La Presse Anarchiste

L’importance de la technique

Il est des gens – et nous en sommes, dans cette revue – qui font pro­fes­sion d’i­dées avan­cées et se placent par défi­ni­tion dans ce qu’on appelle en poli­tique le mou­ve­ment d’a­vant-garde. Or, beau­coup de ces révo­lu­tion­naires, s’ils pos­sèdent en effet des pro­jets réno­va­teurs qui peuvent se rat­ta­cher aux concep­tions socia­listes, anar­chistes ou bol­che­vistes, sont par ailleurs, et dans les domaines les plus impor­tants de la vie, étran­ge­ment rou­ti­niers, conser­va­teurs ou rétrogrades.

J’ai trois excel­lents copains de vieille date – ils ne m’en vou­dront pas, s’ils se recon­naissent en ces lignes — lec­teurs fidèles du Révol­té, de la Révolte, des Temps nou­veaux, de Plus loin, et d’autres organes bien pen­sants, et sur­tout mili­tants actifs et dévoués, res­pec­ti­ve­ment dans le mou­ve­ment posi­ti­viste et libre-pen­seur, dans les milieux péda­go­giques, dans les syn­di­cats ; de braves et hon­nêtes révo­lu­tion­naires, comme nous les aimons dans notre groupe. Mais, vais-je le dire, ces trois copains sont épou­van­ta­ble­ment encroû­tés, quand on aborde diverses ques­tions cepen­dant pri­mor­diales et ne tou­chant pas à ce qu’ils étu­dient et pro­pagent d’ha­bi­tude. Ce fait est loin d’être excep­tion­nel. Tout le monde connaît de ces cama­rades ; soi-même on en est pro­ba­ble­ment un.

Tou­jours est-il que le pre­mier des copains, sor­tant l’autre jour d’une expo­si­tion de pein­ture où il avait vu du Picas­so, de l’An­dré Lhote et du Fer­nand Léger — donc des capa­ci­tés — levait les bras au ciel en gei­gnant que c’é­taient là non des artistes, mais des fous, comme tous les cubistes d’ailleurs. J’eus beau lui dire qu’il est invrai­sem­blable qu’une géné­ra­tion entière — car tous les jeunes gens à peu près coupent plus ou moins dans le cubisme — ne peut être for­mée de far­ceurs, de fumistes, de jean-foutre et cie, que la jeu­nesse actuelle est aus­si sin­cère et aus­si intel­li­gente que ses aînés, que la pré­sence par­mi les cubistes d’un homme de valeur comme Picas­so, des­si­na­teur incom­pa­rable qui a fait ses preuves dans les créa­tions les plus clas­siques, devait don­ner à réflé­chir — rien n’y fit : « Cet enche­vê­tre­ment de tri­angles, car­rés, scies cir­cu­laires rap­pe­lant des rébus, ces ara­besques mêlées de figures incom­plètes et super­po­sées repré­sen­tant vague­ment des carafes, vases, vio­lons, papiers à musique, à la façon des puzzles d’en­fants dans les jeux de mosaïques, ces des­sins soi-disant artis­tiques faits à deux points de vue, ces repré­sen­ta­tions de visions mul­tiples sur un même tableau, ces pers­pec­tives défor­mées et étranges, ces femmes assises ou ces amies taillées à coups de hache, aux traits rec­ti­lignes, et aux plans nets, qu’est-ce que cela signi­fie ? Ça n’a aucun sens. À‑ton vu jamais une nature pareille ? C’est de la folie, te dis-je. »

Juge­ment vrai­ment un peu som­maire, car il ne suf­fit pas de ne pas admettre une chose pour qu’elle soit dérai­son­nable ou ines­thé­tique. Les peintres d’a­vant-garde, je parle de ceux qui ont quelque chose à dire expriment des sen­sa­tions recueillies sûre­ment, mais peut-être incons­ciem­ment, au cours de leur exis­tence, par­mi les méca­ni­ciens et les construc­teurs. Ils ont été atten­tifs au rôle crois­sant de la machine d’une part, à l’in­tro­duc­tion gra­duelle du ciment armé d’autre part. Méca­niques diverses, machines à vapeur ou élec­trique, pylônes, poteaux, tableaux de dis­tri­bu­tion élec­trique, tram­ways, blocs de construc­tion, quais, digues, vélo­dromes, bar­rages, sont des consé­quences du génie civil, et dérivent dans le domaine social de la géo­mé­trie dont l’es­sence est la ligne, droite ou arc de cercle.

