Voilà plus de quinze ans que ce pays est soumis à l’influence de son occupant, et il serait intéressant de voir comment on a essayé de s’approprier cette jeunesse. Pour y parvenir, il a tout d’abord été nécessaire que le régime de l’occupant soit accepté par la population : c’est sans aucun doute un des buts importants que poursuit l’Union Soviétique en Allemagne de l’Est.
À la lumière de ce que nous pouvons savoir, il est certain que l’U.R.S.S. a rencontré et rencontre encore et toujours des éléments de la tradition occidentale, qui s’opposent à son ingérence tout comme le milieu familial s’oppose à la mainmise de la propagande officielle sur la jeunesse.
L’U.R.S.S. a donc tout d’abord rendu obligatoire d’élever les enfants conformément à la doctrine communiste, faute de quoi la famille risquait de les voir confiés à des internats d’État. Par ailleurs, ne pas se soumettre risquait de compromettre leur avenir : ils se verraient fermer les portes de l’enseignement secondaire et de l’université. Comme on peut le penser, le rôle éducateur incombant à la famille est ainsi rendu difficile : elle ne peut plus inculquer des idées contraires à celles enseignées à l’extérieur, notamment à l’école, car alors il faut apprendre à l’enfant à dissimuler, à mentir, donc à s’insurger contre son éducateur. L’action de la famille ne peut donc être que prudente et limitée, car les parents veulent garder le contact avec les enfants, conserver leur confiance ; il leur faut donc accepter certaines des conceptions nouvelles même s’ils ne les partagent pas.
Si l’occupant se méfie de l’influence de la famille sur l’enfant, il n’en néglige pas pour autant l’action de l’Église, et c’est ainsi que ses efforts ont aussi porté sur le ralentissement du recrutement du clergé. On a vu plus de 200 pasteurs sur 6.500 s’enfuir de la seule région de Saxe. Les enfants des pasteurs sont écartés de l’enseignement secondaire et des universités. On a vu aussi des tentatives d’infiltrations de « progressistes » chez les protestants, sous le couvert de propagande en faveur de la paix, et plus particulièrement de la fraternité humaine. Intervient aussi la limitation du domaine religieux au spirituel exclusivement, alors que le temporel passe à l’État. Par beaucoup d’autres moyens, on a essayé de freiner l’action de l’Église ; mais bien qu’il soit difficile de se rendre compte des résultats obtenus, il ne semble pas que dans ce domaine l’occupant enregistre des résultats spectaculaires. Notons tout de même que ce sont surtout les adultes qui maintiennent les positions religieuses, et comme c’est surtout la jeunesse qui est visée, le résultat peut être considéré peu spectaculaire.
Voyons à présent la prise en main de la formation de cette jeunesse par les autorités communistes.
Le but assigné est la formation d’une génération toute favorable au communisme, et que l’on pourra présenter en exemple à l’Allemagne réunifiée ; pour ce faire, il est indispensable d’éviter tout contact avec l’Occident ; il faut arriver à instaurer un régime socialiste unanimement et volontairement accepté, non plus un régime de contrainte comme actuellement. Donc, création d’un régime scolaire public unique ; pour accéder aux degrés supérieurs de l’enseignement, il faut l’accord des autorités, qui, bien entendu, éliminent les « non conformistes » à l’enseignement marxiste-léniniste.
Les enseignants sont tenus de suivre les méthodes et directives de l’autorité politique.
Les ouvrages scolaires sont conçus selon les règles de la dialectique marxiste bannissant toute discussion ou contradiction. Il est d’ailleurs à noter que l’effort fait par les dirigeants de la République démocratique d’Allemagne en faveur de l’instruction est très important, et que cette instruction exerce un attrait incontestable sur la jeunesse.
