« … La réaction est une pensée qui par l’âge est devenue une imbécillité.
Mais la révolution est plutôt un instinct qu’une pensée : elle agit, elle se répand et comme instinct elle livrera aussi ses premières batailles.
Je ne crois ni en des constitutions, ni en des lois. La meilleure constitution ne pourrait pas me satisfaire. Il nous faut autre chose : des passions et de la vie et un monde nouveau, sans lois, et par conséquent, libre… » (Bakounine, 1848).
« … Vous avez compris que pour faire une puissance il faut l’action collective, qui est impossible sans organisation sérieuse, qui à son tour est impossible, sans observer notre programme »
[/(Bakounine, 1869)./]
On voit donc de ces deux citations, que les vingt ans d’expérience ont amené Bakounine non seulement à chercher un accord, des normes librement acceptées, mais aussi appliquer ces accords.
Révolution et Droit, sont deux mots dissonants. Sont-ils totalement incompatibles ? On a pu dire que si l’État autoritaire, centralisateur, devait être détruit par la Révolution, un État (c’est-à-dire une forme de société) – le mot étant pris dans une acceptation large et entièrement différente – devait le remplacer.
De même, si le Droit, instrument de la classe dirigeante, est supprimé, il subsistera des rapports entre les individus et une formulation de ces rapports sera probablement nécessaire. Nous pouvons avoir une idée de ce qu’ils ne doivent pas être dès aujourd’hui, et peut-être aussi de ce qu’ils seront. Il n’est pas question de fabriquer une autre utopie.
Considérons seulement que des phrases dans le genre « l’individu jouira de la liberté la plus large au sein d’une société librement fédérée », peuvent servir de point de départ pour tous, mais ne doivent pas nous servir de bouche-trou idéologique.
Ainsi, à partir, par exemple, de cette formule, se posent tous les problèmes juridiques des rapports collectivé-individu. Il nous faut, au moins, les envisager, non pour fixer à l’avance une forme préfabriquée, mais pour envisager, à partir du concret, la société qui pourrait être, par rapport à celle qui est. Il est aussi dangereux de marcher à l’aveuglette en criant des slogans pour se rassurer, que de construire de rayonnantes utopies.
Critique du droit
On a pensé au 19e siècle que le droit était uniquement un ensemble de règles, de normes rigides émanant de l’autorité par excellence, l’État, et ceci sous la forme de lois, d’un appareil législatif. On appelle cette définition la définition normativiste du droit. Elle est incomplète et ne révèle qu’un aspect du droit.
Car on s’est aperçu d’abord, que le droit ne s’exprimait pas forcément par la seule forme législative, mais aussi bien en grande partie par les décisions des tribunaux : et peut-on dire, empiriquement ; c’est le cas de l’Angleterre. Mais dans ces deux cas, il s’agit plus de l’expression du droit que de l’élaboration du droit lui-même : l’expression est le fait des lois ou de la jurisprudence des tribunaux. L’élaboration est le fait de la classe qui s’exprime au travers de l’État.
Or cette classe n’est pas la seule à sécréter un droit ; tout groupe social, dès qu’il a une certaine cohérence, secrète lui aussi son propre droit, droit coutumier, ensemble d’habitudes, de « recettes pour vivre » ; le droit n’est donc pas uniquement un phénomène existant chez la classe au pouvoir, dans l’État, mais il existe aussi, plus ou moins informel, dans tout groupe social plus ou moins constitué.
Il ne faut donc pas réduire le droit, expression inévitable des groupes sociaux, au droit de la classe au pouvoir, et à l’expression normative par l’État de ce droit. C’est malheureusement l’erreur des critiques révolutionnaires du droit élaborées au 19e siècle.
Pour ces critiques, le droit est l’expression de la classe dirigeante et n’est que cela : supprimez la classe dirigeante, et vous supprimez le droit. Pour le remplacer, d’ailleurs, par un ensemble de coutumes libres qui ne sont pas, à cause de la restriction de la définition, considérées par ces critiques comme du droit, et sur lesquelles ils n’insistent pas.