De telles créa­tions tech­niques apportent au monde de nou­veaux spec­tacles, jamais vus ; et doré­na­vant, à côté du pit­to­resque une place est faite, sur la scène qui se déroule devant nos yeux, au cube et à la méca­nique — dans les villes tout au moins. Des artistes viennent alors iné­luc­ta­ble­ment qui savent sen­tir tout ce qu’il y a d’é­mou­vant dans les efforts de cette civi­li­sa­tion machi­ni­sée ; ils sont impres­sion­nés par l’ha­bi­tude des ingé­nieurs de sim­pli­fier, puri­fier, sty­li­ser les formes. Le rôle de la ligne devient pré­pon­dé­rant. Un art cubiste s’en dégage, cho­quant pour nos yeux accou­tu­més au figno­lage, à la super­fé­ta­tion, au léché, au buco­lique, à la sur­charge, au roco­co, au ron­douillard, mais sin­gu­liè­re­ment évo­ca­tif de tout ce que nous croi­sons cent fois par jour sans savoir en appré­cier l’u­ti­li­té, l’in­té­rêt et la beau­té. Si l’art contem­po­rain est trop sou­vent plein d’in­ha­bi­le­té et en quelque sorte un bal­bu­tie­ment encore, il s’im­pose aux moins pré­ve­nus, à ceux qui aiment leur époque, par une sim­pli­ci­té où se révèlent des élé­ments de pro­bi­té, d’é­lé­gance, de gran­deur et de puis­sance. Le tout et de s’y faire. Vou­loir récri­mi­ner contre une esthé­tique ins­pi­rée de ce qu’il y a de tech­nique, de dyna­misme et de tré­pi­dant dans nos socié­tés, c’est s’op­po­ser à la façon de cer­taines popu­la­tions aux pro­grès de l’au­to­mo­bi­lisme. Autant en emporte le vent.

En tout cas, beau­coup de ceux qui appré­cient les choses d’art, qui pour eux rem­placent l’exal­ta­tion reli­gieuse, trouvent chez les artistes, modernes y com­pris, un enri­chis­se­ment de sen­sa­tions et des joies qui valent d’être vécues et qu’on sou­hai­te­ra volon­tiers à autrui. On peut, certes, ne pas sai­sir d’emblée les inten­tions des révo­lu­tion­naires de l’art — comme on a été long­temps à com­prendre les mer­veilleux impres­sion­nistes — parce qu’il est trop sou­vent impos­sible de suivre les efforts de pro­fes­sion­nels et de spé­cia­listes qui traitent d’une autre affaire que vous. Au moins, ne soyons pas de ceux qui, ne com­pre­nant pas, jugent vio­lem­ment quand même. La dis­cré­tion devant ce qu’il ignore est le pre­mier acte de sagesse du révolutionnaire.