Une statistique — officielle — indiquait que pour l’année scolaire 1958 – 59 les universités et les établissements d’enseignement supérieur ont été fréquentés par 65.000 étudiants ; plus de 18.000 étudiaient par correspondance ; 90 % des jeunes gens bénéficiaient de bourses. De leur côté, les facultés ouvrières et paysannes ont reçu 6.300 auditeurs ; 400.000 élèves de 13 à 18 ans ont pu suivre le nouvel enseignement polytechnique ; 62.500 assistaient aux cours d’enseignement professionnel, 20.500 les suivaient par correspondance, 27.500 fréquentaient les cours du soir, les bourses attribuées à l’enseignement technique subventionnent 95 % de l’effectif. Comme on peut le juger, l’effort est immense, et aussi l’espoir d’une ascension sociale, excité par les réalisations scientifiques de l’U.R.S.S., pousse les jeunes Allemands d’âge scolaire à faire confiance à cette organisation de l’enseignement. N’est-ce pas normal ?
L’éducation est dirigée ; dès 3 ans, jardin d’enfants et garderie où l’enfant apprend à vivre, à agir collectivement ; de 6 à 12 ans, il passe dans les « Jeunes Pionniers », où il reçoit un début d’éducation politique ; de 12 à 16 ans, il fait partie des Jeunesses Communistes, des « Pionniers Thaelman » qui, parallèlement à l’enseignement donné à l’école, forment l’initiation au communisme ; de 16 à 25 ans, il devient membre de la Freie Deutche Jügend, « Jeunesse Allemande Libre », seule organisation autorisée à grouper les jeunes avec l’organisation « Sport et Technique », de préparation militaire ; ces deux organismes menant à l’accès au parti unique S.E.D.
Bien entendu, à moins de passer pour suspect avec tout ce que cela comporte, il est difficile de ne pas faire partie de ces organisations. Comme on le voit, la jeunesse est ainsi enfermée dans un cadre étanche qui doit l’empêcher de recevoir aucune connaissance du monde non communiste.
Voyons rapidement quelles sont les méthodes d’éducation.
En tout premier lieu, elle est basée sur l’exploitation du sentiment collectif : l’individu ne représente rien, il n’existe qu’en fonction de la société. Tout est organisé, dirigé : travail, recherche, loisirs, distractions et tous les actes de la vie en commun. L’effort de la pensée est dirigé uniquement vers la collectivité, qui est seule à exprimer une réalité, car la masse a toujours raison. Jeunesse, parti, peuple, monde communiste, cette identité de pensée est grandement facilitée par la vie en commun, l’individu n’étant jamais laissé seul livré à lui-même.
On trouve cette tournure d’esprit jusque dans l’aveu des fautes, le repentir ; en effet, l’autocritique est placée dans le cadre du monde collectif, qui oblitère la personnalité et la liberté individuelle ; c’est vis-à-vis de cette collectivité que l’on a prêché, et elle seule qui a le pouvoir d’absoudre.
Tel est, succinctement esquissé, l’emprise de l’occupant sur la jeunesse de l’Allemagne de l’Est. Essayons à présent de voir les résultats obtenus.
Ils sont très difficiles à apprécier car s’exerçant par la contrainte. Une première constatation se présente à l’esprit : il y a des réfractaires. Des statistiques fournies, il résulte que, sur plus de deux millions d’Allemands de l’Est ayant quitté leur pays de fin 1949 à fin 1958, 48,2 % étaient des jeunes de moins de 25 ans. Bien sûr, ce chiffre comprend les enfants qui accompagnaient leurs parents (les enfants de moins de 14 ans représentant 17,3 %). Il est bon toutefois de noter que les jeunes de 18 à 25 ans (qui sont donc passés par l’école communiste, et ont subi l’influence de la propagande), dont on est en droit de supposer que la détermination de fuir à l’Ouest est réfléchie, représentent un pourcentage à peu près constant de plus de 20 % de l’effectif total des réfugiés ; une statistique portant sur l’année 1958 indiquait 46.369, soit 22,8 %. Dans cet effectif de fugitifs, on comptait 2.522 étudiants.
Pour le premier trimestre 1959, sur un total de 33.605 émigrés, les jeunes de 18 à 25 ans représentaient 7.272 personnes, soit 24,6 %. Néanmoins, cette minorité ne peut être considérée comme absolument représentative de l’ensemble de la jeunesse, car pour prendre ce risque d’évasion il faut soit être tout particulièrement courageux, soit épris d’individualisme, soit craindre des brimades, soit une ascension compromise par le régime ou encore bien d’autres raisons en tout état de cause, il s’agit d’éléments d’une élite qui fera défaut à ceux restés de l’autre côté.
