La Presse Anarchiste

Le Paysan Français et la Littérature d’aujourd’hui et de demain

Mon inten­tion, déjà expri­mée ici, était de consa­crer la pré­sente chro­nique à l’œuvre et à la vie de notre cama­rade Han Hyner, mais cette œuvre vaste, touf­fue, pro­fonde exige, pour être trai­tée selon son mérite, non seule­ment une lec­ture atten­tive, la plume à la main, mais aus­si et sur­tout de la réflexion, de la médi­ta­tion, une rumi­na­tion, ose­rai-je dire, qui doit don­ner à la cri­tique toute sa valeur. Et cela ne va pas sans une conten­tion d’esprit, sans un effort céré­bral que l’état de ma san­té, deve­nue depuis quelques mois plus pré­caire, ne m’a pas encore permis.

Ce sera, je l’espère, pour bien­tôt. En atten­dant, je vou­drais aujourd’hui expo­ser à mes lec­teurs une évo­lu­tion bien curieuse de la vie, des mœurs et de l’âme du pay­san dans ses rap­ports avec la lit­té­ra­ture rus­tique et notam­ment avec le roman.

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Au cours de la grande guerre, pen­dant le long som­meil que dut subir la vie lit­té­raire, ma plume étant réduite au chô­mage, ou plu­tôt trans­for­mée, par les cir­cons­tances tra­giques, en bis­tou­ri, j’eus l’idée de consa­crer mes loi­sirs, rares en véri­té, à relire avec l’œuvre poé­tique de Mis­tral, les romans de George Sand, de Fer­di­nand Fabre, de Léon Cla­del, d’Émile Pou­villon, de Paul Arène et d’Hyppolite Babou, qui furent les chantres et les his­to­riens les plus illustres du Ber­ry, de la lumi­neuse Pro­vence et de mon doux Languedoc.

Et je ne regrette, certes, pas le temps que je leur ai don­né. Outre qu’aux heures les plus sombres ils cal­mèrent mes angoisses et ber­cèrent ma mélan­co­lie par la beau­té har­mo­nieuse ou sévère de leur prose et de leurs vers, ils me per­mirent de faire, sur l’âme du pay­san fran­çais, de nom­breuses et utiles observations.

L’esprit impré­gné de cette lec­ture quo­ti­dienne, c’est avec un inté­rêt plus vif et encore plus atten­dri que je me pen­chais sur mes bles­sés et mes malades, presque tous enfants de la glèbe, qu’ils avaient quit­tée naguère, pour aller, avec le calme et la rési­gna­tion d’un trou­peau, vers la mort.

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Chaque matin, après la visite, quand la dou­leur du pan­se­ment s’éteignait peu à peu, comme une vague qui meurt, que le front pâle et plis­sé se ras­sé­ré­nait et que l’espérance et la jeu­nesse ral­lu­maient la flamme un moment éteinte du regard, je m’attardais auprès d’eux, me com­plai­sant à son­der leur âme après avoir son­dé leurs plaies.

Or, si au cours des confi­dences que je pro­vo­quais, cer­tains d’entre eux m’apparaissaient bien, au phy­sique et au moral, comme les fils de ceux qui vivent leur vie robuste, saine et simple, dans la Mireille de Mis­tral, dans la Mare au Diable et Fran­çois le Cham­pi de Georges Sand, dans le Che­vrier et les Cour­be­zon de Fer­di­nand Fabre, la Fête Native et le Bous­cas­sie de Léon Cla­del, la Césette de Pou­villon, le Jean des Figues de Paul Arène et les Païens inno­cents d’Hyppolite Babou, la plu­part des autres me sem­blaient, au contraire, s’éloigner beau­coup des types créés et obser­vés par ces illustres romanciers.

C’est ain­si, par exemple, qu’il m’était dif­fi­cile de trou­ver entre ceux venus de tous les coins du Midi, du Sud-Est comme du Sud-Ouest, cette tour­nure d’esprit, cette men­ta­li­té propre qui dis­tinguent dans les auteurs pré­ci­tés, le Rouer­gat du Quer­cy­nois, le Pro­ven­çal camar­guais de l’Alpin, le Lan­gue­do­cien cos­su des grasses plaines tou­lou­saines de notre mon­ta­gnard Céve­nol, plus connu sous le nom de « Govoch ».

Il me sem­blait qu’ils se confon­daient dans une sorte d’uniformité morale et ne trou­vais de dif­fé­rence réelle, de démar­ca­tion sérieuse que dans le type phy­sique et l’accent.

