La Presse Anarchiste

Le mirage des majuscules

Burn­ham, dans son ouvrage désor­mais célèbre [[ L’ère des orga­ni­sa­teurs.]], a don­né une ana­lyse très pous­sée du phé­no­mène bol­che­vique. Il le consi­dère comme l’une des formes accen­tuées, avec le fas­cisme et le natio­nal-socia­lisme (le « new-dea­lisme » n’étant qu’une étape inter­mé­diaire) d’une révo­lu­tion que doit fata­le­ment subir le monde moderne. D’après l’Américain, l’erreur de Marx a été de pro­phé­ti­ser que le pro­lé­ta­riat devait suc­cé­der à la bour­geoi­sie, alors que, d’après lui, le pou­voir tom­be­ra iné­luc­ta­ble­ment entre les mains d’une caste nou­velle, celle des mana­gers, des technocrates.

Il paraît néces­saire, et pos­sible aujourd’hui, d’aller plus avant dans l’analyse. En réa­li­té, c’est d’une « tech­no-théo­cra­tie » qu’il s’agit en l’occurrence. La caste des tech­no­crates — pro­fes­sion­nels de la poli­tique, bureau­crate et tech­ni­ciens supé­rieurs — qui mène pro­vi­soi­re­ment les des­ti­nées de l’U.R.S.S., a réus­si empi­ri­que­ment ou consciem­ment à créer une reli­gion. Pour ren­for­cer cette opi­nion qui com­mence à se répandre, il n’est pas inutile de confron­ter les élé­ments qui com­posent le bol­che­visme à ceux d’une reli­gion tra­di­tion­nelle, au catho­li­cisme par exemple, qui est la plus proche de nous dans le temps et dans l’espace.

La clé de voûte de toute reli­gion est le mythe que la Grande Ency­clo­pé­die que j’ai sous la main défi­nit ain­si : « Récit d’événements dont une par­tie seule­ment peut être ration­nelle, mais l’élément prin­ci­pal étant irra­tion­nel, péné­tré de mys­ti­cisme. » Les mys­tères, dans le catho­li­cisme, forment un ensemble très riche, et la grande crise tra­ver­sée actuel­le­ment par l’Eglise doit être attri­buée à la dif­fi­cul­té de plus en plus grande, chez l’homme contem­po­rain, à croire ce qu’il consi­dère comme ration­nel­le­ment impos­sible. Aus­si le manie­ment des mythes, à notre époque, exige-t-il une tech­nique nou­velle. Il ne peut plus être ques­tion d’enseigner qu’un Jupi­ter quel­conque se trans­for­mait en cygne, que Moïse pou­vait mettre la mer à sec ou qu’un homme-dieu était né d’une vierge. Le pro­blème est tout autre : il s’agit, par­tant d’un élé­ment ration­nel, ou du moins qui peut être fon­dé logi­que­ment, d’en opé­rer une telle trans­po­si­tion lyrique qu’il s’entoure d’un aura mys­tique, mobi­lise toutes les puis­sances de foi et de cré­du­li­té qui sont en l’homme, et se place sur le plan du sacré. La Rus­sie contem­po­raine vit sur deux mythes exploi­tés, alter­na­ti­ve­ment, d’abord sui­vant la psy­cho­lo­gie et l’opportunité, et main­te­nant presque spon­ta­né­ment d’après ce qu’on peut juger : la mis­sion his­to­rique du pro­lé­ta­riat et le mes­sia­nisme slave, abou­tis­sant d’ailleurs l’un et l’autre à l’Age d’or que les pro­gres­sistes, depuis Saint-Simon, placent devant nous alors que les réac­tion­naires le situent dans le passé.

Vient ensuite la mytho­lo­gie, pan­théon où se cou­doient les dieux, demi-dieux et héros : les trois per­sonnes de la Tri­ni­té, les anges, les saints pour le catho­li­cisme ; les trois per­sonnes de la Tri­ni­té (Marx, Lénine, Sta­line), les chefs euro­péens du com­mu­nisme, les héros de la guerre et du tra­vail, pour le bol­che­visme. Là encore inter­vient la néces­si­té de, s’aligner sur la psy­cho­lo­gie de l’homme moderne : si Sta­line est décré­té créa­teur du ciel et de la terre, comme le prouvent de nom­breux textes dont deux ont été cités pré­cé­dem­ment, ce n’est que par les « poètes » offi­ciels, il serait impos­sible d’en faire un point de doc­trine. Au ving­tième siècle, le mythe a du plomb dans l’aile, il est obli­gé de se pré­sen­ter avec un masque et d’user de subterfuges.

L’âme des hommes étant prise ain­si, il s’agit de s’adresser ensuite à leur rai­son qui réclame sa part. Nous entrons alors dans le domaine de la doc­trine, qui s’étend à mesure que les facul­tés rai­son­nantes se déve­loppent, comme le prouve l’évolution du catho­li­cisme depuis un siècle, expri­mée par les ency­cliques et les dif­fé­rents cou­rants de démo­cra­tie chré­tienne. Là encore le bol­che­visme offre une satis­fac­tion à un besoin essen­tiel, il apporte les sché­mas du mar­xisme-léni­nisme pré­ten­du­ment enri­chis par Staline.

Nulle reli­gion ne peut durer sans une mino­ri­té qui incarne l’autorité qu’elle pré­tend exer­cer : ici le cler­gé, là le parti.

