Lettre reçue
Mon cher camarade,
J’ai lu avec un grand intérêt votre ouvrage sur l’éthique moderne.
Je partage, sur bien des points, votre avis. Permettez-moi cependant de vous soumettre quelques réflexions, qui pourraient donner lieu, entre nous, à un profitable échange d’idées.
D’abord, à la base, il faut définir la morale.
Il y a malheureusement, dans notre monde actuel, non pas une morale, mais des morales. La morale de l’objecteur de conscience n’est pas celle du militaire de carrière. La morale du prolétaire n’est pas celle du capitaliste.
Pour trouver un terrain commun, il faut partir de la raison, qui est la même pour tous, et non des sentiments, qui diffèrent de pays à pays et de classe à classe.
Le critère de moralité que j’adopte est le bien général de l’espèce humaine. Cela conduit à la paix par le droit, à l’organisation générale par l’exploitation rationnelle de la planète, à la justice sociale et même à l’amélioration du comportement individuel. Il suffit de se demander, avant tout acte important : que deviendrait l’humanité si tous les hommes agissaient comme je vais le faire ? Ainsi se résolvent aisément les problèmes tels que l’euthanasie et celui des naissances monstrueuses.
Je ne crains pas, comme vous, l’avachissement des hommes par un excès de confort. Notre ère est incomparablement plus douce que celle de nos ancêtres préhistoriques. Notre activité, surtout intellectuelle, est augmentée.
Je ne vous suis pas quand vous partez en guerre contre le communisme. Plaçons-nous, comme vous le faites, au point de vue de l’éthique. Je trouve que le régime communiste est moins immoral que le régime capitaliste. Je pense que la classe possédante n’abandonnera jamais, de plein gré, ses privilèges. Il faut donc les lui arracher, non par la force, mais légalement par la volonté d’une majorité qui imposera d’abord le collectivisme. C’est un immense progrès qui se dessine même dans les pays simplement démocrates.
Alors, plus personne ne fait fortune, mais il n’y a plus d’indigents. La part énorme que prélève le capital au profit des riches revient à tous. Le communisme est un passage nécessaire pour aboutir enfin à un progressif anarchisme, qui ne pourra s’instaurer qu’après la suppression des guerres et des rivalités commerciales.
Voilà pourquoi je suis communiste.
Croyez, mon cher camarade, à mes sentiments très sincèrement dévoués.
F. M.
Réponse
Paris, le 15 juin 1963
Cher camarade,
Je ne crois pas à l’utilité des discussions épistolaires. Aussi vous m’excuserez si ma réponse est très brève.
D’accord avec vous sur la définition de la morale, mais j’avais été plus loin dans mon essai : j’ai recherché l’éthique, supérieure à la morale.
Que notre vie soit incomparablement plus douce que celle de nos ancêtres préhistoriques, qui en douterait ? Je me tue à répéter qu’elle est même beaucoup plus douce qu’il y a cinquante ans. Mais nier que les améliorations matérielles peuvent être et sont une cause de décadence de la valeur humaine quand elles dominent les préoccupations de chacun, comme il arrive, c’est ignorer la réalité. Les travailleurs salariés de l’usine et de l’atelier qui ont amélioré sérieusement leur situation ne sont aujourd’hui que des petits bourgeois obsédés par l’élévation continuelle de leur niveau de vie, ou l’achat d’une nouvelle automobile, parlant plus de « couplés » et de « tiercés » que de socialisme et de révolution sociale. Vous ne vivez pas leur vie, et vous êtes dans l’abstraction à ce sujet. Moi, je la vis, à l’atelier, à l’usine et ailleurs, depuis 1908, et je puis vous assurer que, dans l’ensemble, la conscience individuelle et sociale des travailleurs a rétrogradé lamentablement, car sous la condition de l’ouvrier comme sous celle du bourgeois, il y a la condition humaine que la seule lutte de classes semble trop vous masquer.
Je ne pars pas en guerre contre le communisme, mais contre le régime dit communiste, qui, le premier, est parti en guerre contre tous les révolutionnaires socialistes, anarchistes, syndicalistes et autres qui n’ont pas voulu s’incliner sous sa domination totalitaire. Je suis, du reste, communiste, avec l’école anarchiste dans laquelle j’ai milité, et qui, depuis 1879, a défendu internationalement ce principe juridique, alors que le socialisme marxiste défendait le collectivisme.
Mais appeler régime communiste celui qui existe actuellement en Russie, ou croire qu’il y conduira, c’est fermer volontairement les yeux devant la réalité. Ni communisme ni collectivisme. Et l’inégalité économique est plus grande, si nous considérons l’ensemble de la vie sociale, dans ce régime que dans le régime capitaliste lui-même. Comment pouvez-vous croire que là où les salaires vont de 300 roubles par mois, ou moins, à 30.000, ou plus, là où les nouveaux privilégiés ont bonne et cuisinière, automobile de luxe et « datcha » en propriété, on marche vers l’égalité économique ? De nouvelles classes se sont créées, par le truchement de l’État, et elles se renforcent et exploitent les travailleurs de base, ou la masse paysanne par des moyens différents que le capitalisme privé, mais tout aussi efficaces quant aux résultats.
Pour que cela disparaisse, il faudrait une liberté d’opposition qui n’existe pas. Le régime a exterminé, sous Staline, quelque trente millions de personnes, et sous prétexte qu’il conduisait au communisme, vous avez justifié les camps de concentration abominables de Vorkuta, de Kharaganda et d’ailleurs. Je répète que le capitalisme n’a pas été si loin, malgré toutes ses abominations.
Le communisme n’est pas « un passage nécessaire pour aboutir enfin à un progressif anarchisme ». Notez d’abord que c’est vous, et non moi, qui employez cette dernière formule. Mais l’essentiel est qu’il n’y aura pas d’égalité économique — appelez-la communiste si vous voulez — sans égalité de droits politiques et humains, ce qui est incompatible avec l’État politique que préconise votre parti, et plus encore avec la domination de ce parti sur la société, sous prétexte de dictature du prolétariat.
Bien cordialement,
G. L.