Mais réexaminons la partie réellement critique de ces analyses révolutionnaires, partie d’ailleurs commune, aussi bien aux « autoritaires » qu’aux anarchistes, et qui est toujours utilisable.
Le droit et la lutte des classes
Le droit ne peut être vraiment l’expression de la communauté générale, mais seulement celle d’une classe au pouvoir.
« Le droit habituel a été établi non en vertu d’une éthique, mais pour préserver les privilèges des classes sociales qui le rédigeaient ».
Nulle législation
« … n’a jamais eu d’autre objet que d’établir et de systématiser l’exploitation du travail des masses populaires au profit des classes gouvernantes »
[/(Bakounine, programme de la section slave à Zürich, Dragomanov, page 382)./]
« Les lois. On sait ce qu’elles sont et ce qu’elles valent. Toiles d’araignées pour les puissants et les riches, chaînes qu’aucun acier ne saurait rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche entre les mains du gouvernement »
[/(Proudhon, Idée générale, pages 147 – 148)./]
Le Droit est donc, dans la perspective de la lutte des classes, une arme opposée aux travailleurs et non une norme imposée à tous.
« Selon que vous serez puissant ou misérable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » (les exemples récents sont nombreux à illustrer cette thèse, au moins dans le domaine criminel).
Les changements du droit qui ont favorisé les travailleurs sont généralement la sanction tardive d’un état de fait imposé par la lutte de la classe prolétarienne, et sont sans cesse menacés, soit qu’ils soient mal ou peu appliqués, soit qu’une réaction les supprime purement et simplement, soit encore qu’on tâche d’en pervertir le sens. Un exemple frappant concerne le Droit du Travail et plus particulièrement les mesures de sécurité dans les usines. Elles ne sont, la plupart du temps, pas respectées.
De plus, les organes chargés de contrôler le droit, et de le sanctionner, se dérobent.
Ainsi, l’Inspection du Travail, soit manque de personnel (mais pourquoi y a‑t-il manque ?), soit « paresse », et « indulgence », n’effectue pas les contrôles et ne réclame pas les sanctions nécessaires. Les Tribunaux, eux aussi, sont quelquefois bien inactifs. Un tribunal a dernièrement obligé une société à payer rétroactivement les salaires dus à un militant sacqué pour activité syndicale sans justifications « valables » (et quand on considère la légende parfois des « justifications valables » admises…). C’est le seul cas de sanction.
Quand le droit gêne le Prince, (individu et groupe social) il l’écarte, délibérément.
« Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est propre aux hommes, l’autre nous est commune avec les bêtes… Un prince doit savoir à la fois combattre en homme et en bête ».
Pourquoi cela ?
« Je pose en fait qu’un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus de l’homme moyen, parce que l’intérêt de sa conservation l’oblige souvent à violer les lois de l’humanité » (Le Prince).
Un commentateur de ce passage de Machiavel ajoutait :
« Les démocraties modernes sont machiavéliques avec une prudence feutrée, d’honorables scrupules, et cette modération pire que l’excès car c’est d’elle que se nourrit la Real Politik ; les fascismes le sont avec une frénésie stupide. Mais le vrai machiavélisme est froid. Aussi, ceux qui y réussissent le mieux sont les « Princes de la Révolution ».
Mais ceci déborde un peu l’analyse traditionnelle de lutte des classes.
Ayant donc constaté la « relativité » du droit, son unilatéralisme de classe (et aussi sa complexité), on le considère comme une superstructure périmée. Cette analyse est, nous l’avons dit, commune aux marxistes et aux anarchistes.
