarchiste. Leur quantification et leur classement dans le temps ne sont pas possibles. Le temps nécessaire au développement optimum des conditions subjectives pour la révolution libertaire (et pour que celle-ci puisse se produire dans un laps de temps raisonnable) est lié à tellement de variables que toute prévision peut seulement refléter le pessimisme ou l’optimisme de celui qui la formule. On peut seulement dire, au stade actuel des choses, que nous en sommes encore loin et que la tâche qui nous attend est énorme.
21.— Il est possible de tracer une série d’objectifs intermédiaires, d’étapes successives qui définissent la stratégie révolutionnaire, seulement dans le sens d’une progressive construction des objectifs finaux eux-mêmes, c’est-à-dire d’une progressive réalisation des conditions subjectives favorables à la révolution sociale libertaire. En ce sens moyens et fin s’identifient, et la croissance des uns correspond à l’accroissement des autres.
Cela n’enlève aucune valeur révolutionnaire aux mille luttes particulières par lesquelles les exploités et les opprimés arrachent aux patrons des parcelles de bien-être et des fragments de liberté, ou défendent ces conquêtes. C’est même principalement avec la présence des anarchistes, dans ces épisodes de conflit social, que peuvent mûrir les conditions révolutionnaires. Il est hors de discussion en tout cas que de telles luttes, indépendamment de leur valeur pour une fin révolutionnaire, revêtent justement une grande importance pour les classes inférieures, et il serait insensé de renoncer à vivre un peu mieux jusque-là. Nous nions pourtant que les conquêtes partielles qui sortent de ces luttes puissent entraîner une progression qui approche objectivement la révolution.
L’intervention des anarchistes dans ces luttes est motivée par leur valeur suggestive (c’est-à-dire de maturation sociale de leurs protagonistes) qu’elles peuvent avoir, surtout si ces interventions préfigurent des objectifs et emploient des méthodes tendantiellement libertaires et égalitaires. Ainsi par exemple les revendications qui visent, sur le lieu de travail, à atténuer les différences entre les travailleurs ont de valeur seulement en ce qu’elles peuvent mûrir chez les exploités un esprit de solidarité et une volonté de nivellement, et non parce que serait possible une élimination progressive de l’inégalité sans unifier les intérêts objectifs des travailleurs. Il existe, de fait, des marges d’inégalité incompressibles parce qu’elles servent au fonctionnement du système d’exploitation. Ainsi. même les batailles pour conquérir plus de liberté n’ont de valeur seulement qu’en ce qu’elles peuvent accroître la rébellion antiautoritaire des opprimés. Même en matière de liberté, il existe des limites indépassables, parce que fonctionnelles à l’état, et, en fait, les batailles dans ce champ, dans les régimes formellement « démocratiques », comme en Italie, sont le plus souvent destinées à défendre les libertés existantes contre les attaques du pouvoir, c’est-à-dire sont défensives, et le seront toujours plus avec le développement totalitaire de l’État dans les sociétés industrielles avancées. L’illusion qu’il existe des objectifs et des conquêtes partielles objectivement révolutionnaires est une version paradoxale du réformisme, Ce qui est justement partiel et parcellaire est nécessairement réformiste, dans ce sens qu’il peut être intégré ou absorbé ou déformé par la dynamique tardocapitaliste. Mais la conscience acquise, la croissance organisationnelle extra-institutionnelle, donc ce qui dérive de la manière libertaire de lutter est ce qui intéresse les anarchistes. Parce que les mêmes résultats obtenus avec une pratique autogestionnaire et avec l’action directe, nous approchent de la révolution libertaire, alors qu’obtenus à travers la délégation et des organes hiérarchisés, ils l’éloignent.
Cela est un cas exemplaire de la cohérence anarchiste entre moyens et fins, et ce n’est pas un choix moral. Entre moyens et fins, de fait il y a des rapports de cause à effet, et le choix des fins conditionne celui des moyens, tout comme l’usage de moyens précis entraîne des résultats précis, quelle que soit la volonté de ceux qui les emploient. Il est donc idéaliste et mystificateur d’affirmer que la fin justifie les moyens. Au contraire, ce serait plutôt les moyens qui « justifieraient » les fins, car, en eux-mêmes, ils les contiennent déjà, du moins en partie.
G.A.F.