La Presse Anarchiste

Lutte de classe et technobureaucratie

Extrait du pro­gramme des G.A.F. (groupes anar­chistes fédé­rés ita­liens) tra­duit de « Inter­ro­ga­tions » nº 8.

La société hiérarchique

3.— L’a­nar­chie est [donc] l’al­ter­na­tive glo­bale au Modèle hié­rar­chique. Au Modèle et non à telle ou telle socié­té hié­rar­chi­sée. L’a­nar­chisme est donc le sys­tème théo­rique et le Mou­ve­ment social qui s’op­pose à chaque socié­té hié­rar­chique concrète, à ses valeurs. à ses idéo­lo­gies reli­gieuses ou pseu­dos­cien­ti­fiques. Même si his­to­ri­que­ment l’a­nar­chisme s’est défi­ni comme théo­rie et est né comme Mou­ve­ment sur­tout dans le contexte des luttes ouvrières anti-capi­ta­listes du siècle der­nier, il a expri­mé et exprime un refus, non seule­ment de la domi­na­tion bour­geoise. mais de toute domination.

Dans la socié­té hié­rar­chique, tous les rap­ports humains sont, d’une manière ou d’une autre, des rap­ports de domi­na­tion, parce que le Modèle hié­rar­chique se repro­duit dans tous les aspects de la vie sociale et s’in­té­rio­rise immé­dia­te­ment comme struc­ture carac­té­rielle « gré­gaire autoritaire ». 

Par­mi tous les rap­ports de domi­na­tion le rap­port éco­no­mique (rap­port d’ex­ploi­ta­tion) occupe une place pri­mor­diale parce qu’il se réfère à la prin­ci­pale acti­vi­té sociale. La stra­ti­fi­ca­tion hié­rar­chique déter­mi­née par le rap­port d’ex­ploi­ta­tion, dans ses dif­fé­rentes formes liées aux dif­fé­rents sys­tèmes éco­no­miques qui se sont suc­cé­dé his­to­ri­que­ment, consti­tue la stra­ti­fi­ca­tion fon­da­men­tale. Une telle stra­ti­fi­ca­tion n’ex­prime pas seule­ment la divi­sion hié­rar­chique des fonc­tions pro­duc­tives au sens étroit mais plus lar­ge­ment la divi­sion hié­rar­chique du tra­vail social. Dans une telle socié­té le pou­voir (et/​ou le pri­vi­lège) éco­no­mique fusionne avec le pou­voir poli­tique même s’il est for­mel­le­ment sépa­ré : tan­tôt le pre­mier semble déri­ver du second, tan­tôt le second du pre­mier. L’un et l’autre sont en tout cas tou­jours mono­pole d’une élite privilégiée. 

L’É­tat est l’ins­ti­tu­tion poli­tique fon­da­men­tale de toute socié­té hié­rar­chique moderne. C’est contre l’É­tat, en consé­quence, que les anar­chistes ont tour­né et tournent par­ti­cu­liè­re­ment leurs attaques non seule­ment contre « l’é­tat bour­geois » (struc­ture poli­tique de la socié­té capi­ta­liste), mais contre tout état, pré­sent, pas­sé, futur en tant qu’or­ga­ni­sa­tion du pou­voir, c’est-à-dire de la domi­na­tion. Face à la mons­trueuse inva­sion tota­li­taire de l’é­tat, et à sa trans­for­ma­tion en « lieu » de pou­voir éco­no­mique en plus du lieu de pou­voir poli­tique, une nou­velle force assume aujourd’­hui la cri­tique anar­chiste de l’état.

4.— Dans la stra­ti­fi­ca­tion déter­mi­née par les rap­ports d’ex­ploi­ta­tion, on iden­ti­fie des groupes sociaux aux inté­rêts anta­go­nistes, les classes, oppo­sées de manière conflic­tuelle. La lutte entre les classes est uni­ver­sel­le­ment pré­sente dans toute socié­té hié­rar­chique, sous des formes et des inten­si­tés diverses, des niveaux de conscience dif­fé­rents. Lutte entre les classes exploi­tées, et exploi­teuses, entre ceux qui exercent le pou­voir éco­no­mique et ceux qui le subissent. Mais aus­si lutte entre ceux qui détiennent le pri­vi­lège, et ceux qui y aspirent, entre patrons et « aspi­rants patrons », entre classes domi­nantes et classes en che­min vers de nou­velles formes de domination.

Deux types de lutte de classe donc. Le second est celui qui, hélas, a tra­cé les grandes lignes évo­lu­tives de l’his­toire humaine, qui est l’his­toire des classes domi­nantes qui se sont suc­cé­dées sous dif­fé­rentes formes de pou­voir, avec dif­fé­rentes formes d’ex­ploi­ta­tion. L’autre lutte de classe est expri­mée à tra­vers l’his­toire par les classes infé­rieures, des esclaves, de la plèbe, des serfs, des sala­riés, dans l’ef­fort mil­lé­naire de s’é­man­ci­per ou seule­ment d’at­té­nuer le poids de l’exploitation. 

Les deux formes de conflit inté­ressent l’a­nar­chisme. L’une, en elle-même sur­tout, parce que des aspi­ra­tions éman­ci­pa­trices expri­mées par les exploi­tés, l’a­nar­chisme a tiré direc­te­ment ou indi­rec­te­ment ses valeurs et fon­dé la pos­si­bi­li­té de son pro­jet révo­lu­tion­naire. L’autre parce que de son étude on peut tirer des élé­ments de connais­sance sur les méca­nismes dyna­miques de l’i­né­ga­li­té ; c’est-à-dire sur les méca­nismes par les­quels la socié­té de classe se per­pé­tue en se transformant.

