La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

(Suite)

Lun­di 6 décembre. — La tem­pé­ra­ture est douce. Scu­ta­ri est une ville du Midi. Mais il y a les incon­vé­nients. Notre sou­pente pos­sède des puces, et sur­tout des punaises. Quant aux poux, nous en avons toujours.

C’est la Saint Nico­las, grande fête. Le ciel est radieux, il fait très chaud. Nous allons nous pro­me­ner vers le lac. Nous nous éton­nons encore de l’étendue de la ville. Il est vrai que, hors du centre, les mai­sons s’isolent dans des jar­dins, entre de hauts murs en galets. Au lac, chaque pro­mon­toire porte une petite mai­son, bâtie entre les lagunes ; le pre­mier étage surplombe.

Le lac s’étend au loin, entre les mon­tagnes. Au sud-ouest, tout près, il s’écoule vers la mer par la rivière Boïa­na, domi­née à droite par le Taba­rosch, à gauche par la vieille forteresse.

Sur les pentes, des mai­sons blanches au milieu de la ver­dure. Mais le bas du Taba­rosch est enlai­di par de grandes casernes. Tou­jours le prince de Wied ! Un grand pont sus­pen­du tra­verse la rivière. En deçà sont à l’ancre des vapeurs et des voi­liers. Des canards sau­vages et des grèbes par­courent la sur­face du lac.

Vers le soir arrivent par le bateau de nom­breux Serbes et des méde­cins fran­çais, dont le chef de la mis­sion, venant de Pod­go­rit­za. Ils ont pas­sé deux jours et deux nuits sur l’embarcadère, à attendre le vapeur. Ils annoncent que d’autres sont encore dans la mon­tagne, du côté de Léva Réka.

Les avia­teurs sont déjà à Scu­ta­ri. Ils ont pas­sé par la val­lée du Drin, avec de grandes souf­frances. Quelques-uns ont les pieds gelés. Ils ont vu une femme et des enfants morts de froid. À un cer­tain endroit, ils ont été arrê­tés par les Alba­nais, et le com­man­dant du déta­che­ment aurait payé un tri­but en or pour ache­ter le passage.

Mal­gré les repas de l’hôtel de l’Europe, nous avons tou­jours faim. Pen­dant la retraite, nous n’avions pas trop sen­ti la pri­va­tion des ali­ments. Main­te­nant, nous sommes insa­tiables. Au mar­ché, nous ache­tons ce que nous pou­vons. On y vend des pois­sons du lac, des choux, des châ­taignes, des gre­nades, des olives, des figues. Enfin, nous sommes tour­men­tés par l’entérite, sans doute due au pain de maïs, à l’infect pain de maïs, fait de grains mal mûris et mal mou­lus, qui fut une par­tie de notre nour­ri­ture depuis Mitrovitza.

Mar­di 7 novembre. — Nous ren­con­trons des cama­rades qui ont fait le tour du lac avec les pires dif­fi­cul­tés. N’ayant pu obte­nir le pas­sage du bac, ils ont dû contour­ner le golfe par des che­mins de mon­tagne à peu près impraticables.

Ils ont, ici, trou­vé par hasard asile au col­lège des jésuites. Il y a encore de la place et, comme ils ont quelque sym­pa­thie pour nous, ils nous l’offrent. Nous aban­don­nons la sou­pente et ses punaises. Les jésuites nous donnent à cha­cun une chambre ; c’est la pen­sion com­plète, nous sommes logés et nourris.

Nous sommes une dizaine, et j’éprouve un véri­table sou­la­ge­ment des­ser­rer un peu les liens qui m’unissaient à mes deux com­pa­gnons de voyage. Une asso­cia­tion, due au hasard et non à l’affinité, sup­porte assez mal les frot­te­ments et les heurts d’une vie com­mune de jour et de nuit.

Des déta­che­ments serbes com­mencent à arri­ver dans la ville. Entre autres, il y a une ambu­lance avec un méde­cin fran­çais, un de ceux qui ont pas­sé à l’armée. Il avoue qu’il n’a pas tra­vaillé davan­tage que nous. Il n’y avait pas de place pour eux, et les méde­cins serbes les ont plu­tôt consi­dé­rés comme des gêneurs. Les petits bles­sés « s’évacuaient » d’eux-mêmes chez eux après pan­se­ment. Les grands bles­sés étaient aban­don­nés à cause du recul.

Il a tra­ver­sé l’Albanie. Eu route, l’ambulance, ayant besoin de foin, se sert du tru­che­ment d’un gen­darme d’Essad pacha. Le repré­sen­tant de la loi a déjà, dit-il, réqui­si­tion­né le four­rage, mais il veut bien le céder à prix coû­tant, soit 450 francs pour 700 à 800 kilos. On va donc prendre le foin, mais le pay­san, le véri­table pro­prié­taire, se met à hur­ler. On rat­trape le gen­darme, on l’oblige à res­ti­tuer ; le pay­san, lui, se contente de 150 francs.

Le confrère raconte com­ment l’armée serbe a fon­du après le 12 novembre. Les sol­dats pay­sans, enrô­lés de force, retour­naient à leur vil­lage. Les bour­geois, peu nom­breux, sont dans les ser­vices auxi­liaires. Quant aux intel­lec­tuels, beau­coup se sont embusqués.

Mer­cre­di 8 décembre. — Fête de l’Immaculée-Conception. Encore une fête catho­lique, et chô­mage. En Ser­bie, chez les ortho­doxes, c’était la même chose : une et quel­que­fois deux fêtes dans la semaine. Ici, les men­diants catho­liques rem­placent les tzi­ganes des petites villes serbes.