II. La persistance du droit et de l’État
Mais le droit, actuellement, n’est pas seulement une expression de classe, il est aussi un élément du pouvoir étatique. Cette phrase est une lapalissade pour des marxistes, puisque l’État, d’après eux, n’a aucune vie propre, il est lui aussi une simple expression de la classe dominante. On conçoit donc que pour eux, une fois cette classe chassée et le parti (donc la classe prolétarienne) installé dans l’État, à sa place, État et droit ne soient plus que des instruments commodes conservés pour mettre en place un système entièrement différent et qui vont dépérir à mesure que ce système progresse.
En effet, si l’État-superstructure politique, est provisoirement maintenu, l’infrastructure économique capitaliste, qui correspondait à cette superstructure, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, a été supprimée. Elle a été remplacée par la propriété collective (d’État) de ces moyens de production qui est une infrastructure « socialiste ». L’État dépérit donc parce qu’il est une superstructure qui ne correspond plus à l’infrastructure nouvelle. Il est d’ailleurs contrôlé par l’organisation de parti, au service du prolétariat.
Il est toutefois possible qu’État et droit, après la prise du pouvoir, par une phase ascendante. Le droit est provisoirement, mais très fortement, fondé sur les nécessités, elles aussi provisoires, de la dictature du prolétariat. Il est à la fois rien et tout.
Cette conception soulève d’intéressantes questions de fonctionnement pratique (nous verrons ce qu’il en a été en URSS).
Les anarchistes, par contre, se défiant des tours imprévus de la dialectique, préconisent la suppression immédiate des fondements de l’appareil étatique (structures) permettant aux modèles (habitudes, conduites personnelles) nouveau-nés à la faveur du courant révolutionnaire de continuer à se développer.
Ainsi, le maintien de la structure : contrôle strict de l’État, c’est-à-dire d’un patron, nommé par lui, non seulement dans les productions (planifications), mais aussi dans la marche de l’usine, supprime, chez l’ouvrier, le développement d’un sentiment de participation à l’usine (modèle), favorise le retour de l’ancien dégagement. Toute propagande tendant à faire « normalement » participer l’ouvrier n’agira que superficiellement. Dans le fond de son cœur demeurera l’appréciation correcte qu’il n’en a rien à faire.
« Le 11 octobre 1962, Laurikov, secrétaire du Comité Urbain de Leningrad, remarquait à une réunion du comité pour cette région en présence d’Ilyichev, secrétaire du comité central, qu’en 1961 deux millions et demi de journées de travail ont été perdus dans les entreprises industrielles de Leningrad du fait des absences non motivées et des retards des travailleurs » (« Le Monde »).
La nouvelle séparation entre le groupe social au pouvoir et les classes productrices, qui se marque par le désintéressement, peut aussi se traduire par une opposition au pouvoir qui « représente » les travailleurs.
« Moscou, 13/11/1962 (AP). Le journal “Soviet-Rossia” révèle que 47 000 ouvriers ont fait grève au cours des six premiers mois de l’année dans la région de Kemerovo, en Sibérie centrale, en raison de salaires trop bas et de conditions de travail non satisfaisantes » (« Le Monde »).
Les révoltes de Berlin-Est en 1953, et en Hongrie en 1956, sont également difficiles à expliquer par l’unique action de quelques provocateurs fascistes.
Les exemples ici donnés sont récents, mais la situation n’a rien de nouveau. Seulement, les sources directes d’information (c’est-à-dire les sources soviétiques) sont moins rares et plus explicites.
Cette coupure a été aperçue même quelquefois assez tôt, par certains marxistes : Rakovski (les dangers professionnels du pouvoir, lettre à Valentinov, 1928 in « Lotta Proletaria »), après avoir constaté un déclin de combativité, puis une indifférence du prolétariat à l’égard du nouvel État ouvrier, s’en inquiète et se pose le problème de la conservation, par le prolétariat, de son rôle dirigeant dans l’État. Des solutions empiriques ont été proposées sans rien de satisfaisant, car, dit-il, le problème est nouveau. « Il s’agit de difficultés inhérentes à la nouvelle classe dirigeante », on peut les appeler « les dangers professionnels du pouvoir » et ils apparaissent dans les rangs même de la classe victorieuse et non dans les rapports avec les autres classes ; « quand une classe prend le pouvoir, une de ses parties devient l’agent de ce pouvoir, c’est ainsi que naît la bureaucratie ».