5.— A part quelques socié­tés très simples, on peut en géné­ral iden­ti­fier, dans la stra­ti­fi­ca­tion sociale, de nom­breuses caté­go­ries. Une telle com­plexi­té est idéo­lo­gi­sée par une cer­taine socio­lo­gie qui veut confondre et diluer la réa­li­té déchi­rante de la lutte de classe en une mul­ti­pli­ci­té de conflits mineurs, non contra­dic­toires avec la per­pé­tua­tion du sys­tème. Ces sché­mas socio­lo­giques sont le reflet idéo­lo­gique de la ten­dance actuelle du sys­tème à mas­quer l’an­ta­go­nisme de classe en mul­ti­pliant les sépa­ra­tions dans une gra­dua­tion conti­nue qui va de l’ex­ploi­ta­tion jus­qu’au privilège.

Or, même dans une struc­ture gra­duée, il est pos­sible d’i­den­ti­fier la lutte de classe dans ce qu’elle a d’es­sen­tiel pour l’a­na­lyse et le pro­jet révo­lu­tion­naire. Il suf­fit de recon­naître au som­met ou à la base de la pyra­mide sociale ces classes anta­go­nistes dans les­quelles se retrouvent (dans le conflit comme dans le modèle inter­pré­ta­tif) les caté­go­ries qui ont une fonc­tion équi­va­lente dans la divi­sion sociale du tra­vail. Ain­si, par exemple, on peut sim­pli­fier le modèle inter­pré­ta­tif jus­qu’au sché­ma « bipo­laire », qui met en avant, en la pri­vi­lé­giant au sein d’un contexte social plus com­plexe, l’op­po­si­tion anta­go­niste incon­ci­liable de deux pôles de classes fon­da­men­tales (ou rete­nues comme telles). Ce sché­ma bipo­laire, qui part d’un aspect indis­cu­ta­ble­ment réel bien que par­tiel, et qui s’offre comme struc­ture utile sur­tout pour iden­ti­fier l’in­ter­lo­cu­teur du Mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire la classe (ou l’en­semble de classes) domi­née et exploi­tée, doit pour­tant être uti­li­sé avec une conscience claire de ses limites théo­riques et pratiques. 

Ses limites sont tra­cées avant tout par le fait qu’il n’est appli­cable qu’à des sys­tèmes sociaux rela­ti­ve­ment « sta­tiques » (par exemple le capi­ta­lisme du siècle der­nier et peut-être le « socia­lisme d’é­tat » de type russe). C’est-à-dire des sys­tèmes dans les­quels non seule­ment le conflit bipo­laire mis en évi­dence est le conflit domi­nant, parce qu’il se réfère au mode de pro­duc­tion domi­nant, mais aus­si et sur­tout dans lequel la classe moyenne est seule­ment un « dia­phragme » inerte entre les deux classes anta­go­nistes et n’est pas, en tota­li­té ou en par­tie, agent de trans­for­ma­tion socio-éco­no­mique, c’est-à-dire classe elle-même en lutte pour le pouvoir. 

Dans les phases his­to­riques de tran­si­tion comme celle que nous tra­ver­sons, le sché­ma à deux classes devient inutile dans la mesure où il ne per­met pas de voir et de com­prendre les nou­velles formes d’ex­ploi­ta­tion et de pou­voir qui naissent à l’in­té­rieur des vieilles struc­tures ; il est même mys­ti­fi­ca­teur s’il masque la réa­li­té du conflit de classe entre les deux groupes sociaux concur­rents pour le pouvoir. 

Pour la repré­sen­ta­tion essen­tielle de ces périodes « dyna­miques » il est au contraire indis­pen­sable de dis­tin­guer en terme de conflit anta­go­niste trois classes oppo­sées les unes aux autres dans le même temps : la classe domi­née, une classe domi­nante, et une classe en ascension. 

Il est ain­si pos­sible d’i­den­ti­fier sans les confondre les deux formes de lutte de classe coexis­tantes. Deux formes à la signi­fi­ca­tion his­to­rique oppo­sée même si elles se pré­sentent de façon entremêlée.

6. — La phase his­to­rique de tran­si­tion que nous vivons actuel­le­ment est le pas­sage du sys­tème capi­ta­liste à un nou­veau sys­tème d’ex­ploi­ta­tion. C’est avec cette clé inter­pré­ta­tive que doit être déchif­fré dans sa com­plexi­té le cadre socio-éco­no­mique et poli­tique inter­na­tio­nal, dont les convul­sions sont la résul­tante non seule­ment des divers inté­rêts impé­ria­listes mais aus­si de leurs oppo­sés, les sys­tèmes sociaux « tar­do-capi­ta­listes », post-capi­ta­listes, et sys­tèmes inter­mé­diaires avec dif­fé­rentes variantes pour chaque catégorie.

Selon le modèle à trois classes, il est pos­sible d’in­di­vi­dua­li­ser les deux prin­ci­paux acteurs sociaux de la trans­for­ma­tion (les vieux et les nou­veaux patrons), soit au niveau inter­na­tio­nal. soit au niveau des simples struc­tures natio­nales, là où le capi­ta­lisme n’a pas été déjà ense­ve­li, c’est-à-dire dans les pays indus­triels avan­cés à socia­lisme d’É­tat et en par­tie dans le tiers-monde. Et il est pos­sible d’in­di­vi­dua­li­ser la classe domi­née et exploi­tée qui, comme dans toutes les phases his­to­riques de tran­si­tion, accen­tue sa lutte de classe soit parce que le chan­ge­ment rend moins opé­ra­toire les ins­tru­ments psy­cho­lo­giques et idéo­lo­giques de sou­mis­sion, soit parce que la classe en ascen­sion s’ef­force de mobi­li­ser l’éner­gie rebelle des exploi­tés comme vec­teur de ses ambitions. 

