La Presse Anarchiste

Revue des Journaux

Le « suicide » de Plateau

Le lun­di 22 jan­vier, dans l’après-midi, Ger­maine Ber­ton, anar­chiste, abat­tait de deux coups de revol­ver, dans les locaux de l’Action Fran­çaise, le chef des came­lots du Roi, Marins Pla­teau, et essayait ensuite de se don­ner la mort. Les motifs de son acte sont mul­tiples. Mais je vais d’abord vous faire pré­sen­ter la vic­time par un jour­nal bien loin de nos idées, Les Nou­velles Ren­naises :

Qu’était M. Marins Pla­teau lui-même ? Un came­lot du roy, c’est-à-dire un de ces pro­fes­sion­nels de la bru­ta­li­té, de ceux qui ont pour mis­sion d’enfoncer des idées nou­velles dans le crâne du peuple pari­sien à coups de trique, de poings amé­ri­cains et de matraques. Bien mieux, il en était le chef. Adhé­rent d’un par­ti de vio­lence qui pro­clame pour­suivre ses buts « par tous les moyens » (et par le crime, par consé­quent, au besoin). C’était le chef de la seule, bande orga­ni­sée de décer­ve­leurs que nous connais­sions en France.

Donc :

Si, en fait, la mort de M. Marins Pla­teau est un assas­si­nat, mora­le­ment, du point de vue doc­tri­nal, elle doit nous appa­raître comme une sorte de suicide.

Que pen­ser de l’attitude de M. Poin­ca­ré en ces jours étranges et de son ami­tié pro­tec­trice pour ces deux hommes MM. Maur­ras et Dau­det, qui ont les mains rouges de sang fran­çais et chaque matin en réclament encore.

L’amitié de Poin­ca­ré pour cette clique est toute natu­relle : qui se res­semble, s’assemble.

Fantaisies journalistico-policières

J’ai dit que Ger­maine Ber­ton avait ten­té, heu­reu­se­ment sans suc­cès, de se sui­ci­der. Griè­ve­ment bles­sée, elle était dans la qua­si-impos­si­bi­li­té de don­ner aucune expli­ca­tion. Néan­moins, l’Action Fran­çaise lui prête ces déclarations :

D. — Pour­quoi avez-vous tiré ? Avez-vous des rai­sons personnelles ?

R. — Non, c’était mon idée.

D. — Quelle idée ?

B. — L’idée anarchiste.

D. — Il y a plu­sieurs par­tis anar­chistes, au nom duquel agis­siez- vous ?

R. — Au nom de la frac­tion qui a été recon­nue par le Congrès.

D. — Était-ce celui que vous avez tué que vous vou­liez atteindre ?

R. — Non, je visais plus haut. J’avais mis­sion de viser plus haut.

D. — Qui ?

R. — Léon Daudet.

R. — Je le consi­dère comme le prin­ci­pal auteur de la guerre qui revient et j’ai vou­lu ven­ger ceux de mon par­ti, Alme­rey­da et Jaurès. 

Il reste à cher­cher le « par­ti anar­chiste » auquel appar­te­naient Alme­rey­da et Jau­rès!… Mais cela n’est pas pour embar­ras­ser ceux qui ont pour métier de par­ler de tout sans, autant dire, rien connaître. 

Un nouveau roman de Daudet

Ce n’est pas por­no­gra­phique comme l’Entre­met­teuse, mais ça n’en vaut pas mieux. La police s’était répan­due en vaines per­qui­si­tions, chez un cer­tain nombre de cama­rades. L’auteur de l’acte était arrê­té et reven­di­quait la res­pon­sa­bi­li­té de son geste. Cela ne satis­fai­sait pas la canaille roya­liste qui écrit : 

Marins Pla­teau, héros natio­nal, a été assas­si­né « zum befehl », d’ordre alle­mand. Ses véri­tables meur­triers (que l’on connaît, en dehors de l’instrument fémi­nin) doivent être appré­hen­dés et châ­tiés. Il y va du salut de tous. 

Et voi­là notre cama­rade trans­for­mée en ins­tru­ment, au ser­vice des agents de l’Allemagne, les­quels sont, selon Dau­det, tous ceux qui ne pensent pas comme lui, ou font obs­tacle à ses ambi­tions : Mon­sieur veut être ministre!… Et c’est stu­pide, disons le mot, dégueu­lasse, comme toute la politique. 