« L’unité et la cohésion, qui auparavant, étaient la conséquence naturelle de la lutte révolutionnaire de classe, ne peuvent plus être conservées que grâce à tout un système de mesures ayant pour objet de préserver l’équilibre entre les différents groupes de cette classe ».
Ou ailleurs : « c’est une question d’éducation ».
Rakovski ne semble pas s’être demandé par qui et dans quelles conditions ces mesures pouvaient être prises, cette éducation faite. Une bonne éducation est toujours plus ou moins une auto-éducation, et les meilleurs éducateurs ne peuvent qu’aider à une prise de conscience, non inculquer une prise de conscience.
Le droit a donc persisté comme instrument de l’État et d’un groupe au pouvoir, après la Révolution soviétique. Les anarchistes, à la lumière de cette critique assez juste, essaient, dès le départ, de supprimer les fondements étatiques, purement autoritaires.
Passons brièvement sur le problème du fondement du droit dans une société à structure principalement fédéraliste et syndicaliste, tel qu’il a été conçu au 19e, début 20e siècle.
Bakounine, « Dieu et l’État » :
« Les lois naturelles – la nature – sont inévitables. Nous en sommes esclaves, mais ces lois ne nous sont plus extérieures, elles constituent notre être. En résumé. Nous reconnaissons l’autorité absolue de la science, car la science n’a d’autre fin que la reproduction mentale, réfléchie et aussi ordonnée que possible, des lois naturelles inhérentes à la vie matérielle, morale et intellectuelle des mondes physique et social, qui en fait ne sont qu’un même monde dans la nature. Sauf cette autorité, la seule légitime, car elle est rationnelle et conforme à la liberté humaine, nous déclarons toutes les autres fausses, arbitraires et pernicieuses ».
Notons l’appréciation que le monde social a des « lois » naturelles que la révolution doit exprimer. Ce fondement de la loi se retrouve aussi chez les marxistes, cf. Engels.
Il se retrouve aussi chez bien des auteurs juristes du 19e siècle, servant à justifier sous l’appellation droit naturel, leur propre conception. Cette idée (peut-être vraie) que le monde social a ses lois naturelles que le droit doit exprimer, n’est pas la seule avancée.
« Le Droit en soi est “l’ensemble des actions que l’individu peut faire au sein de la communauté sans en léser les intérêts” » (Bakounine, cité par Cano Ruiz T.L, janvier 1962).
Cette définition est d’une application relativement aisée dans les rapports interpersonnels. Appliquée par exemple, au problème criminel. Aucune société ne peut permettre à quelqu’un de se promener avec une mitraillette en tuant les gens à qui mieux mieux. Si cette définition ne concernait que les rapports interpersonnels, elle ne serait que le double de la fameuse formule : « la liberté d’un citoyen s’arrête là où commence celle d’un autre citoyen ». Mais elle vise aussi les rapports communauté-individu. Il s’agit non plus de supprimer l’autorité, mais de la répartir différemment en la privant de son caractère magique, abstrait, de sa vocation à l’illimité.
La notion de propriété
Nous avons brièvement passé sur le problème du fondement du droit en citant quelques définitions générales du droit. Abordons maintenant celui, plus intéressant et plus fructueux, du mécanisme d’une notion de droit : la Propriété.
Il est parfois admis que tous les révolutionnaires sont contre la propriété. Il est également admis que la propriété est une notion précise et absolue. Tout cela, sans être faux, est très inexact. Il y a une définition dans notre société actuelle de la propriété.
« La propriété est le droit de jouir et de disposer les choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou par les règlements » (Article 544, Code civil).
Notons que cette définition est aujourd’hui devenue inexacte, même en régime capitaliste.