La classe, ou mieux l’en­semble des classes, exploi­tées, est consti­tué par ceux qui accom­plissent dans la divi­sion sociale du tra­vail les acti­vi­tés manuelles au sens large. En font par­tie, dans une mesure plus ou moins grande et selon les par­ti­cu­la­ri­tés des struc­tures natio­nales, les pro­lé­taires (tra­vailleurs sala­riés de l’a­gri­cul­ture. de l’in­dus­trie et des ser­vices publics, y com­pris les employés aux tâches pure­ment exé­cu­tives, les couches infé­rieures de tra­vailleurs auto­nomes dont l’au­to­no­mie est pra­ti­que­ment réduite à l’« auto­ges­tion » de leur propre exploi­ta­tion, et enfin le sous-pro­lé­ta­riat urbain et rural (chô­meurs, sous-occu­pés, mar­gi­naux…). Ces caté­go­ries ou classes sont objec­ti­ve­ment exploi­tées indé­pen­dam­ment du méca­nisme avec lequel se concré­tise le rap­port d’ex­ploi­ta­tion (qui n’est pas for­cé­ment le rap­port typique ou domi­nant) et indé­pen­dam­ment de la per­cep­tion sub­jec­tive de l’ex­ploi­té lui-même. 

Les « vieux patrons » sont la bour­geoi­sie capi­ta­liste dont le pri­vi­lège se fonde sur la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion et qui exploitent sur­tout (mais pas seule­ment) selon le rap­port de pro­duc­tion typique, c’est-à-dire par l’ex­tor­sion de plus-value aux sala­riés dans un régime de mar­ché de la main-d’oeuvre et des produits.

Les « nou­veaux patrons », qui, dans les pays qui se disent socia­listes, sont la classe domi­nante et qui, dans les pays « tar­do-capi­ta­listes », par­tagent le pou­voir avec les capi­ta­listes dans un équi­libre dyna­mique qui se déplace en leur faveur, sont les technobureaucrates.

Les nouveaux patrons

7.— La nou­velle classe domi­nante, la tech­no­bu­reau­cra­tie, se défi­nit par l’ac­ti­vi­té de la sphère du tra­vail intel­lec­tuel cor­res­pon­dant à des fonc­tions diri­geantes dans la divi­sion hié­rar­chique du tra­vail social. Les nou­veaux patrons accom­plissent ces fonc­tions et en tirent les pri­vi­lèges et les pou­voirs qui lui sont liés, non pas en ver­tu des droits pri­vés de la pro­prié­té juri­dique sur les moyens de pro­duc­tion, mais en ver­tu d’une sorte de pro­prié­té intel­lec­tuelle, c’est-à-dire sur la pos­ses­sion des connais­sances liées à la direc­tion des grands « agré­gats » éco­no­miques et politiques.

Dans la forme actuelle la plus accom­plie de leur domi­na­tion, c’est-à-dire dans les États se disant socia­listes, les tech­no­bue­cau­crates gèrent comme un mono­pole le pou­voir poli­tique et éco­no­mique et exercent leur exploi­ta­tion non de manière indi­vi­duelle mais col­lec­ti­ve­ment à tra­vers une pro­prié­té de classe des moyens de pro­duc­tion. Ceux-ci s’ap­pro­prient une part pri­vi­lé­giée des biens et des ser­vices, non pas direc­te­ment comme les capi­ta­listes, mais indi­rec­te­ment à tra­vers l’É­tat qui recueille cette part de classe et la répar­tit ensuite entre ses fonc­tion­naires de façon dif­fé­ren­ciée selon la posi­tion occu­pée dans la pyra­mide sociale, c’est-à-dire selon l’im­por­tance hié­rar­chique de la fonc­tion accomplie. 

Dans le monde occi­den­tal « tar­do­ca­pi­ta­liste » les nou­veaux patrons pré­sentent des carac­tères moins dis­tincts et leurs rap­ports d’ex­ploi­ta­tion spé­ci­fique sont entre­mê­lés avec les rap­ports de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste ; ceux-ci dérivent his­to­ri­que­ment et fonc­tion­nel­le­ment de la classe moyenne employée au ser­vice de la bour­geoi­sie capi­ta­liste. Le déve­lop­pe­ment des socié­tés par actions, des trusts com­mer­ciaux et finan­ciers, des entre­prises mul­ti­na­tio­nales et la pro­gres­sive exten­sion des fonc­tions de l’É­tat dans le domaine éco­no­mique et social, ont entraî­né et entraînent les condi­tions pour l’ac­crois­se­ment de l’im­por­tance et le pou­voir des plus hauts tech­ni­ciens et admi­nis­tra­teurs des entre­prises et des ins­ti­tu­tions étatiques. 

Les tech­no­bu­reau­crates s’ap­pro­prient leurs pri­vi­lèges de classe, c’est-à-dire le fruit de leur exploi­ta­tion, à tra­vers les com­pen­sa­tions éle­vées (cadeaux, primes, ser­vices, émo­lu­ments pour dif­fé­rentes charges). Ces com­pen­sa­tions dans le cas des mana­gers d’en­tre­prises pri­vées peuvent être éco­no­mi­que­ment vus comme pro­fits mas­qués de l’en­tre­prise (c’est-à-dire plus-value capi­ta­liste). Les com­pen­sa­tions des diri­geants d’é­tat au contraire, sont typi­que­ment techno-bureaucratiques. 

Com­pen­sa­tions des diri­geants d’en­tre­prises publiques ou par­ti­ci­pa­tion éta­tique sont en par­tie noti­fiables comme pro­fit (pour autant que ces entre­prises reflètent encore des méca­nismes capi­ta­lis­ti­co-mer­can­tiles) et en par­tie, comme véri­tables et réels droits pri­vi­lé­giés des pré­lè­ve­ments sur la richesse pro­duite non pas au niveau de l’en­tre­prise, mais à l’é­chelle nationale.

(..)

