L’absurdité du monde contemporain est saisissante.
L’économie, qu’une technique industrielle dote de moyens de production accrus, chancelle et laisse apparaître, au sein d’une certaine abondance, un paupérisme inqualifiable.
La Finance ne se maintient que par des artifices et des mesures d’une complication byzantine.
La Politique oscille suivant des lois mystérieuses entre deux pôles d’attraction.
Marcher sur la tête est peut-être une mauvaise position pour voir les choses selon les normes de la vie, selon les normes de l’homme. Nous voulons pourtant en tenter l’expérience.
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Deux faits sont à l’origine du monde moderne : le capitalisme et l’industrie.
La surabondance de monnaie et sa concentration en peu de mains, permit à partir du
Comme l’explique fort clairement Huxley, dont tous les ouvrages devraient être davantage lus, la concentration initiale d’argent entraîna la concentration industrielle, l’une venant renforcer l’autre et aboutissant à l’édification de fortunes colossales.
Ces agglomérations d’intérêts capitalisés sont finalement devenues des trusts, qui tiennent entre leurs mains l’âme même de la civilisation mécanique. Les grandes compagnies pétrolifères en sont un exemple typique, déjà un peu connu du grand public, et dont les superbénéfices, c’est-à-dire les profits qui viennent s’ajouter à ce qu’on peut légitimement désigner comme le bénéfice ou rétribution du travail, se chiffrent par de très nombreux milliards annuels, au détriment des consommateurs mondiaux d’essence.
Cette concentration commerciale et industrielle, aux mains de quelques individus détenant les leviers de ces ensembles complexes que sont les sociétés associées, ne pouvait manquer d’alarmer les politiciens, émanation apparente des citoyens des diverses nations.
Les nations ont en effet des intérêts particuliers, qui sont d’ailleurs le plus souvent ceux de certains particuliers. Et si les trusts mondiaux sont en opposition avec ces intérêts-là, la nation, par l’entremise de ses diplomates, intervient avec plus ou moins d’efficacité.
À titre d’exemple, on peut citer les tentatives de pénétration de l’industrie allemande dans le Proche-Orient, avant 1914 et les oppositions que la Grande-Bretagne suscita à l’occasion de la construction du chemin de fer de Bagdad.
Ces interventions diplomatiques n’ont pas toujours de répercussions dans la presse : la censure veille. Mais il suffit d’ouvrir certains dossiers de ministères pour comprendre qu’un incident, le plus banal en apparence, puisse conduire, si un Etat l’estime utile, à une guerre.
Or, précisément, si la centralisation économique internationale a provoqué la centralisation politique interne, à titre de réaction d’un groupe d’intérêts contre un autre, les guerres tendent, elles aussi à être centripètes. Depuis 1914 les conflits sont à l’échelle mondiale, parce que la concentration économique est de plus en plus poussée et que la Terre est partagée en zones d’influences. Celles-ci impartissent aux conflits un caractère aigu. La conséquence de cet état de choses se traduit, lors du retour à la paix, par de profonds bouleversements que la Finance enregistre.
On aboutit à des complications infinies entre les nations, du point de vue monétaire, car les économies ne sont plus harmonisées. La monnaie du pays le plus puissant sert d’étalon aux autres et c’est par les astuces d’une étonnante gymnastique que les monnaies nationales s’apprécient, se dévaluent, s’alignent et se cotent mutuellement. Tels les différents francs coloniaux. Cet artifice permet d’éviter ou de retarder dans certains territoires d’outre-mer, tributaires de l’industrie métropolitaine, une trop forte montée des prix. Mais il est évident qu’une telle réglementation exige, de la part de ceux qui l’appliquent dans le détail, des efforts disproportionnés au résultat obtenu.
Le dirigisme que le monde subit de plus en plus était inévitable et le demeure. Toutefois, un danger supplémentaire est apparu : c’est l’alliance des États avec les trusts. Les intérêts particuliers sont d’abord nationalisés, soit par paliers (France, Angleterre), soit en bloc (U.R.S.S.). Puis les États, du fait qu’ils sont possesseurs des moyens de production, recourent aux trusts internationaux pour obtenir la matière première, et celle-ci leur est livrée dans des conditions qui, parfois, sont imposées par d’autres États puissants. C’est le cas des trusts pétrolifères du Moyen-Orient, que les U.S.A. dirigent en sous-main.