Le fiasco des obsèques

Pour conduire en terre celui que « la balle alle­mande tirée par l’anarchie » avait frap­pé, un raco­lage savant avait réuni 4 à 5.000 per­sonnes. C’est peu pour tout le bluff fait à cette occa­sion. Maur­ras en a pour­tant comp­té 500.000!… et Dau­det a tra­ver­sé Gre­nelle en triomphateur : 

Nous savons quel nid de Bre­tons est Gre­nelle. Au Fait, Dau­det se pro­me­nait chez lui. Tan­tôt sur son échelle, tan­tôt en curieux, à cali­four­chon sur un mur, le tra­vailleur saluait son dépu­té de la main ou ôtait sa cas­quette avec ami­tié. La fami­lia­ri­té, qui est l’âme de la véri­table vie fran­çaise, écla­tait là dans tout son jour tendre et vif comme le rayon du ciel de Paris.

Et voi­là com­ment on bourre les crânes. 

Harmant…

Tout entier à leurs attaques contre Briand, Téry, Gau­cher, Dubar­ry, etc., etc., tous plus ou moins res­pon­sables d’après eux, de la mort du héros natio­nal Pla­teau, Léon Dau­det et son triste aco­lyte Maur­ras, en avaient oublié les anar­chistes. La décla­ra­tion de l’U.A., puis la mort d’Harmant, nous rap­pe­lèrent à leur sou­ve­nir. D’abord des menaces : 

Le 22 jan­vier 1925, dans son bureau, un homme, un Fran­çais, un bon, brave et glo­rieux com­bat­tant est tom­bé sous les balles d’une fille per­due sus­ci­tée par l’anarchie, ins­pi­rée par l’Allemagne.

Nous avons deman­dé justice. 

Nous la voulons. 

Ou nous la ferons. 

Il a été répon­du dans le Liber­taire, à ces Tartarinades.

Mais voi­ci que Goha­ry, dit Har­mant, s’avise de se sui­ci­der dans sa chambre d’hôtel. Or, Har­mant avait habi­té avec Ger­maine Ber­ton durant une quin­zaine. Cela suf­fit à nos lit­té­ra­teurs pour écrire une suite au feuille­ton, dont l’intérêt allait lan­guis­sant. Ils prou­vèrent même, à cette occa­sion, qu’à l’instar des spi­rites, ils savaient faire par­ler les morts. Nul ne réus­sit mieux qu’eux ces macabres amusements.

L’école de Germaine Berton

Sous ce titre, Mer­meix entre­prend de faire péné­trer les arcanes de l’anarchisme par les lec­teurs fal­lots du Gau­lois, que dirige encore le vieux juif catho­lique, A. Meyer.

Je m’excuse d’en don­ner un si long extrait, mais je crois inté­res­sant de faire connaître de quelle manière on pré­sente aux bour­geois, les étranges phé­no­mènes que pour eux nous devons être : 

À par­tir de 1872, les Anar­chistes ne doivent pas être confon­dus avec les socia­listes et les com­mu­nistes ; ils en sont bien frères, mais des frères fra­tri­cides. Leur cou­rant peu pro­fond, étroit, de peu de volume, coule sans mêler ses eaux bour­beuses aux eaux troubles du fleuve de la révolution. 

Ils ont, dès lors, leur his­toire par­ti­cu­lière, qui peut être divi­sée en trois phases : la phase de la pro­pa­gande par la parole, de la décla­ma­tion qui va de 1872 jusqu’aux envi­rons de 1880 ; la phase ter­ro­riste de la « pro­pa­gande par le fait », qui s’étend de 1880 jusque vers 1900 ; la phase illé­ga­liste, qui com­mence avec notre ving­tième siècle et qui dure encore. 

La phase de la décla­ma­tion n’est signa­lée que par des vio­lences ver­bales, des menaces cal­cu­lées pour répandre l’épouvante autour de soi. C’est aus­si, disons-le, puisque c’est vrai, la phase où l’on voit appa­raître dans l’anarchisme quelques apôtres res­pec­tables, parce qu’ils sont sin­cères dans leurs éga­re­ments, tel, par exemple, ce prince Kro­pot­kine qui, page d’Alexandre II avait quit­té la cour, les hon­neurs, sa for­tune, pour venir vivre, en Occi­dent, dans les fau­bourgs des cités populeuses. 

La phase ter­ro­riste com­mence avec les atten­tats de Lyon, en 1882, se conti­nue par les atten­tats de Paris, de 1881 à 1895. Le héros atroce en fut Rava­chol, qui deman­dait à l’assassinat et aus­si au pillage des tombes où il allait voler des bijoux, les sub­sides néces­saires à sa pro­pa­gande par le fait. 