9.— L’É­tat accom­plit un rôle fon­da­men­tal dans l’é­co­no­mie tar­do­ca­pi­ta­liste. D’a­bord il pos­sède direc­te­ment ou indi­rec­te­ment un épais réseau d’in­dus­tries et de ser­vices dans les sec­teurs-clés. C’est lui, en outre, qui régle­mente, contrôle, pla­ni­fie, condamne, de façon crois­sante, l’ac­ti­vi­té des entre­prises, à tra­vers des ins­tru­ments d’in­ter­ven­tion légis­la­tifs, de cré­dit, fis­caux, etc. Il est enfin depuis long­temps le client prin­ci­pal d’une bonne par­tie du sec­teur pri­vé ; l’in­ter­ven­tion de l’É­tat dans l’é­co­no­mie n’est pas une nou­veau­té pour le capi­ta­lisme. Il a même assis­té et « sou­te­nu » les pre­miers pas du capi­ta­lisme, et en a accom­pa­gné le déve­lop­pe­ment. Plus encore, l’in­ten­si­té et la pro­fon­deur avec lequel aujourd’­hui (et de plus en plus) l’É­tat est pré­sent dans l’é­co­no­mie et le déve­lop­pe­ment énorme des ser­vices sociaux gérés par l’É­tat, vont rapi­de­ment chan­ger la signi­fi­ca­tion de cette pré­sence. Quand de 30 à 40 % du pro­duit natio­nal brut des pays « tar­do­ca­pi­ta­listes » sont absor­bés par l’ad­mi­nis­tra­tion publique, on peut dire que la quan­ti­té est deve­nue une qualité.

L’É­tat, avec son appa­rence de défense des inté­rêts capi­ta­listes, est en train de se trans­for­mer en lieu pri­vi­lé­gié de for­ma­tion de la nou­velle classe domi­nante, en concen­trant en lui-même — aux niveaux supé­rieurs de sa hié­rar­chie — une part très impor­tante et crois­sante du pou­voir éco­no­mique, qui se confond avec le pou­voir poli­tique. Ce der­nier perd aus­si pro­gres­si­ve­ment son rôle subor­don­né. Tan­dis que pro­gresse la tech­no­bu­reau­cra­tie des entre­prises pri­vées, dans les entre­prises publiques, dans l’ap­pa­reil éta­tique, tech­no­crates et bureau­crates expriment de moins en moins les inté­rêts des vieux patrons et tou­jours plus les leurs. 

Dans cette même direc­tion s’o­père le pas­sage du pou­voir poli­tique effec­tif des assem­blées légis­la­tives et des organes exé­cu­tifs à celui des som­mets admi­nis­tra­tifs. La plus grande par­tie des pays « tar­do­ca­pi­ta­listes » ont une struc­ture démo­crate par­le­men­taire, mais dans aucun de ceux-ci ce n’est réel­le­ment le par­le­ment, siège for­mel de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, qui dirige l’État. 

Le pou­voir de l’É­tat est un pou­voir per­ma­nent. Ce pou­voir est exer­cé par un cer­tain nombre d’ins­ti­tu­tions auto­nomes de l’in­fluence instable des votes : ce sont ces orga­nismes qu’il faut exa­mi­ner pour décou­vrir où réside le vrai pou­voir. Les gou­ver­ne­ments vont et viennent, la machine éta­tique conti­nue à fonc­tion­ner. l’É­tat consiste d’a­bord dans ces ins­ti­tu­tions per­ma­nentes et auto­nomes : l’ar­mée (offi­ciers et sous-offi­ciers de car­rière, troupes spé­ciales), la police, les minis­tères, les admi­nis­tra­tions auto­nomes, les caisses de pré­voyance et d’as­su­rance, la magis­tra­ture, etc., c’est-à-dire des ins­ti­tu­tions du dit « exé­cu­tif » non tou­chées par l’in­fluence élec­to­rale, peu influen­çable par le gou­ver­ne­ment et qua­si­ment pas par le par­le­ment. Le pou­voir de l’exé­cu­tif se ren­force sans cesse, cha­cune de ses ins­ti­tu­tions repro­duit en elle-même la pyra­mide hié­rar­chique de l’É­tat. Au som­met de cette hié­rar­chie (outre que cer­tains diri­geants des grands hol­dings publics et pri­vés sont de temps en temps des diri­geants poli­tiques et syn­di­caux) sont choi­sis ceux que le par­le­ment « repré­sente » sur la scène poli­tique institutionnelle. 

Cette évo­lu­tion du pou­voir poli­tique est, de plus, liée à la crois­sante com­plexi­té et mul­ti­pli­ci­té des fonc­tions accom­plies par les états « tar­so­ca­pi­ta­listes » elle est liée éga­le­ment à sa ten­dance tota­li­taire, consé­quence de l’exi­gence de contrô­ler, en les cana­li­sant dans de nou­velles ins­ti­tu­tions, les forces cen­tri­fuges conti­nuel­le­ment créées par l’ac­crois­se­ment des dimen­sions, le machi­nisme, l’en­va­his­se­ment éta­tique, dans un cercle vicieux qui déve­loppe les com­pé­tences et donc le nombre et le pou­voir des technobureaucrates.

(…)

La structure de classe en Italie

14.— Dans le com­plexe entre­mê­le­ment d’élé­ments post-indus­triels et pré­in­dus­triels, pro­to­ca­pi­ta­listes et tar­do­ca­pi­ta­listes qui consti­tue la trame éco­no­mique et sociale de l’I­ta­lie (pays que l’on peut clas­ser comme le pre­mier de l’Eu­rope pauvre — Espagne, Por­tu­gal, Grèce — soit comme le der­nier de l’Eu­rope riche) on peut dis­tin­guer clai­re­ment les deux classes fon­da­men­tales : la bour­geoi­sie et la techno-bureaucratie.