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Faire cet inventaire n’est pas suffisant. Il est bon de comprendre ou de rappeler les grands principes qui gouvernent le monde d’aujourd’hui. Mais il faut encore en tirer quelques conclusions.
Nos réactions sont avant tout celles d’individus. Nous constatons, sans avoir à forcer le tableau, que les États ont, dans leurs préoccupations, infiniment plus le souci de défendre des positions économiques, que de promouvoir des idéaux.
Etant donné que l’homme est plus sensible aux suggestions émotives qu’aux exigences rationnelles, les Etats, dont le principe est de maintenir l’ordre, c’est-à-dire l’ignorance, ont par des moyens divers, appuyé les organismes religieux ou laïcs, chargés d’entretenir les idéaux et d’alimenter les émotions humaines. La Patrie, abstraction habilement greffée sur la réalité antique de la propriété familiale romaine, s’est mêlée aux sentiments, a perduré par l’enseignement, et en l’absence de toute religion, est devenue un culte par ses propres vertus. II convient d’en dénoncer la fausseté et de souligner l’escroquerie qui fit la fortune du mot Patrie, dieu sanguinaire qui mange par millions ses propres enfants.
L’artifice, ou l’abstraction, n’est pas toujours sciemment voulue ni organisée à des fins déterminées. En revanche, il est certain que l’abstraction domine l’ensemble des relations mondiales, à tous les degrés.
Pensons seulement aux statistiques et à ceux qui les interprètent. Les statistiques partent de données exactes ; elles sont une expression chiffrée de phénomènes réels, contrôlables. Et pourtant, leur abstraction vient de ce que, agissant sur les grands nombres, elles ne font apparaître que des lois, masquent forcément les cas particuliers sur lesquelles elles se fondent pourtant et rendent ainsi anonymes chacun d’eux.
Or, s’il est vrai qu’il existe des lois, expression de la généralité, la Vie, elle, est particulière. L’homme vit par et pour lui d’abord ; c’est du moins ce dont il a conscience. Il applique ou subit des lois naturelles, certes, mais il
Le plus grave, c’est que ceux qui gouvernent les hommes le font, non d’après les besoins humains réels, mais d’après des moyennes statistiques. Les mesures prises ne correspondent donc à aucune réalité ; l’adaptation dans la pratique se fait à coups de mécontentements à tous les échelons.
Il est possible que la ration moyenne d’un travailleur soit de
Le dirigisme s’est si bien condamné lui-même, que tous les plans, théoriquement, mathématiquement exacts, s’effondrent au stade de leur réalisation.
Que je sache, la Vie ne se met pas encore en équation ! S’il est vrai qu’il n’y a de science que du général, l’homme demeure un particulier. Pour son malheur, la science, la technique, la mathématique, ont actuellement la préséance et régissent un monde abstrait. C’est, je crois, l’explication de la crise profonde dont pâtit tout le genre humain.
Il est probable que cette tendance va s’accentuer au détriment de l’homme, disons plutôt des hommes, car il ne convient pas d’abstraire l’homme, nous non plus, et d’en faire une notion vidée de tout contenu, puisqu’aussi bien chaque homme à lui seul est un microcosme. Pas plus d’ailleurs qu’il ne convient d’être moralisateur quant à la situation mondiale, à partir de notions abstraites.
La morale théologique, la morale laïque, toutes les morales, en essayant d’engager l’homme, ont abouti spirituellement à la même faillite qu’aboutissent aujourd’hui, sur le plan matériel, les techniques généralisées.
L’homme ne peut guère se sauver que par lui-même, et si l’unité absolue doit un jour être atteinte, elle demeure une hypothèse dont le maniement ne doit pas être laissé entre les mains de dictateurs des âmes, des consciences ou des corps.
C’est en définitive à chacun qu’il appartient de se défendre lui-même.
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