Mais la notion de propriété est différente au Moyen-Âge (superposition de différentes formes de propriétés sur les fonds terriens). Différente est la notion du « mir russe » (si souvent citée) coexistence d’une propriété éminente du village et d’une propriété annuelle des familles par l’attribution successive de lots (nous citons le mir russe uniquement à titre d’exemple, cette forme de propriété semblant être peu commode. De plus, historiquement, le fait que ce soit souvent le Conseil des Anciens qui ait décidé du tirage au sort des lots vicie considérablement le caractère égalitaire de cette constitution). Différente, la notion propriété, possession romaine, à toutes les époques.
Propriété, possession, ne sont qu’un ensemble de modes d’appréhension des biens des objets, la formulation théorique de la façon de se conduire avec ces objets par rapport à d’autres sujets.
Il faut se rendre compte que tout effort (collectif ou autoritaire) pour interdire la propriété individuelle est une modification du statut juridique de la conduite à l’égard des biens. Le révolutionnaire qui croit supprimer le droit, au profit de l’économie, est donc en plein domaine juridique. Ce sont les conséquences qui, elles, sont économiques. Constatant la nocivité de la formule propriété du Code civil (même très transformée comme elle l’est actuellement), on espère donc faire prévaloir une autre conception mieux adaptée et plus juste, soit en l’imposant par la loi (survivance d’une légalité socialiste en URSS), soit en la répandant dans la conscience générale, soit les deux à la foi. Quelle conception ?
Prenons la formule célèbre :
« La propriété individuelle des biens de production est remplacée par leur propriété collective ».
Que faut-il entendre par propriété collective ? Est-ce la propriété d’État ? La nationalisation faite par un État non prolétarien ne crée évidemment pas une propriété collective. La nationalisation faite par un État prolétarien ne le fait que dans la mesure où le prolétariat contrôle directement l’État et donc sa propriété. Or, jusqu’ici il n’y a eu, comme dans le cas de la nationalisation réformiste, qu’un changement du sujet de la propriété absolue (l’État-groupe social au pouvoir remplace l’individu-propriétaire) et non un changement de nature en propriété véritablement collective.
Pouvons-nous entrevoir ce qu’est la propriété collective ?
Division de la propriété
Pour qu’elle ne dégénère pas en plaisanterie sophiste où tous les individus sont dépossédés en faveur d’une abstraction… étatique qu’ils ne contrôlent pas, il faut donc, d’une manière ou d’une autre, faire participer plus directement le groupe social à la propriété, pour obtenir une propriété vraiment collective ; cela implique une multitude de participations individuelles partielles évidemment, chaque fois que possible.
Mais un contrôle et une participation à cette propriété des différentes collectivités en tant que « personnes morales », c’est-à-dire abstraites, reste nécessaire, d’abord pour empêcher d’éventuelles tentatives d’appropriations individuelles, ensuite pour permettre la planification, pour éviter l’émiettement qui serait aussi une négation de la propriété collective.
Nous voyons ici la nécessité d’une division de la propriété. Comment cela ? Division qui risque d’être d’autant plus poussée qu’il y aura des collectivités de « taille » différente (communes, cantons, fédération de communes, etc.).
NB : une certaine propriété des communes est quelquefois admise dans les régions capitalistes, mais très faible et sans portée. Division qui ne doit pas être trop compliquée, et nettement établie, sous peine de provoquer conflits et désordres.
La possession et le contrôle
La possession est plus une notion de fait matériel que ne l’est la propriété (encore qu’elle soit actuellement teintée de droit et considérée souvent comme une apparence de propriété). La possession ne peut se diviser. Celui qui tient matériellement une chose ne peut diviser sa possession (il ne peut que diviser la chose). La propriété, elle, dans la mesure où elle est un droit abstrait qui peut s’exercer à distance, peut se diviser dans la mesure où elle est un contrôle de l’usage de la chose.