La pre­mière est consti­tuée d’en­vi­ron 200 000 entre­pre­neurs capi­ta­listes de grande et moyenne entre­prise, et de leurs familles. La seconde, numé­ri­que­ment aus­si forte que la pre­mière, est consti­tuée pour plus de la moi­tié par l’a­bon­dance des diri­geants éta­tiques ou paraé­ta­tiques, par le som­met de la bureau­cra­tie poli­ti­co-syn­di­cale, et par les mana­gers des entre­prises à par­ti­ci­pa­tion éta­tique, et pour le reste, par les mana­gers des grandes et moyennes entre­prises pri­vées. La force abso­lue et rela­tive de la tech­no­bu­reau­cra­tie est une consé­quence du « Modèle ita­lien » de déve­lop­pe­ment, c’est-à-dire des régimes fas­cistes et démo­chré­tiens qui, pen­dant un demi-siècle, ont déve­lop­pé les appa­reils d’É­tat et l’in­ter­ven­tion éco­no­mique publique de manière accé­lé­rée en com­pa­rai­son des autres pays capi­ta­listes. La forte pré­sence, dans l’é­co­no­mie ita­lienne, des mul­ti­na­tio­nales à capi­tal étran­ger a opé­ré dans le même sens. 

Para­doxa­le­ment, au som­met de la pyra­mide, l’I­ta­lie a une struc­ture de classe plus avan­cée, dans un sens tech­no­bu­reau­cra­tique, que les autres pays occi­den­taux plus déve­lop­pés économiquement. 

La couche moyenne repro­duit la divi­sion entre bour­geoi­sie et tech­no­bu­reau­cra­tie par la divi­sion entre une petite bour­geoi­sie (petits entre­pre­neurs capi­ta­listes de l’in­dus­trie, de l’a­gri­cul­ture et des ser­vices) et une grande par­tie des pro­fes­sions libé­rales (sauf une mino­ri­té qui par leur fonc­tion et leur niveau sont inté­grables à la classe domi­nante) de 4 mil­lions envi­ron d’ac­tifs, et une petite tech­no­bu­reau­cra­tie (tech­ni­ciens. intel­lec­tuels. fonc­tion­naires non diri­geants du public et du pri­vé, mili­taire de car­rière, ensei­gnants, appa­reil des par­tis et syn­di­cats avec 3 mil­lions d’ac­tifs environ. 

À la base de la pyra­mide sociale, les classes exploi­tées com­po­sées d’un pro­lé­ta­riat urbain et rural au sens étroit du terme (tra­vailleurs manuels sala­riés) avec 9,5 mil­lions d’ac­tifs, à qui on peut ajou­ter un mil­lion envi­ron d’employés aux tâches pure­ment exé­cu­tives et répé­ti­tives et 2 mil­lions de tra­vailleurs auto­nomes (couches infé­rieures des arti­sans, culti­va­teurs directs et com­mer­çants sans employés) qui sont, de fait, des pres­ta­teurs de tra­vail manuel, et plus d’un mil­lion de sous-pro­lé­taires, de tra­vailleurs inter­mit­tents, de tra­vailleurs à domi­cile, de mar­gi­naux, etc. 

Au niveau des reve­nus on ren­contre en Ita­lie une inéga­li­té accen­tuée. Même en éli­mi­nant les très riches (frac­tion supé­rieure de la classe domi­nante) et les très pauvres (le sous-pro­lé­ta­riat concen­tré sur­tout dans le Sud et dans les îles) il reste un rap­port moyen classes domi­nantes /​classes exploi­tées qui va de plus de 1 à 10 pour les revenus. 

La dyna­mique sociale de ces cin­quante der­nières années a vu une crois­sance constante en dépense, en valeur abso­lue et en pour­cen­tage, de la tech­no­bu­reau­cra­tie et de son sub­strat dans les classes moyennes, et de la bour­geoi­sie et de son sub­strat petit-bour­geois. Entre les classes exploi­tées, la dyna­mique a vu tou­jours un déve­lop­pe­ment des fonc­tions infé­rieures. Dans les pro­chaines années on peut pré­voir un modèle de déve­lop­pe­ment quan­ti­ta­tif de la tech­no­bu­reau­cra­tie, un déve­lop­pe­ment de la petite tech­no­bu­reau­cra­tie, avec une réduc­tion de la petite bour­geoi­sie et une cer­taine contrac­tion des tra­vailleurs manuels autonomes. 

Pour toutes les classes il y a eu le dépla­ce­ment, typique au déve­lop­pe­ment indus­triel et post-indus­triel, du sec­teur pri­maire au sec­teur secon­daire et tertiaire. 

15.— Le pro­ces­sus évo­lu­tif « tar­do­ca­pi­ta­liste » s’ex­plique en Ita­lie, actuel­le­ment, dans un cadre ins­ti­tu­tion­nel démo­cra­tique par­le­men­taire. Une grande par­tie du pou­voir poli­tique, cas typique des pays tar­do­ca­pi­ta­listes, réside dans l’exé­cu­tif des ins­ti­tu­tions éta­tiques non-élues. La manière d’être de ces ins­ti­tu­tions (normes, règle­ments, habi­tudes, pri­vi­lèges) est celle éta­blie par le régime fas­ciste non seule­ment parce que le som­met est res­té le même qu’à l’é­poque fas­ciste, mais aus­si et sur­tout parce que cette manière d’être est vrai­ment utile (mal­gré de remé­diables inef­fi­ciences typi­que­ment ita­liennes) à l’É­tat en géné­ral, et en par­ti­cu­lier à la forme d’É­tat cor­res­pon­dant au com­pro­mis dyna­mique entre les anciens et les nou­veaux patrons qui s’est d’a­bord expri­mé avec le fas­cisme puis avec la répu­blique « démocratique ».

Outre l’ab­di­ca­tion par le par­le­ment de son rôle d’ins­ti­tu­tion suprême, l’É­tat ita­lien pré­sente un autre carac­tère typi­que­ment « tar­do­ca­pi­ta­liste » : être ten­den­tiel­le­ment et pro­gres­si­ve­ment tota­li­taire. L’É­tat tend à inter­ve­nir dans toutes les fonc­tions sociales pour régle­men­ter d’a­bord, pour absor­ber ensuite. Il tend à enva­hir et enva­hit tous les aspects de la vie, même pri­vée (pour l’É­tat tota­li­taire il n’existe pas de « pri­vé ») des citoyens. l’É­tat fas­ciste était ouver­te­ment tota­li­taire, l’É­tat post­fas­ciste l’est de ce fait et le pro­ces­sus d’i­den­ti­fi­ca­tion entre l’É­tat et socié­té fut repris après la guerre, sous une forme moins folk­lo­rique mais plus insi­dieuse, soit au niveau ins­ti­tu­tion­nel, soit au niveau idéologique. 