Enfin, ce cler­gé doit assu­rer sa puis­sance par une tech­nique fai­sant appel à un cer­tain nombre de fac­teurs psy­cho­lo­giques et émo­tifs : le catho­li­cisme a ins­tau­ré la confes­sion dont la contre­par­tie, dans le bol­che­visme, est repré­sen­tée par « l’autocritique » et les mea culpa col­lec­tifs des grands pro­cès ; et les gestes litur­giques, tout le céré­mo­nial cultuel, y sont rem­pla­cés par la magie que nous connais­sons bien des emblèmes, sym­boles, insignes, déco­ra­tions, réunions de masse dont la tech­nique a été scru­pu­leu­se­ment mise au point pour éveiller le mys­ti­cisme collectif.

À par­tir de cette ana­lyse, on s’explique fort bien que le com­mu­nisme russe ait lais­sé se pra­ti­quer de nou­veau, ouver­te­ment, le culte ortho­doxe, qui pou­vait cana­li­ser des forces que la nou­velle reli­gion ne par­ve­nait pas à satis­faire ; et que les popes et métro­po­lites acceptent serei­ne­ment cette col­la­bo­ra­tion poli­tique en espé­rant qu’une fusion s’établisse, dans les conciles futurs, entre prêtres et membres émi­nents du par­ti qui auront fait encore un bout de che­min dans la voie de la « mythi­fi­ca­tion » des masses.

On a sou­vent repro­ché aux reli­gions d’avoir presque tou­jours abou­ti, en contra­dic­tion avec le sacri­fice de leurs mar­tyrs, à cou­vrir et à ren­for­cer les exac­tions des castes pos­sé­dantes. De même que le catho­li­cisme a été uti­li­sé par la féo­da­li­té, puis par la bour­geoi­sie réac­tion­naire, il semble désor­mais acquis que l’appareil mythique, doc­tri­nal et magique du bol­che­visme sert la volon­té de puis­sance et de jouis­sance des tech­no­crates, démar­quant les reli­gions clas­siques pour les adap­ter à la men­ta­li­té du Russe contem­po­rain. Nous ver­rons d’ailleurs par la suite que le but n’est atteint que pro­vi­soi­re­ment, et fort incom­plè­te­ment, la néces­si­té de l’alliance avec l’Eglise ortho­doxe le prouve. Mais ce paral­lèle, entre le bol­che­visme et le catho­li­cisme nous per­met d’arriver à cette consta­ta­tion : la pièce maî­tresse du sys­tème de la pseu­do reli­gion, comme de la reli­gion tra­di­tion­nelle, est le mythe. Sup­pri­mons-le, la doc­trine ne se fonde plus sur rien, le par­ti ne se jus­ti­fie plus, les moyens magiques ne sont que déri­sion et clin­quant, les demi-dieux et héros n’ont plus de rai­son d’être, les confes­sions ne s’adressent plus qu’à des juges sans prestige.

Le bol­che­visme nous donne donc la clé du mythe contem­po­rain, beau­coup mieux que ne le fit Sorel : il s’agit de prendre une idée qui peut fort bien ne pas être mau­vaise, et de la péné­trer d’un tel mys­ti­cisme que son conte­nu en soit tota­le­ment trans­for­mé. Les exemples abondent, depuis que la reli­gion a per­du son pou­voir sur une grosse par­tie des masses. Récem­ment, le natio­nal-socia­lisme nous a mon­tré ce qu’on pou­vait faire du concept de race, et nous savons que l’Idée de patrie, en par­tant d’un cer­tain nombre de valeurs créa­trices de vie, en arrive à exal­ter la mort : « Ceux qui pieu­se­ment sont morts pour la patrie… entre les plus beaux noms, leurs noms sont les plus beaux… » a dit un poète qui était pour­tant un homme de gauche et un progressiste.

On peut faire loi une remarque qui situe le carac­tère mythique d’un concept : il y a mythe à par­tir du moment où il se pré­sente avec la majus­cule. C’est qu’alors il est néces­saire d’exalter les hommes, de leur faire oublier l’instinct de conser­va­tion, pour les pré­pa­rer au sacri­fice. La race, la patrie, autant de notions qui pos­sèdent une valeur concrète ; mais la Race, la Patrie, ali­tant de fal­si­fi­ca­tions dont le lyrisme couvre pour une moi­tié des dan­ge­reux échauf­fe­ments de la pen­sée, pour l’autre des inten­tions cachées de machia­vels qui savent très bien ce qu’ils veulent.

Je ne vou­drais pas ter­mi­ner cet article sans indi­quer que j’ai pris le bol­che­visme en exemple parce qu’il se couvre d’alibis révo­lu­tion­naires, qu’il fal­si­fie l’énergie la plus fruste mais aus­si la plus saine, celle dont les classes encore toutes fraîches sont dépo­si­taires, et qu’il détourne la « jeu­nesse du monde » de sa voca­tion créa­trice pour en faire l’instrument d’une volon­té réac­tion­naire. Nous pou­vons en trou­ver un exemple de plus dans les mémoires d’Eisenhower racon­tant que son « ami » Jda­nov cri­ti­qua les Amé­ri­cains de ne pas uti­li­ser les parades mili­taires, qui donnent aux sol­dats le goût de la guerre (ceci après l’effondrement du nazisme). Mais ceux qui jugent dif­fé­rem­ment les Amé­ri­cains, dont l’évolution vers le tota­li­ta­risme n’a pas atteint le même degré, se laissent peut-être duper par une illu­sion. Au nom du Socia­lisme, le bol­che­visme ne recu­le­rait devant aucune igno­mi­nie. Au nom de la Liber­té, les tech­no­crates amé­ri­cains, bien que leur théo­cra­tie soit encore en voie de créa­tion, n’hésiteront pas à manier la bombe ato­mique, dont ils nous affirment qu’ils vont en faire un satel­lite de la terre. Dans les deux camps, les mythes mènent le jeu.

[/​Alain Ser­gent/​]

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