Après ces réfractaires, on trouve une catégorie de fanatiques, les jeunes convertis par l’idéologie, plus ou moins fanatisés par la propagande et qui sont séduits par les avantages réservés aux membres du parti. C’est de cette catégorie, qui est, parait-il, minoritaire, que sortiront les futurs cadres, les fonctionnaires. À noter que ceux-là, du fait de leur élévation, s’éloignent vite de la masse et font figure de privilégiés.
Entre la première et la deuxième catégorie, que l’on peut appeler les extrêmes, se trouve en effet la grande majorité de la jeunesse, indécise et déçue de constater qu’après tant d’années la réalité du régime communiste ne correspond pas aux promesses. Pas plus les conditions d’existence que les conditions de travail ne sont satisfaisantes.
Que reproche la jeunesse à la pratique du communisme ? En tout premier lieu, la tyrannie des fonctionnaires du parti, le favoritisme dans la promotion sociale qui, bien entendu, récompense surtout la soumission aux puissants du jour plutôt que le mérite ; la mauvaise organisation du travail résultat de l’accès d’incapables au pouvoir ; les échecs économiques et, enfin, la subordination des intérêts allemands aux exigences de l’impérialisme national russe. Comme l’on peut s’en faire une idée, ces critiques ne visent pas l’essence même du système économique et social marxiste, qui continue d’être considéré comme bon, mais seulement la manière maladroite ou malhonnête avec laquelle ce régime est mit en application. D’autant plus que cette jeunesse met à l’actif de la révolution communiste les bienfaits suivants : présence permanente d’un État-providence qui prévoit, organise et ne laisse jamais l’individu dans l’isolement ; possibilité de susciter un enthousiasme collectif propre à mener à bien de grands travaux nationaux qui sont la fierté des membres de la collectivité (la construction par les jeunes des écoles, de l’université et de l’industrie d’un pipe-line unissant l’Allemagne de l’Est à l’U.R.S.S. a été considérée comme un résultat positif de la mystique communiste).
Comme on peut le constater, cette troisième catégorie, qui représente la majorité de la jeunesse allemande, demeure donc dans son ensemble attachée à la révolution marxiste. Elle fait un compromis entre l’avènement d’une société collective meilleure qu’elle pense réalisable en suivant l’enseignement marxiste-léniniste, et les imperfections de son existence présente dont elle désapprouve les fautes.
Si cette jeunesse adresse des critiques au communisme allemand des dirigeants de Pankow, il ne faut pas en conclure que pour cela elle approuve les systèmes économiques, politiques et sociaux de l’Occident. Il n’est qu’à se rapporter aux témoignages des jeunes réfugiés qui sont pleins de préjugés et de critiques vis-à-vis des démocraties du monde libre.
Il parait que les jeunes Allemands venant de l’Est sont soumis à une rééducation à laquelle d’ailleurs ils ne s’adapteraient pas tous. Il serait difficile d’éveiller chez ces jeunes des réflexions et jugements ayant une valeur personnelle ; en fait, ils sont marqués par la formation reçue. N’oublions pas qu’à l’Est démocratie signifie dictature « du prolétariat », élection équivaut à consultation populaire au profit d’un parti unique, et vérité correspond aux affirmations catégoriques de la doctrine.
En conclusion, l’on peut dire que cette jeunesse a été intoxiquée par une dialectique qui ramène tous les problèmes à l’opposition du bien et du mal, du vrai et du faux, du noir et du blanc, le tout interprété suivant la doctrine officielle.
Si au début de l’exposé j’ai parlé de la masse importante de manœuvre que représentera la jeunesse allemande pour celui qui en disposera, je dois ajouter à présent que pour en disposer il faudra lui offrir le visage d’une société mieux organisée que celle dans laquelle elle évolue, plus efficace et surtout plus juste.
Il y a là matière à méditation.
P.R.