Les noms de Vaillant, d’Émile Hen­ry, de Case­rio sont, avec celui de Rava­chol les plus fameux de la période du ter­ro­risme anar­chiste. Ces hommes com­mirent des crimes exé­crables, mais ils ne les com­mirent pas pour un ignoble pro­fit per­son­nel. Même Rava­chol, c’était « pour l’idée » qu’ils furent assas­sins. Leurs coups por­taient à tort et à tra­vers — excep­té ceux de Case­rio ; ils ris­quaient de faire et ils fai­saient d’innocentes vic­times. Mais pour eux, dans leur sombre illu­mi­nisme, il n’y avait pas d’innocents par­mi les « rési­gnés », ils ne trou­vaient de ver­tus que chez les révol­tés, c’est-à-dire chez leurs pareils, chez leurs « com­pa­gnons ». Car ain­si s’appelaient-ils alors. Ils tuaient donc sans remords, et il est juste de recon­naître que tous ces assaillants de la socié­té, quand ils eurent été cap­tu­rés, firent bonne conte­nance devant la mort, sou­te­nus qu’ils furent jusqu’au der­nier moment par l’orgueil, et peut-être par leur idéa­lisme démentiel. 

Quand la répres­sion, à laquelle avait don­né le branle M. Charles Dupuy, homme qui bra­ve­ment mar­chait sur l’ennemi, eut sup­pri­mé ou décou­ra­gé les ter­ro­ristes, l’anarchisme, comme un insecte qui subit des méta­mor­phoses, prit la forme double du scien­ti­fisme et de l’illégalisme.

Après avoir conté quelques anec­dotes sur Liber­tad et Paraf-Javal, cité les Cau­se­ries popu­laires, Mer­meix poursuit : 

… À entendre Paraf-Javal les cama­rades de Liber­tad avaient pris le goût du rai­son­ne­ment à forme scien­ti­fique. Leur habi­tude de vivre sans rien faire aux dépens des bou­ti­quiers, ils la sys­té­ma­ti­sèrent. Un des pen­seurs qu’avait for­més Paraf-Javal, allant plus loin que son maître, inven­ta le mot l’Illégalisme. Les Anar­chistes devinrent les Illé­gaux, c’est-à-dire les révol­tés contre toutes les lois quelles qu’elles fussent. Ils entrèrent en état de guerre ouverte contre la Léga­li­té et tous les moyens étant bons contre l’ennemi nous eûmes la bande Bon­not-Gar­nier et après celle-là tant d’autres bandes d’assassins à pied, en che­min de fer et en automobile.

L’illégalisme, fils de Liber­tad et de Paraf-Javal vit encore dans quelques petits groupes. La demoi­selle Ger­maine Ber­ton cir­cu­lait dans ces groupes, où elle contrac­tait, au dire des jour­naux, des unions libres. Son crime, qui ne devait lui rap­por­ter aucun pro­fit per­son­nel, manque des carac­té­ris­tiques du fait illé­ga­liste ; c’est un mag­ni­cide ins­pi­ré par la pas­sion poli­tique, dont peut-être l’idée a été sug­gé­rée à la femme meur­trière par quelque per­sonne qui vou­lait assou­vir une ven­geance par­ti­cu­lière. C’est à la jus­tice à recher­cher s’il y a eu, par l’instigation, des com­pli­ci­tés morales dans l’acte de Ger­maine Ber­ton. En tout cas, son mag­ni­cide, qui s’apparente plu­tôt aux crimes des Ter­ro­ristes qu’à ceux des Illé­gaux, arrive à point pour fêter digne­ment le cin­quan­te­naire de l’Anarchisme.

Mer­meix oublie ou feint d’oublier pour les besoins de sa mau­vaise cause, que concur­rem­ment au mou­ve­ment illé­ga­lo-scien­ti­fique, il exis­tait un fort cou­rant com­mu­niste-anar­chiste, conti­nué aujourd’hui par l’Union anar­chiste et le Liber­taire. Et que ce qu’il appelle la phase illé­ga­liste, n’a été qu’une dévia­tion qui a réus­si, mal­heu­reu­se­ment, à envoyer à l’échafaud, au bagne, une pléiade de jeunes gens éner­giques. Que de grandes choses n’eût pas réa­li­sé leur cou­rage mis au ser­vice d’une concep­tion plus juste, plus ration­nelle de l’anarchisme!…

[/​Pierre Mual­dès./​]

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