Rares étaient, par­mi eux, les illet­trés ; plus nom­breux, au contraire, ceux à qui la simple école pri­maire avait suf­fi pour ouvrir l’intelligence et ins­pi­rer le goût de la réflexion. À ceux-là, pour pré­ci­ser mon enquête, l’idée me vint de don­ner à lire les œuvres prin­ci­pales de nos grands roman­ciers des champs et de recueillir ensuite leurs impressions.

— C’est très beau, mais ce n’est presque plus ça…

Ain­si peut se résu­mer leur pen­sée sur la vie et les gens rus­tiques, dont la belle évo­ca­tion avait char­mé leur esprit.

D’autres ajou­taient même, en par­lant d’Émile Pou­villon, le der­nier mort : « Ça, c’est le temps jadis, et nous avons enten­du racon­ter des his­toires sem­blables par nos anciens. »

Et ils répé­taient : « Non, ce n’est plus ça », sup­pri­mant le « presque » cité plus haut : « Nous avons bien mar­ché depuis. »

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Et de ce que me disaient ain­si mes bles­sés rus­tiques, j’étais obli­gé de recon­naître la véri­té, pour avoir obser­vé moi-même, peu de temps avant la guerre, pen­dant mes longues retraites au cœur de nos gar­rigues rouges et en plein pays céve­nol, cette évo­lu­tion dans là me et les mœurs du paysan.

Com­bien ceux de l’Espinouze, par exemple, du Lar­zac, de l’Escondargue, des col­lines et de la val­lée de l’Oile dif­fèrent aujourd’hui de ceux aux­quels mon com­pa­triote Fer­di­nand Fabre a consa­cré ses plus beaux livres.

C’est ce que je consta­tais, sans le moindre éton­ne­ment, d’ailleurs.

Et cepen­dant ses livres, notam­ment Toits­saint Gala­brie, le Che­vrier, les Cour­be­zon, Julien Savir­piac, Bar­nabe, Made­moi­selle de Malo­vieille et le Mar­quis de Pier­re­rue s’échelonnent sur une période allant de 1860 à 1890 ; d’autres même, comme Xavière et Taillevent, ont été écrits et publiés dans les toutes der­nières années du siècle défunt.

Et ce n’étaient pas seule­ment les gens qui avaient chan­gé, empor­tés dans un tour­billon de moder­nisme, mais aus­si la vie, les mœurs, les cou­tumes, le vête­ment, le lan­gage local même, toutes choses dont le pit­to­resque donne à l’œuvre du célèbre conteur bédar­ri­cien, comme une saveur de miel sau­vage cueilli à même un rucher perdu.

Je ne trou­vais plus trace de ces longues veillées hiver­nales au coin de l’âtre, sous le man­teau de l’antique che­mi­née, où brû­laient des troncs entiers de châ­tai­gniers, tan­dis qu’un vieux che­vrier, dra­pé dans l’ample cape de laine, contait aux jeunes, atten­tifs, les exploits des bonnes fées céve­noles ou bien les aven­tures mys­té­rieuses de Para­do le sorcier. 

Mais ce que je trou­vais à la place, même dans les vil­lages les plus infimes du Lar­zac, de l’Escondargue ou de l’Espinouze, c’était un « café » ins­tal­lé à la moderne, avec des glaces aux cadres dorés, des sièges très confor­tables et, sur le papier mul­ti­co­lore tapis­sant les murs, entre le car­tel moderne et le por­trait chro­mo du Pré­sident de la Répu­blique, une affiche du Petit Méri­dio­nal voi­si­nant par­fois avec celle du Petit Pari­sien ou de tout autre grand jour­nal bourgeois.

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C’était la, et non plus au coin de l’âtre, sous la vaste che­mi­née noire des suies sécu­laires, que se dérou­laient, comme dans les cafés et les bars de la grande ville, les longues veillées d’hiver, absor­bées par la manille, le bésigue ou l’écarté, quand ce n’était pas par la lec­ture du journal.

Mieux encore, j’avais enten­du dans maints vil­lages, hier encore iso­lés, les échos de la mine voi­sine, de la grande cité proche où, dans l’atelier et l’usine geint et peine le pro­lé­ta­riat urbain en mal d’émancipation. Et il avait suf­fi de, quelques tra­vailleurs conscients, échap­pés à la géhenne, pour appor­ter aux pacants endor­mis dans la tra­di­tion bour­geoise, la parole socia­liste, com­mu­niste, voire anar­chiste, pour allu­mer l’étincelle qui demain fera d’eux des révol­tés ardents, plus actifs que leurs frères dam­nés de la cité.