Avec cette inva­sion, et avec la puis­sance des appa­reils de contrôle répres­sifs et de condi­tion­ne­ment psy­cho-idéo­lo­gique, l’É­tat est ame­né à res­treindre, plus de fait que juri­di­que­ment, l’es­pace de la liber­té indi­vi­duelle et col­lec­tive, indé­pen­dam­ment de la forme que pren­dra la poli­tique ita­lienne à plus ou moins long terme. Cela ne signi­fie pas que la forme poli­tique n’ait aucune impor­tance. La forme pré­sente du sys­tème tar­do-capi­ta­liste ita­lien aujourd’­hui et celle qu’il pren­dra demain, nous importe parce qu’à chaque forme cor­res­pond un mélange dif­fé­rent d’o­béis­sance impo­sée et de consen­te­ment arra­ché, divers niveaux de tolé­rance et de répres­sion de la déviance, une dif­fé­rente agi­ta­tion poli­tique pos­sible pour les « non-inté­grés » et, de là, dif­fé­rents moyens de faire de la pro­pa­gande, de l’a­gi­ta­tion, dif­fé­rents types d’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste (de la léga­li­té à l’illé­ga­li­té, de la publi­ci­té à la clan­des­ti­ni­té, avec toutes les posi­tions intermédiaires). 

En Ita­lie sont théo­ri­que­ment pos­sibles de nom­breuses varia­tions pos­sibles sur le thème socio-éco­no­mique du « tar­do­ca­pi­ta­lisme », de la social-démo­cra­tie (dans le sens large de démo­cra­tie réfor­miste) au fas­cisme (dans le sens auto­ri­taire-réfor­miste), du modèle scan­di­nave au modèle chi­lien, ou amé­ri­cain ou fran­çais… le monde occi­den­tal offre un vaste assor­ti­ment. En pra­tique, la réa­li­té ita­lienne ne semble offrir qu’un type pro­bable plus ou moins social-démocrate.

La révolution libertaire

19.— Le pro­jet révo­lu­tion­naire anar­chiste dérive de la lutte de classe des exploi­tés, et y trouve la garan­tie de la pos­si­bi­li­té, sinon de la pro­ba­bi­li­té, de sa réa­li­sa­tion. L’exis­tence uni­ver­selle de la lutte de classe dans toute socié­té hié­rar­chique nous donne une pre­mière indi­ca­tion dans ce sens, appa­rem­ment banale, mais fon­da­men­tale : l’i­né­ga­li­té sociale n’est pas natu­relle et c’est seule­ment l’u­ti­li­sa­tion de moyens coer­ci­tifs (psy­cho­lo­giques et phy­siques) qui en garan­tit la survivance.

Une seconde indi­ca­tion, qui se tire de l’ob­ser­va­tion des dif­fé­rentes formes de conflit entre domi­nés et domi­na­teurs, est que les serfs de la terre, les esclaves, les sala­riés. les exploi­tés et les lais­sés pour compte de tous les sys­tèmes mani­festent une ten­dance constante à refu­ser leur condi­tion de classe. 

Ce qui signi­fie objec­ti­ve­ment que les aspi­ra­tions éman­ci­pa­trices sont seule­ment réa­li­sables à tra­vers l’a­bo­li­tion des classes avec une trans­for­ma­tion de la socié­té de façon éga­li­taire. De fait, l’his­toire des révo­lu­tions et des révoltes nous a lais­sé de nom­breux exemples pour témoi­gner que les exploi­tés quand ils réus­sissent à orga­ni­ser à leur façon la socié­té, le font avec des approxi­ma­tions d’é­ga­li­té et de liberté. 

Un troi­sième élé­ment que l’on tire de l’his­toire de la lutte des classes est consti­tué à par­tir de ces indi­ca­tions pra­tiques, de ces « uto­pies » popu­laires épi­so­di­que­ment et frag­men­tai­re­ment réa­li­sées dans une créa­ti­vi­té à la marque spon­ta­né­ment liber­taire, à ces exemples qui montent com­ment le peuple entend son éman­ci­pa­tion col­lec­tive. L’a­nar­chisme est sur­gi de cette mil­lé­naire ten­sion éga­li­ta­riste et liber­taire, en déve­lop­pant les ten­dances objec­tives des exploi­tés et leurs indi­ca­tions exem­plaires dans un sys­tème de pen­sée et d’ac­tion qui repré­sente le niveau le plus haut atteint jus­qu’à pré­sent dans le savoir théo­ri­co-pra­tique révolutionnaire. 

Cepen­dant, lutte de classe et lutte révo­lu­tion­naire anar­chiste ne s’i­den­ti­fient pas.

En pre­mier lieu, la pre­mière peut aus­si s’ex­pri­mer de manière réfor­miste, et c’est même sa forme domi­nante lors des périodes pré­ré­vo­lu­tion­naires. En second lieu. le conflit social ne s’é­puise pas dans la lutte de classe mais exprime aus­si d’autres révoltes qui, dans un sys­tème hié­rar­chique com­plexe et sophis­ti­qué, naissent d’i­né­ga­li­tés et de domi­na­tions dif­fé­rentes de celles de classe : sexuelle, eth­nique, raciale, etc., toutes ces révoltes ont entre elles, et avec la lutte de classe, laquelle se sur­ajoute en par­tie mais pas néces­sai­re­ment et pas com­plè­te­ment, une com­mune matrice éga­li­taire. De toutes ces révoltes, et aus­si des révoltes indi­vi­duelles, l’a­nar­chisme peut tirer des apports théo­riques et pra­tiques ; et toutes doivent se recom­po­ser, comme mou­ve­ment et aspi­ra­tions d’é­man­ci­pa­tion par­tielle, dans le pro­jet révo­lu­tion­naire d’é­man­ci­pa­tion globale. 