On peut concevoir que le contrôle, concernant tels usages, soit réservé à X, et le contrôle concernant tels autres, réservé à Y. La possession, elle-même, en fait, ne va pas sans un certain contrôle. En est-il ainsi en URSS ? D’une certaine manière, oui. L’État a, en principe, un contrôle absolu sur le bien.
Une planification étatique aboutit à fixer à chaque entreprise industrielle la production qui lui incombe ; de même à fixer à chaque entreprise commerciale la part de produits qu’elle aura à répartir dans son rayon d’action entre les consommateurs. Mais pour accomplir ces tâches, les entreprises doivent entrer en rapport les unes avec les autres (achats machines, de fournitures, livraison de produits, etc.).
Il serait concevable que la planification administrative étatique entre « dans le détail » de ces opérations ; toute la vie économique serait réglée par un système de bons de livraison, délivrés par l’administration à chaque entreprise à valoir sur le stock de telle autre entreprise. C’est ce qui fut tenté sans lendemain en 1917. Il n’en est pas ainsi.
On reconnaît aux entreprises un large degré d’autonomie (principe de la responsabilité comptable de chaque entreprise). Une partie du capital de l’entreprise (capital circulant) lui permet de contracter avec d’autres, pour ses besoins de production. Soit que son « co-contractant » soit déjà prévu par l’administration : il reste néanmoins à la charge de l’entreprise de fixer une grande partie des modalités pratiques du contrat. Soit même que le plan se contente de fixer une tâche de production à l’entreprise, et la laisse libre pour le reste (elle ne peut évidemment s’adresser, sauf exception, qu’à une autre entreprise soviétique et ne peut lui demander que ce que cette dernière doit fabriquer).
Ce mécanisme de l’économie soviétique exposé un peu sommairement ici, a tendu après la modification de 1957, à plus de libéralisme : les ministères chargés du secteur industriel étaient supprimés et leurs attributions transmises à des conseils régionaux ou sovnarkhoses. Puis, cette tendance s’est atténuée, des comités d’État ont peu à peu repris une part des pouvoirs détenus par les ministères supprimés.
En Pologne, après 1958, plusieurs entreprises étaient dotées d’une autonomie de gestion. Les deux entreprises maritimes commerciales (PLO et PZM) faisaient place à quatre entreprises chacune avec un secteur géographique dans lesquels elle devait développer son activité au maximum. Les « responsables » de chacune des entreprises, bénéficiant d’une large initiative pour traiter avec la clientèle, disposant des pouvoirs les plus étendus pour l’investissement.
Même chose pour six usines chimiques (Cracovie, Oswiecim, Szczecin, Tarnow et Varsovie).
En URSS, dernièrement (14 mars 1963) une recentralisation a eu lieu : création d’un sovnarkhose suprême, prenant en charge presque tous les comités d’État, et dominant l’administration du Pal (gosplan), le sovnarkhose chargé de la gestion (planification à court terme) et un organisme chargé de la construction (gostroï).
Les raisons de cette réforme peuvent être trouvées dans l’incurie des « cadres responsables des usines » ou des organismes paysans, quotidiennement dénoncée par la presse soviétique.
Mais ces alternances « libéralisme-centralisation » sont relatives et ont peu affecté le circuit et le mécanisme économique. Il reste plus ou moins une « autonomie de l’entreprise ». Mais que veut-on dire par là ?
Les anarchistes-communistes admettent les nécessités d’une planification (planification gestionnaire). Ils réclament une autonomie des entreprises (autogestion). Quelle différence ? Elle n’est pas tant dans la planification, dans la mesure où même un syndicat peut se bureaucratiser, elle est dans la garantie d’une liberté minimum, d’une dignité minimum qu’est l’autogestion qui implique une certaine autonomie de l’entreprise, autonomie qu’on nous dit impossible, du moins en régime strictement planifié. Or, elle existe en URSS. À la différence que l’autonomie est reconnue à la direction de l’entreprise et non aux conseils ouvriers. Cette autonomie a d’ailleurs été donnée non dans un but idéologique (« tout le pouvoir aux Soviets ») mais parce qu’on a reconnu que « c’était plus efficace ». Le jour où des marxistes oseront essayer de reconnaître vraiment un pouvoir direct de contrôle aux soviets, peut-être s’apercevront-ils que la révolution peut, elle aussi, gagner en efficacité par l’autonomie.