Mais voi­ci venir mon ami le potier syn­di­ca­liste qui me dit comme ça : « Vois-tu, on ne fait, plus rien de chic. Les usines où l’on moule et coule la vais­selle ont rem­pla­cé le tour et le petit four du céra­miste, on te sort des assiettes blanches par mil­liers, mais on ne fait plus la pièce unique, le chef‑d’œuvre. Je regrette sale­ment le temps des petits arti­sans. » Les avis de cet ouvrier me sont des plus sym­pa­thiques, ça va sans dire. Conve­nons pour­tant que ce fervent révo­lu­tion­naire dans la lutte sociale a, au point de vue pro­duc­tion, les goûts les plus désuets. La pro­duc­tion n’est plus guère indi­vi­duelle au xxe siècle, voi­là qui est clair, et le retour à l’ar­ti­sa­nat est voué a un très petit Suc­cès. Les pro­duits des manu­fac­tures peuvent d’ailleurs être fort bien étu­diés, pra­tiques et jolis. Qu’en orfè­vre­rie, vieux meubles tru­qués dans la confec­tion des Gobe­lins, sub­sistent quelques com­pa­gnons habiles, c’est bien, mais ces arti­sans, iso­lés doré­na­vant comme des cas spo­ra­diques, ne peuvent lut­ter contre l’in­dus­tria­lisme et, au sur­plus, il serait pitoyable qu’ils y réus­sissent. Bidons de fer blanc, cas­se­roles de cuivre ou en alu­mi­nium, baquets de zinc, bou­teilles ordi­naires, bai­gnoires en émail, brocs de faïence cou­lée, assiettes de por­ce­laine blanche, tri­cots faits à la machine, bas de soie, montre Omé­ga ou Lon­gines, bicy­clettes, bot­tines de toutes poin­tures, skis, casiers de bureau en tôle d’a­cier ver­nie, lino­léum épa­tam­ment pra­tique, chaises de fer si ave­nantes pour mater­ni­tés ou hôpi­taux, tout cela, en somme, s’ob­tient à bon compte ; c’est fait sou­vent d’une matière probe se pré­sen­tant telle quelle, sous une forme cor­res­pon­dant exac­te­ment aux besoins ; en outre, l’ob­jet manu­fac­tu­ré pos­sède par­fois une sim­pli­ci­té de ligne défi­ni­tive et par­faite, et des sur­faces qui n’ont plus besoin d’or­ne­ment. La pro­duc­tion d’u­sine vaut mieux que la pièce rare, parce qu’elle est d’un usage cou­rant, rend ser­vice à tous, faci­lite l’exis­tence – alors que les pro­duits du folk lore n’in­té­ressent bien­tôt plus que les eth­no­graphes et les col­lec­tion­neurs. Le tra­vail en manu­fac­ture, qui exi­geait impé­rieu­se­ment l’in­tro­duc­tion de la jour­née de huit heures (en atten­dant la ges­tion coor­don­née des tech­ni­ciens, admi­nis­tra­teurs et ouvriers), est comme une éla­bo­ra­tion réno­va­trice sus­cep­tible avec le temps de dimi­nuer le coût de la vie et de satis­faire chez les pro­lé­taires de nou­veaux besoins.

Que l’or­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion d’u­sine puisse ain­si offrir aux consom­ma­teurs l’ob­jet per­fec­tion­né, c’est un fait qu’il faut savoir éva­luer hau­te­ment et qu’une socié­té civi­li­sée — c’est-à-dire pré­voyante – doit déve­lop­per encore. La tech­nique d’un Ford, si l’on me per­met cette rapi­di­té d’ex­pres­sion, est beau­coup plus révo­lu­tion­naire que les palabres poli­tiques des réunions de fau­bourgs. « La révo­lu­tion, disait Bakou­nine, marche par les sou­liers des hommes. »

Enfin, me voi­ci avec mon troi­sième copain qui, excellent maître de mathé­ma­tiques, me déclare qu’écœuré par les immenses bâtisses de la ville, silos, usines, garages, il ne sou­pire qu’a­près le jour où, béné­fi­ciant d’une petite retraite, com­bien méri­tée, il pour­ra se reti­rer dans un cot­tage à tou­relle et toit poin­tu. Cet aimable gar­çon, qui ne s’est pas fait faute de bous­cu­ler avec ardeur « les péda­gogues qui n’aiment pas les enfants », n’a pas encore admis qu’a­vec les maté­riaux nou­veaux et les notions récentes d’hy­giène on ne sau­rait éle­ver des édi­fices aux styles anciens ; qu’aux recoins et contours, il importe de sub­sti­tuer les pièces bien dis­tri­buées où la lumière, le soleil si pos­sible, entrent à flots ; que les mou­lures doivent dis­pa­raître devant les parois unies pas­sées au ripo­lin, moins favo­rables aux pous­sières ; qu’en lieu des char­pentes coû­teuses, il vaut mieux avoir des toits plats en ciment armé sur les­quels on peut se tenir.