C’est seule­ment avec ce pro­jet conscient et orga­ni­sé et avec cette recom­po­si­tion que peut se réa­li­ser la poten­tia­li­té révo­lu­tion­naire de la lutte de classe. Hors de cette pos­si­bi­li­té il y a seule­ment la réa­li­té his­to­rique d’une conti­nuelle trans­for­ma­tion de l’ex­ploi­ta­tion et de l’op­pres­sion, dans laquelle la lutte de classe des exploi­tés ne peut « faire his­toire », c’est-à-dire ne peut appor­ter de chan­ge­ments « struc­tu­rels » sinon en faveur d’une autre classe domi­nante, pour les inté­rêts mys­ti­fiés de laquelle elle se fera encore une fois le vec­teur. En Ita­lie, dans un proche futur, cela signi­fie que la lutte de classe des exploi­tés ser­vi­ra, qu’ils le veuillent ou non, les inté­rêts « tech­no­bu­reau­cra­tiques » tant que la révo­lu­tion liber­taire ne se pro­file pas comme force suffisante.

20.— Nous avons dit révo­lu­tion « liber­taire » plu­tôt que révo­lu­tion « anar­chiste » et pas sim­ple­ment « révo­lu­tion ». C’est que nous ne croyons pas à la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion stric­te­ment anar­chiste, ni à l’u­ti­li­té d’une révo­lu­tion « quel­conque ». Après 50 années d’ex­pé­riences (Rus­sie, Espagne, Chine. Cuba) il est en effet clair que :

  1. la libé­ra­tion des ten­dances popu­laires, éga­li­taires et liber­taires est un phé­no­mène éphé­mère s’il n’a pas la pos­si­bi­li­té de s’ex­pri­mer dans des orga­ni­sa­tions adéquates ;
  2. le « socia­lisme d’É­tat » ne consti­tue pas un pas en avant sur la route de l’é­man­ci­pa­tion humaine.

D’un autre côté, même si les anar­chistes peuvent s’ac­croître numé­ri­que­ment et qua­li­ta­ti­ve­ment avant la révo­lu­tion, nous ne croyons pas qu’ils puissent arri­ver à avoir tant de force, et leurs idées tant d’in­fluence, qu’ils puissent don­ner une empreinte uni­voque à la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire : d’autres forces par­ti­ci­pe­ront à celle-ci. La pré­sence anar­chiste cepen­dant devra depuis le début don­ner un sens liber­taire et éga­li­taire à la révo­lu­tion (avec la des­truc­tion de l’ap­pa­reil d’É­tat, avec l’a­bo­li­tion de la pro­prié­té pri­vée, avec la créa­tion d’or­ga­nismes de base pour l’au­to­ges­tion et la démo­cra­tie directe). Les autres com­po­santes révo­lu­tion­naires devront ne pas être trop pré­sentes pour étouf­fer dans l’oeuf l’au­to­ges­tion popu­laire et l’ex­pé­rience révo­lu­tion­naire ni empê­cher un déve­lop­pe­ment plu­ra­liste et décen­tra­li­sé de la révolution. 

Cette révo­lu­tion, la révo­lu­tion sociale liber­taire, la seule révo­lu­tion pour laquelle il vaut la peine de sacri­fier un peu de pré­sent (parce qu’en elle seule on peut mettre une espé­rance rai­son­nable) naît du concours d’une série de condi­tions favorables.

Le but de l’ac­tion anar­chiste est de créer ces conditions.

De ces condi­tions, quelques-unes peuvent être qua­li­fiées de sub­jec­tives, d’autres d’ob­jec­tives, cer­taines déter­mi­nées ou déter­mi­nables par la volon­té du « sujet révolution­naire », d’autres exté­rieures à lui. 

Les condi­tions objec­tives sont celles qui en géné­ral favo­risent toutes les révo­lu­tions : crise éco­no­mique, guerre, conflit entre groupes sociaux domi­nants, fort affai­blis­se­ment ou désa­gré­ga­tion du pou­voir, etc., l’his­toire de la révo­lu­tion peut four­nir d’a­bon­dants exemples de ces condi­tions objec­tives favo­rables. Celles-ci n’é­tant pas influen­çables par le Mou­ve­ment révo­lu­tion­naire pour le moins direc­te­ment et de manière pré­vi­sible, ils n’entrent pas dans les buts expli­cites de l’ac­tion anarchiste. 

Les condi­tions sub­jec­tives néces­saires à une révo­lu­tion sociale liber­taire peuvent être sché­ma­ti­que­ment indi­quées comme étant le plus grand déve­lop­pe­ment pos­sible, qua­li­ta­tif et quan­ti­ta­tif, du mou­ve­ment anar­chiste et de la pré­sence liber­taire orga­ni­sée dans le conflit social et, à plus grande dif­fu­sion pos­sible de la conscience cri­tique, de l’es­prit anti­au­to­ri­taire, de révolte.

Quand nous disons le plus grand déve­lop­pe­ment pos­sible, nous vou­lons dire, d’un côté, qu’en période non révo­lu­tion­naire il existe des limites rela­ti­ve­ment étroites au mili­tan­tisme révo­lu­tion­naire, à l’ac­cep­ta­tion et à la com­pré­hen­sion de l’i­déo­lo­gie anar­chiste, et enfin à la pra­tique de la méthode liber­taire. De l’autre côté avec la même expres­sion nous enten­dons sou­li­gner que ce niveau de « satu­ra­tion » est néces­saire pour que la révo­lu­tion ait pos­si­bi­li­té de se déve­lop­per dans un sens anar­chiste, pour que les ten­dances natu­relles des exploi­tés aient la pos­si­bi­li­té d’é­mer­ger, de s’or­ga­ni­ser et de mûrir pro­gres­si­ve­ment vers la forme la plus avan­cée de liber­té et d’é­ga­li­té. Ce sont donc les objec­tifs stra­té­giques de l’ac­tion anar­chiste. Leur quan­ti­fi­ca­tion et leur clas­se­ment dans le temps ne sont pas pos­sibles. Le temps néces­saire au déve­lop­pe­ment opti­mum des condi­tions sub­jec­tives pour la révo­lu­tion liber­taire (et pour que celle-ci puisse se pro­duire dans un laps de temps rai­son­nable) est lié à tel­le­ment de variables que toute pré­vi­sion peut seule­ment reflé­ter le pes­si­misme ou l’op­ti­misme de celui qui la for­mule. On peut seule­ment dire, au stade actuel des choses, que nous en sommes encore loin et que la tâche qui nous attend est énorme.