Ces quelques constatations nous permettent de nous faire une idée de l’autogestion. L’autogestion par le conseil d’usine n’implique pas le contrôle total du plan par ce même conseil. Comme l’indique le mot lui-même il s’agit de gérer l’usine. Pas plus – mais pas moins. Une fois le plan défini par la collectivité locale, le conseil d’usine va concrétiser le plan dans son usine, par ses moyens. Il y aura des accrocs : incapacité partielle ou totale, bêtise, malhonnêteté de certains. Mais quand on considère les critiques que les Soviétiques eux-mêmes font de leurs directeurs d’usine…
L’autogestion n’est pas ici un simple procédé technique, mais une intégration dans la vie : responsabilité réelle, pouvoir de décision sur les investissements, sur l’écoulement de la production, les œuvres sociales, etc.
Pour conclure, il nous faut remarquer que, quand on part avec des schémas simplistes, rigoristes et outranciers à but révolutionnaire, on les abandonne bientôt au contact de la réalité et cela au profit d’attitudes relevant à la fois d’un empirisme à court terme et d’une survivance inutile et déformée des anciens schémas. Ainsi, la planification centraliste extrême de 1917, qui séduisait par son caractère de formidable efficacité mise par l’intermédiaire de la dictature (du prolétariat) au service du prolétariat, a été abandonnée justement par efficacité au profit d’une autonomie, d’une décentralisation. Seulement, cette autonomie n’est pas exercée par la classe ouvrière mais par les directeurs d’usines. On aurait en France à peu près le même résultat en liquidant la petite propriété capitaliste et en portant la société Péchiney et le capitalisme « éclairé » au pouvoir. Il y aurait peut-être amélioration, mais où serait la révolution ?
Les conseils ouvriers, l’autogestion, la planification syndicales, sont des schémas à notre avis utiles. Ils ne sont pas des formules magiques qui créent définitivement la révolution. Ainsi, il peut arriver qu’un pouvoir collectif syndical se fige et se mette en devoir de transformer son pouvoir concédé en autorité propre, d’étendre cette autorité ici et là. Comment résoudre le conflit ? Par le droit « ce qui est propre aux hommes » ? C’est alors le problème d’une juridiction qui se pose. Par la force, ce qui nous est « commun avec les bêtes » ? Mais le droit n’est-il pas aussi souvent une simple couverture des forces qu’il prétend nier ?
On a prétendu au 19e siècle supprimer la force, et certains, pour la supprimer, ont voulu d’abord la concentrer : de la « monarchie » à l’anarchie. Or le problème, tout en annihilant les forces réactionnaires préexistantes, est non pas de supprimer la force, ce qui est une utopie, mais de la répartir et de la reconnaître pour mieux la limiter. Il faut réfléchir si l’on veut éviter de tomber dans le style « front démocratique pour la république », où les seuls qui aient une idée cohérente de transformation sont les partisans d’une nouvelle république, mieux adaptée au « citoyen » en général et à la « réalité » industrielle en particulier. Ce que nous voyons, c’est qu’actuellement, aussi bien en URSS, qu’en Pologne, qu’en Amérique, qu’en Angleterre, qu’ici, la majorité des producteurs est certes traitée (pas toujours) avec un minimum d’égards matériels, mais que la coupure demeure, que le mécanisme social est toujours entre les mains d’une classe, les autres classes étant rejetées à l’écart et amusées avec des « mass-media » (émissions de radio TV, cinéma, presse, etc.) qui les démolissent. Cela est petit à petit compris. Mais il reste à savoir si la lutte doit continuer avec les mêmes méthodes, les mêmes erreurs, les mêmes complaisances de départ.
[/Pierre