Nous revoyons les femmes catho­liques allant à l’église. Elles marchent en se balan­çant légè­re­ment à cause des culottes en taf­fe­tas à plis épais, les jambes doivent faire un demi-cercle à chaque pas.

Nous sommes très bien au couvent des jésuites. Ce sont des ita­liens aus­tro­philes, des Ita­liens de Trieste, c’est-à-dire sujets autri­chiens. Ils consi­dèrent le gou­ver­ne­ment très catho­lique de Vienne comme leur pro­tec­teur et le plus ferme sou­tien de la poli­tique catho­lique et ultra­mon­taine. D’ailleurs, ils sont dis­crets, et ils mani­festent guère leurs sen­ti­ments. Notre séjour leur per­met de se pré­ser­ver de la réqui­si­tion serbe.

L’autorité mili­taire you­go­slave a com­men­cé à prendre quelques mesures contre les prêtres catho­liques. L’archevêque catho­lique est gar­dé chez lui. Peut-être soup­çonne-t-on la com­pli­ci­té du cler­gé dans l’hostilité des Alba­nais catho­liques la tri­bu des Mir­dites a atta­qué les troupes serbes en retraite.

Des rumeurs fâcheuses courent chez les Alba­nais de Scu­ta­ri, tant catho­liques que musul­mans : la Grèce a décla­ré la guerre à l’Entente ; les Autri­chiens ont débar­qué Saint-Juan de Médua. De fait, le bom­bar­de­ment de dimanche a eu pour but de cou­ler quelques bateaux char­gés de farine dans ce port.

À midi, dans notre petit réfec­toire, un bruit violent et sou­dain, les vitres tombent en éclats. Le frère qui nous sert a failli lâcher le plat de châ­taignes ; il est vert. C’est une bombe d’aéroplane qui vient de tom­ber dans la cour du couvent.

Une autre bombe tue deux ou trois per­sonnes dans la grande rue.

Le beau temps est pas­sé. Scu­ta­ri est bru­meux, humide.

Jeu­di 9 décembre. — Tou­jours même incer­ti­tude tou­chant notre situa­tion et notre ave­nir. L’attaché mili­taire fran­çais et notre chef de mis­sion ont reçu du minis­tère une dépêche disant que la mis­sion médi­cale doit conti­nuer à « fonc­tion­ner » sur place. Admi­rable réponse d’une admi­nis­tra­tion incom­pé­tente ! Com­ment et sur qui pou­vons-nous exer­cer nos fonc­tions médicales ?

Nou­veau bom­bar­de­ment par aéroplane.

Ven­dre­di 10 décembre. — Nous allons au port pour essayer d’acheter du sel, le couvent en manque.

Le port est le bazar de Scu­ta­ri, c’est-à-dire le quar­tier des bou­tiques. Ce quar­tier est entiè­re­ment sépa­ré de la ville par des ter­rains vagues. Il est bâti au bord du lac, au pied de la for­te­resse, là où com­mence la Boïa­na. Les rues, ici, portent des noms anglais. La foule est grouillante, le com­merce paraît actif.

Le sel a été réqui­si­tion­né par les Mon­té­né­grins. Les fonc­tion­naires, arro­gants et voleurs, veulent nous faire payer 1 fr. 70 le kilo, au lieu de 0 fr. 30.

Les Mon­té­né­grins n’ont pas une excellent renom­mée à Scu­ta­ri. Pen­dant la guerre pré­cé­dente, leur prin­ci­pal objec­tif fut d’attaquer la ville pour la prendre et la piller. Elle était défen­due, et très bien défen­due, par Has­san Rezin, si bien défen­due qu’il fal­lut se débar­ras­ser de lui par l’assassinat, grâce à la com­pli­ci­té d’Essad pacha. Celui-ci, après avoir mis la main sur le tré­sor de la ville, livra Scu­ta­ri aux Mon­té­né­grins, moyen­nant quelques avan­tages pécuniaires.

La paix de 1913 vint. Il fal­lut que les Mon­té­né­grins éva­cuassent la ville, sur l’ordre des grandes puis­sances. Une nuit, le feu prend au bazar. Or, les com­mer­çants ont leur domi­cile à Scu­ta­ri. Avec leurs voi­sins et amis, ils courent au port. Un bar­rage de sol­dats mon­té­né­grins les repousse : c’est une mesure de sécu­ri­té, pour empê­cher les vols ; les mili­taires mon­té­né­grins com­bat­tront seuls le sinistre. Au matin, il ne res­tait plus rien des bou­tiques, et les forces mon­té­né­grines met­taient à la voile, char­gées de butin.

Arri­vée à Scu­ta­ri d’une nou­velle ambu­lance avec un de nos confrères. Il raconte, lui aus­si, la démo­ra­li­sa­tion de l’armée serbe, la déser­tion, la vente des objets d’équipement et des appro­vi­sion­ne­ments. Leur convoi a été plu­sieurs fois assailli, dans les défi­lés du Drin, par les Alba­nais ; ceux-ci atta­quaient tou­jours la queue de la colonne, pour piller. Le colo­nel se tenait en tête, sans se sou­cier des tués et des bles­sés, qu’il fal­lait abandonner.

Les mis­sions médi­cales anglaise et russe quittent Scu­ta­ri. Elles vont à Médua, où elles atten­dront un vapeur de la Croix-Rouge. Deux jours aupa­ra­vant, en effet, un trans­port anglais a été cou­lé par un sous-marin autri­chien. On dit aus­si qu’un sous-marin fran­çais s’est échoué dimanche der­nier, et a été pris.

Arres­ta­tion du rec­teur du col­lège des jésuites, pour s’être occu­pé des pri­son­niers autri­chiens ; il est relâ­ché le soir même.

(À suivre.)

[/​M. Pier­rot./​]

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