La Presse Anarchiste

Analyse spectrale du monde contemporain

L’absurdité du monde contem­po­rain est saisissante.

L’économie, qu’une tech­nique indus­trielle dote de moyens de pro­duc­tion accrus, chan­celle et laisse appa­raître, au sein d’une cer­taine abon­dance, un pau­pé­risme inqualifiable.

La Finance ne se main­tient que par des arti­fices et des mesures d’une com­pli­ca­tion byzantine.

La Poli­tique oscille sui­vant des lois mys­té­rieuses entre deux pôles d’attraction.

Mar­cher sur la tête est peut-être une mau­vaise posi­tion pour voir les choses selon les normes de la vie, selon les normes de l’homme. Nous vou­lons pour­tant en ten­ter l’expérience.

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Deux faits sont à l’origine du monde moderne : le capi­ta­lisme et l’industrie.

La sur­abon­dance de mon­naie et sa concen­tra­tion en peu de mains, per­mit à par­tir du xviiie siècle et grâce à l’apparition de la machine et, ulté­rieu­re­ment, à l’application du moteur, des car­bu­rants et de l’électricité, la concen­tra­tion indus­trielle et commerciale.

Comme l’explique fort clai­re­ment Hux­ley, dont tous les ouvrages devraient être davan­tage lus, la concen­tra­tion ini­tiale d’argent entraî­na la concen­tra­tion indus­trielle, l’une venant ren­for­cer l’autre et abou­tis­sant à l’édification de for­tunes colossales.

Ces agglo­mé­ra­tions d’intérêts capi­ta­li­sés sont fina­le­ment deve­nues des trusts, qui tiennent entre leurs mains l’âme même de la civi­li­sa­tion méca­nique. Les grandes com­pa­gnies pétro­li­fères en sont un exemple typique, déjà un peu connu du grand public, et dont les super­bé­né­fices, c’est-à-dire les pro­fits qui viennent s’ajouter à ce qu’on peut légi­ti­me­ment dési­gner comme le béné­fice ou rétri­bu­tion du tra­vail, se chiffrent par de très nom­breux mil­liards annuels, au détri­ment des consom­ma­teurs mon­diaux d’essence.

Cette concen­tra­tion com­mer­ciale et indus­trielle, aux mains de quelques indi­vi­dus déte­nant les leviers de ces ensembles com­plexes que sont les socié­tés asso­ciées, ne pou­vait man­quer d’alarmer les poli­ti­ciens, éma­na­tion appa­rente des citoyens des diverses nations.

Les nations ont en effet des inté­rêts par­ti­cu­liers, qui sont d’ailleurs le plus sou­vent ceux de cer­tains par­ti­cu­liers. Et si les trusts mon­diaux sont en oppo­si­tion avec ces inté­rêts-là, la nation, par l’entremise de ses diplo­mates, inter­vient avec plus ou moins d’efficacité.

À titre d’exemple, on peut citer les ten­ta­tives de péné­tra­tion de l’industrie alle­mande dans le Proche-Orient, avant 1914 et les oppo­si­tions que la Grande-Bre­tagne sus­ci­ta à l’occasion de la construc­tion du che­min de fer de Bagdad.

Ces inter­ven­tions diplo­ma­tiques n’ont pas tou­jours de réper­cus­sions dans la presse : la cen­sure veille. Mais il suf­fit d’ouvrir cer­tains dos­siers de minis­tères pour com­prendre qu’un inci­dent, le plus banal en appa­rence, puisse conduire, si un Etat l’estime utile, à une guerre.

Or, pré­ci­sé­ment, si la cen­tra­li­sa­tion éco­no­mique inter­na­tio­nale a pro­vo­qué la cen­tra­li­sa­tion poli­tique interne, à titre de réac­tion d’un groupe d’intérêts contre un autre, les guerres tendent, elles aus­si à être cen­tri­pètes. Depuis 1914 les conflits sont à l’échelle mon­diale, parce que la concen­tra­tion éco­no­mique est de plus en plus pous­sée et que la Terre est par­ta­gée en zones d’influences. Celles-ci impar­tissent aux conflits un carac­tère aigu. La consé­quence de cet état de choses se tra­duit, lors du retour à la paix, par de pro­fonds bou­le­ver­se­ments que la Finance enregistre.

On abou­tit à des com­pli­ca­tions infi­nies entre les nations, du point de vue moné­taire, car les éco­no­mies ne sont plus har­mo­ni­sées. La mon­naie du pays le plus puis­sant sert d’étalon aux autres et c’est par les astuces d’une éton­nante gym­nas­tique que les mon­naies natio­nales s’apprécient, se déva­luent, s’alignent et se cotent mutuel­le­ment. Tels les dif­fé­rents francs colo­niaux. Cet arti­fice per­met d’éviter ou de retar­der dans cer­tains ter­ri­toires d’outre-mer, tri­bu­taires de l’industrie métro­po­li­taine, une trop forte mon­tée des prix. Mais il est évident qu’une telle régle­men­ta­tion exige, de la part de ceux qui l’appliquent dans le détail, des efforts dis­pro­por­tion­nés au résul­tat obtenu.

Le diri­gisme que le monde subit de plus en plus était inévi­table et le demeure. Tou­te­fois, un dan­ger sup­plé­men­taire est appa­ru : c’est l’alliance des États avec les trusts. Les inté­rêts par­ti­cu­liers sont d’abord natio­na­li­sés, soit par paliers (France, Angle­terre), soit en bloc (U.R.S.S.). Puis les États, du fait qu’ils sont pos­ses­seurs des moyens de pro­duc­tion, recourent aux trusts inter­na­tio­naux pour obte­nir la matière pre­mière, et celle-ci leur est livrée dans des condi­tions qui, par­fois, sont impo­sées par d’autres États puis­sants. C’est le cas des trusts pétro­li­fères du Moyen-Orient, que les U.S.A. dirigent en sous-main.