21.— Il est pos­sible de tra­cer une série d’ob­jec­tifs inter­mé­diaires, d’é­tapes suc­ces­sives qui défi­nissent la stra­té­gie révo­lu­tion­naire, seule­ment dans le sens d’une pro­gres­sive construc­tion des objec­tifs finaux eux-mêmes, c’est-à-dire d’une pro­gres­sive réa­li­sa­tion des condi­tions sub­jec­tives favo­rables à la révo­lu­tion sociale liber­taire. En ce sens moyens et fin s’i­den­ti­fient, et la crois­sance des uns cor­res­pond à l’ac­crois­se­ment des autres.

Cela n’en­lève aucune valeur révo­lu­tion­naire aux mille luttes par­ti­cu­lières par les­quelles les exploi­tés et les oppri­més arrachent aux patrons des par­celles de bien-être et des frag­ments de liber­té, ou défendent ces conquêtes. C’est même prin­ci­pa­le­ment avec la pré­sence des anar­chistes, dans ces épi­sodes de conflit social, que peuvent mûrir les condi­tions révo­lu­tion­naires. Il est hors de dis­cus­sion en tout cas que de telles luttes, indé­pen­dam­ment de leur valeur pour une fin révo­lu­tion­naire, revêtent jus­te­ment une grande impor­tance pour les classes infé­rieures, et il serait insen­sé de renon­cer à vivre un peu mieux jusque-là. Nous nions pour­tant que les conquêtes par­tielles qui sortent de ces luttes puissent entraî­ner une pro­gres­sion qui approche objec­ti­ve­ment la révolution. 

L’in­ter­ven­tion des anar­chistes dans ces luttes est moti­vée par leur valeur sug­ges­tive (c’est-à-dire de matu­ra­tion sociale de leurs pro­ta­go­nistes) qu’elles peuvent avoir, sur­tout si ces inter­ven­tions pré­fi­gurent des objec­tifs et emploient des méthodes ten­dan­tiel­le­ment liber­taires et éga­li­taires. Ain­si par exemple les reven­di­ca­tions qui visent, sur le lieu de tra­vail, à atté­nuer les dif­fé­rences entre les tra­vailleurs ont de valeur seule­ment en ce qu’elles peuvent mûrir chez les exploi­tés un esprit de soli­da­ri­té et une volon­té de nivel­le­ment, et non parce que serait pos­sible une éli­mi­na­tion pro­gres­sive de l’i­né­ga­li­té sans uni­fier les inté­rêts objec­tifs des tra­vailleurs. Il existe, de fait, des marges d’i­né­ga­li­té incom­pres­sibles parce qu’elles servent au fonc­tion­ne­ment du sys­tème d’ex­ploi­ta­tion. Ain­si. même les batailles pour conqué­rir plus de liber­té n’ont de valeur seule­ment qu’en ce qu’elles peuvent accroître la rébel­lion anti­au­to­ri­taire des oppri­més. Même en matière de liber­té, il existe des limites indé­pas­sables, parce que fonc­tion­nelles à l’é­tat, et, en fait, les batailles dans ce champ, dans les régimes for­mel­le­ment « démo­cra­tiques », comme en Ita­lie, sont le plus sou­vent des­ti­nées à défendre les liber­tés exis­tantes contre les attaques du pou­voir, c’est-à-dire sont défen­sives, et le seront tou­jours plus avec le déve­lop­pe­ment tota­li­taire de l’É­tat dans les socié­tés indus­trielles avan­cées. L’illu­sion qu’il existe des objec­tifs et des conquêtes par­tielles objec­ti­ve­ment révo­lu­tion­naires est une ver­sion para­doxale du réfor­misme, Ce qui est jus­te­ment par­tiel et par­cel­laire est néces­sai­re­ment réfor­miste, dans ce sens qu’il peut être inté­gré ou absor­bé ou défor­mé par la dyna­mique tar­do­ca­pi­ta­liste. Mais la conscience acquise, la crois­sance orga­ni­sa­tion­nelle extra-ins­ti­tu­tion­nelle, donc ce qui dérive de la manière liber­taire de lut­ter est ce qui inté­resse les anar­chistes. Parce que les mêmes résul­tats obte­nus avec une pra­tique auto­ges­tion­naire et avec l’ac­tion directe, nous approchent de la révo­lu­tion liber­taire, alors qu’ob­te­nus à tra­vers la délé­ga­tion et des organes hié­rar­chi­sés, ils l’éloignent. 

Cela est un cas exem­plaire de la cohé­rence anar­chiste entre moyens et fins, et ce n’est pas un choix moral. Entre moyens et fins, de fait il y a des rap­ports de cause à effet, et le choix des fins condi­tionne celui des moyens, tout comme l’u­sage de moyens pré­cis entraîne des résul­tats pré­cis, quelle que soit la volon­té de ceux qui les emploient. Il est donc idéa­liste et mys­ti­fi­ca­teur d’af­fir­mer que la fin jus­ti­fie les moyens. Au contraire, ce serait plu­tôt les moyens qui « jus­ti­fie­raient » les fins, car, en eux-mêmes, ils les contiennent déjà, du moins en partie.

G.A.F.

La Presse Anarchiste