Que de fois, errant à tra­vers les gar­rigues rouges, sur le pla­teau du Lar­zac, ou dans les frais val­lons de l’Escondargue, j’ai cher­ché le vieux pâtre de Fer­di­nand Fabre, dra­pé dans l’antique limou­sine et rumi­nant des sor­ti­lèges, et n’ai trou­vé que de jeunes ber­gers à la mine éveillée, vêtus de par­des­sus éli­més sans doute, mais de coupe toute moderne et lisant avec une curio­si­té mani­feste, les uns le feuille­ton d’un jour­nal bour­geois, mais cer­tains tenant en main, le Liber­taire, la Mêlée sociale et médi­tant sur l’article de Sébas­tien Faure, le vieux mili­tant dont le nom com­men­çait à briller dans les limbes de leur cerveau.

Ceux-là, pro­fi­tant des jours où le mau­vais temps tenait enfer­mé leur trou­peau, s’en allaient à la ville voi­sine assis­ter à la confé­rence d’un ora­teur qui appor­tait l’Évangile du Com­mu­nisme ou de l’Anarchie.

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Plus la moindre trace éga­le­ment du vieux sor­cier ni de la vieille « jeteuse de sort » ; et, pour ce qui est des bonnes fées, leur évo­ca­tion eut fait écla­ter de rire les enfants fré­quen­tant l’école pri­maire, dont les murs flam­bant neufs s’élevaient en lace de l’antique église aux toits moussus.

Avec l’influence du curé ont dis­pa­ru les mani­fes­ta­tions reli­gieuses ain­si que les plus ou moins pit­to­resques exhi­bi­tions, dont s’accompagnait la « fête votive » de chaque vil­lage en ce temps-là. Elle n’est plus aujourd’hui qu’une occa­sion de se réunir, de fes­toyer entre parents et amis, de trai­ter cer­taines affaires et d’échanger des idées.

Ce que je dis là de Fer­di­nand Fabre, le chantre de notre pay­san lan­gue­do­cien, me semble vrai éga­le­ment de George Sand, de Léon Cla­del, de Paul Arène, de Pou­villon et d’Hippolyte Babou. Les causes qui ont moder­ni­sé le pay­san céve­nol ont agi de même sur celui du Rouergue, de la Pro­vence, du Quer­cy, du Ber­ry et de la France entiè­re­ment. Par­mi ces causes, on peut rele­ver : le che­min de fer, l’école, le ser­vice mili­taire agis­sant en sens inverse de celle-ci, les pro­grès du Com­merce, de l’Agriculture et de l’Industrie, en un mot, la marche inces­sante de la civi­li­sa­tion deve­nue si rapide en ces trente der­nières années.

Il est évident que tout cela a contri­bué à bras­ser, mêler ensemble les popu­la­tions rurales et cita­dines ; à nive­ler, en l’élevant, le niveau de leur esprit et de leur savoir, et, par contre­coup, à affai­blir les tra­di­tions, la vita­li­té des dia­lectes locaux, et à uni­for­mi­ser la langue de même que les cos­tumes et les mœurs ; et c’est peut-être ce dont Zola a eu seul, dans son roman la Terre, la claire et gran­diose vision.

Enfin la grande guerre en impo­sant à tous, pen­dant près de cinq ans, la vie com­mune de la tran­chée ou du dépôt, a ache­vé cet amal­game com­men­cé par le pro­grès, ou plu­tôt par ce que les bio­lo­gistes-phi­lo­sophes dénomment : l’évolution.

Aus­si, dans une foule de la pro­vince méri­dio­nale ou du Nord, réunie au chef-lieu, est-il presque impos­sible aujourd’hui de dis­tin­guer le pay­san du cita­din. Et l’on peut dire que le mot « pay­san » a per­du à peu près toute sa signi­fi­ca­tion psy­cho­lo­gique et ne sera bien­tôt plus qu’une expres­sion dont les démo­graphes seuls se serviront.

Mais que de ce phé­no­mène évo­lu­tif, inévi­table et néces­saire point ne s’attristent ni ne se décou­ragent les roman­ciers et les poètes de la terre fran­çaise ; si le roman cham­pêtre, en tant qu’é­tude de mœurs pit­to­resques et bour­geoises, semble bien mort, il leur reste à suivre et à fixer dans leurs œuvres, cette pas­sion­nante évo­lu­tion, je ne dis pas du pay­san cos­su, plus cour­bé que jamais vers sa terre et vers son or, mais du paria de la glèbe, qui com­mence sa route vers le grand soir.

Il leur reste, enfin, dans la varié­té infi­nie de sa rus­ti­ci­té, l’impérissable Beau­té de la Nature, ins­pi­ra­trice éter­nelle de l’Art.

[/​P. Vigné d’Octon./​]

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