Ne croyons pas, d’ailleurs, que ce cubisme d’en­tre­pre­neur doive être laid. Bien au contraire ; il requiert à l’oc­ca­sion l’in­ter­ven­tion de l’ar­tiste, mais c’est à condi­tion que celui-ci ne touche en rien au carac­tère d’u­ti­li­té et de com­mo­di­té des construc­tions et qu’il se borne à har­mo­ni­ser les arran­ge­ments. La néces­si­té interne étant réser­vée, toute inter­ven­tion est heu­reuse qui éta­blit des pro­por­tions de bon goût et sait faire jouer les lumières et les ombres. Les Grecs de la grande époque de Péri­clès ont réus­si cette gageure, c’est-à-dire de faire les monu­ments les plus esthé­tiques en tenant compte et des besoins et des maté­riaux et de l’en­tou­rage – en ver­tu d’une science géo­mé­trique pous­sée très loin. Avec nos moyens actuels et les néces­si­tés de l’heure, il est évident que cer­tains construc­teurs s’o­rientent aus­si vers une archi­tec­ture fort inté­res­sante. Et j’in­siste, car l’ar­chi­tec­ture est l’art social par excel­lence, pour employer un mot très juste de Kro­pot­kine. Qui ne sait, en effet, que de l’a­gen­ce­ment des logis dépend leur salu­bri­té et, par consé­quent, pour une grande part la fré­quence ou la rare­té de la tuber­cu­lose, tueuse de pauvres gens. Les frères Per­ret, les Tony Gar­nier, Vic­tor-Bour­geois, Mal­let-Ste­vens, les hommes du Bau­haus de Munich, voi­là en urba­nisme des révo­lu­tion­naires sin­gu­liè­re­ment bienfaisants.

Ceci éta­bli, recon­nais­sons que d’in­nom­brables ponts et via­ducs, en fer, en béton armé, offrent déjà une pure­té de ligne remar­quable, tan­dis que telle lai­te­rie modèle, telle mater­ni­té, tel sola­rium, aux sur­faces planes, propres et belles, se pré­sentent comme des mer­veilles de construc­tion – sans par­ler des habi­ta­tions ouvrières, si confor­tables et solides, aérées et har­mo­niques, qu’on peut voir entre autres à la rue du Cubisme, à Bruxelles, sans oublier, non plus, les grandes mai­sons loca­tives, véri­ta­ble­ment cou­lées en une masse, par suite très bon mar­ché, ajou­rées, avec jar­dins à chaque étage pour chaque ménage, telles que les pré­co­nise Le Cor­bus­sier pour les métro­poles, Paris en par­ti­cu­lier. Devant de telles créa­tions, où l’on sent un effort de soli­da­ri­té humaine, intel­li­gente et féconde, que peuvent bien valoir les vil­las tour­men­tées de quelques petits bougres aux goûts petits bour­geois, les châ­teaux pit­to­resques et inha­bi­tables, ou le cot­tage espé­ré et vieillot de mon cama­rade le pro­fes­seur. Au point de vue du loge­ment des popu­la­tions urbaines, les mai­sons en série, les bâtisses cou­lées, les blocs de ciment armé, éle­vés selon les règles de la tech­nique, de l’hy­giène, de l’é­co­no­mie – sur­tout si ce sont les coopé­ra­tives qui s’en mêlent – ont une por­tée révo­lu­tion­naire énorme par rap­port aux anciennes casernes et bicoques. Je vous le dis, la mor­ta­li­té en dépend.

Et c’est ain­si que j’en reviens à mes pro­pos du début, à savoir que le pro­grès s’é­la­bore non seule­ment dans les limites de nos doc­trines et acti­vi­tés sociales, mais aus­si par la science et l’art, ou si vous vou­lez par la technique.

[/​Jean Wintsch/​]

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