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Faire cet inven­taire n’est pas suf­fi­sant. Il est bon de com­prendre ou de rap­pe­ler les grands prin­cipes qui gou­vernent le monde d’aujourd’hui. Mais il faut encore en tirer quelques conclusions.

Nos réac­tions sont avant tout celles d’individus. Nous consta­tons, sans avoir à for­cer le tableau, que les États ont, dans leurs pré­oc­cu­pa­tions, infi­ni­ment plus le sou­ci de défendre des posi­tions éco­no­miques, que de pro­mou­voir des idéaux.

Etant don­né que l’homme est plus sen­sible aux sug­ges­tions émo­tives qu’aux exi­gences ration­nelles, les Etats, dont le prin­cipe est de main­te­nir l’ordre, c’est-à-dire l’ignorance, ont par des moyens divers, appuyé les orga­nismes reli­gieux ou laïcs, char­gés d’entretenir les idéaux et d’alimenter les émo­tions humaines. La Patrie, abs­trac­tion habi­le­ment gref­fée sur la réa­li­té antique de la pro­prié­té fami­liale romaine, s’est mêlée aux sen­ti­ments, a per­du­ré par l’enseignement, et en l’absence de toute reli­gion, est deve­nue un culte par ses propres ver­tus. II convient d’en dénon­cer la faus­se­té et de sou­li­gner l’escroquerie qui fit la for­tune du mot Patrie, dieu san­gui­naire qui mange par mil­lions ses propres enfants.

L’artifice, ou l’abstraction, n’est pas tou­jours sciem­ment vou­lue ni orga­ni­sée à des fins déter­mi­nées. En revanche, il est cer­tain que l’abstraction domine l’ensemble des rela­tions mon­diales, à tous les degrés.

Pen­sons seule­ment aux sta­tis­tiques et à ceux qui les inter­prètent. Les sta­tis­tiques partent de don­nées exactes ; elles sont une expres­sion chif­frée de phé­no­mènes réels, contrô­lables. Et pour­tant, leur abs­trac­tion vient de ce que, agis­sant sur les grands nombres, elles ne font appa­raître que des lois, masquent for­cé­ment les cas par­ti­cu­liers sur les­quelles elles se fondent pour­tant et rendent ain­si ano­nymes cha­cun d’eux.

Or, s’il est vrai qu’il existe des lois, expres­sion de la géné­ra­li­té, la Vie, elle, est par­ti­cu­lière. L’homme vit par et pour lui d’abord ; c’est du moins ce dont il a conscience. Il applique ou subit des lois natu­relles, certes, mais il est, et c’est son carac­tère essen­tiel que d’être exis­tant et conscient. Qu’importe à l’homme de savoir que la lon­gé­vi­té moyenne dans son pays est de 50 ou 55 ans ? Ce qui lui importe, c’est l’âge auquel lui, sa femme, ses enfants, mour­ront. Le reste est une abs­trac­tion née des sta­tis­tiques dont l’usage est utile aux com­pa­gnies d’assurances, par exemple.

Le plus grave, c’est que ceux qui gou­vernent les hommes le font, non d’après les besoins humains réels, mais d’après des moyennes sta­tis­tiques. Les mesures prises ne cor­res­pondent donc à aucune réa­li­té ; l’adaptation dans la pra­tique se fait à coups de mécon­ten­te­ments à tous les échelons.

Il est pos­sible que la ration moyenne d’un tra­vailleur soit de x calo­ries jour­na­lières. En fait chaque indi­vi­du a besoin de x- x ou de x + x calo­ries pour main­te­nir sq vie.

Le diri­gisme s’est si bien condam­né lui-même, que tous les plans, théo­ri­que­ment, mathé­ma­ti­que­ment exacts, s’effondrent au stade de leur réalisation.

Que je sache, la Vie ne se met pas encore en équa­tion ! S’il est vrai qu’il n’y a de science que du géné­ral, l’homme demeure un par­ti­cu­lier. Pour son mal­heur, la science, la tech­nique, la mathé­ma­tique, ont actuel­le­ment la pré­séance et régissent un monde abs­trait. C’est, je crois, l’explication de la crise pro­fonde dont pâtit tout le genre humain.

Il est pro­bable que cette ten­dance va s’accentuer au détri­ment de l’homme, disons plu­tôt des hommes, car il ne convient pas d’abstraire l’homme, nous non plus, et d’en faire une notion vidée de tout conte­nu, puisqu’aussi bien chaque homme à lui seul est un micro­cosme. Pas plus d’ailleurs qu’il ne convient d’être mora­li­sa­teur quant à la situa­tion mon­diale, à par­tir de notions abstraites.

La morale théo­lo­gique, la morale laïque, toutes les morales, en essayant d’engager l’homme, ont abou­ti spi­ri­tuel­le­ment à la même faillite qu’aboutissent aujourd’hui, sur le plan maté­riel, les tech­niques généralisées.

L’homme ne peut guère se sau­ver que par lui-même, et si l’unité abso­lue doit un jour être atteinte, elle demeure une hypo­thèse dont le manie­ment ne doit pas être lais­sé entre les mains de dic­ta­teurs des âmes, des consciences ou des corps.

C’est en défi­ni­tive à cha­cun qu’il appar­tient de se défendre lui-même.

[/​Edouard Eliet/​]

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